1« L’on a ôté mal à propos le nom de raison à l’amour, et on les a opposés sans un bon fondement, car l’amour et la raison n’est qu’une même chose. C’est une précipitation de pensées qui se portent d’un côté sans bien examiner tout, mais c’est toujours une raison, et on ne peut ni ne doit souhaiter qu’il en soit autrement car nous ne serions que des machines très désagréables » (Pascal, 1947, p. 71). Pour Blaise Pascal, l’amour n’est pas raisonnable, il est la raison, mais dans son usage trop pressé, « précipité » : une raison passionnelle, frénétique, oublie tout un pan, cet autre côté des pensées divergentes, dont les contre-courants complémentaires voire contradictoires auraient pu aider à former (fermer) un tout mieux « examiné ». Cet opuscule de 1669 serait sans doute relu avec beaucoup de précautions par un historien spécialiste, mais ici il est l’objet d’une prédation à son premier degré par l’ethnologue du présent : ce dernier n’est qu’un chasseur-cueilleur assoiffé de phrases et de faits grâce auxquels il donne sens à sa problématique très contemporaine – ici, la question banale du mensonge en amour. Si la raison qui précipite les pensées est de la partie, la fabrique du faux est inscrite dans la définition même de l’amour, dans son originalité en tant qu’aventure de la conscience humaine : sans pensées, pas de mensonge ; ne restent que « les machines très désagréables ».
2L’ethnologue du présent est attentif à l’écho des mots au sein d’un système d’évidences partagées, dont il tente de décrire a minima « l’atmosphère » plausible (Nahoum-Grappe, 2018). Que nous dit le mot « amour », ce terme marqué d’une extrême positivité dans notre culture et dont l’intensité devrait éloigner mensonges et tromperies ?
Aimer ! le soupir comme phrase
3L’amour est une passion qui fait monter en intensité le travail de la raison, cette matrice de démultiplication des pensées organisées en argumentation, qui se déplient et s’expliquent. Il en change la logique froide et synthétique pour mieux convaincre et vaincre grâce à ce « feu » dévorant qui l’anime : l’amour est la raison enflammée, fanatiquement orientée vers un seul objet, trouver les mots, les phrases assez bien formulées pour faire exister le sentiment autour des mots et donc toucher et séduire l’autre et soi-même… Ces phrases intenses, enveloppées de ces silences qui en sont les fanions, et dont les points à la ligne sont mieux qu’un fer glaçant pour pénétrer le cœur humain [1] : c’est la force de la raison en feu qui sait trouver les mots qui font des discours de passion des armes absolues dans le combat amoureux, et au cours de la guerre conjugale [2]. Cette puissance de focale de la raison amoureuse – dirigée vers lui ! elle ! l’aimé.e ! dont la présence physique ou fantasmée aimante nuit et jour toute l’énergie réflexive de l’a(i)mant – est symphonique : elle sait user de tous les registres, comme celui du langage non verbal corporel, de ces signes évasifs qui troublent, de ces regards fixés jusqu’à l’asphyxie, et qui finissent le travail… Le « corps de raison » de la passion sait jouer en artiste de la musique entre les mots. Sa virtuosité situe avec une extrême justesse un silence, une note blanche, qui tout à coup bloque une phrase en plein vol et produit le suspens troublant d’un premier vertige. Comment dire « l’amour » et comment mettre en scène son énonciation/annonciation ? Son enjeu dramatique (être repoussé) décuple le travail de la raison : faut-il hurler son amour sous la lune dans un grand cri tragique, bouleversant de fureur, de rage en larmes à cause d’une telle mise à nu – et l’aimé saisi d’un foudroiement de honte formidable se rend, misérable débiteur… Ou mieux encore, faut-il juste penser tellement fort cet amour, dans un regard lourd de braise, qu’il traverse le fossé du silence et du secret en direction d’un son, dans un râle à peine audible, un souffle brûlant et le « je t’aime »… est presque expiré : la matière même du murmure va porter l’annonce aux oreilles de l’aimé.e…
4La raison amoureuse brillante à cause de son impatience effrayante, de son trou béant d’avidité, sait trouver non seulement les mots, mais aussi user des silences et du jeu des souffles signifiants, de leurs échanges mélodiques : ainsi, le « je t’aime », qui frise le ridicule s’il est mal exprimé, peut donc être hurlé dans une rage démentielle, ou bien à peine audible dans un souffle. Ce choix laisse comme en suspens son statut de réalité : ce qu’on entend très peu reste dans l’espace des choses encore sur le seuil du vrai : il y a un lien entre tonalité basse, faible niveau sonore, et incertitude théorique – a-t-il/elle vraiment prononcé cette phrase ? L’annonciation, sa seule phrase dite trop bas, fondue dans son bruit de vent, dans l’union instantanée de l’amour comme pensée à l’amour comme phrase soupirée, expirée, et qui brûle, implique le rapprochement des corps : le vent de la phrase murmurée touche l’oreille de l’aimé/e plus par sa chaleur, sa caresse de braise, autant que par le son, car le « tout près », le frôlement, est une des grandes utopies de la raison amoureuse : c’est la preuve par le souffle, quand sentir la présence est aussi fort qu’entendre ce qu’il/elle dit… La raison amoureuse sait jouer du signe ténu, de la nuance qui est un abîme, du millimètre de trop, qui change le sens, au risque de frôler le virtuel.
5La parole sans voix de la déclaration d’amour contenue dans un souffle, si difficile à entendre, trop bien entendue, oblige à une attention extrême au moment où elle se dit, il ne faut pas être distrait par une mouche, une toux intempestive juste là, à cet instant… C’est que la vérité de l’aveu ne tient qu’à l’ombre portée de la voix, juste son souffle si fugace, et qui ne dure que le temps d’être énoncée : cette vérité de la parole amoureuse qui ne tient qu’au fil d’un souffle court, tout à coup précipite tout l’univers en direction du présent, puits vertigineux, fine pointe sur laquelle il est impossible de se tenir : « L’instant éclair, le silence le signe évasif, c’est sous cette forme que choisissent de se faire connaître les choses plus importantes de la vie », écrit Vladimir Jankélévitch.
6Toute l’épaisseur sémiologique du mot « amour » contenue dans la matière si abstraite du souffle est si ponctuelle qu’elle frôle l’irréalité vertigineuse des choses inespérées : « Il/Elle m’aime ? ? ? » ; faut-il y « croire » ? Déjà là, le savoir n’est pas assuré : le risque de se tromper, peut-être d’être trompé, s’inscrit. Le verbe « aimer ! » est hautement suspect dans son aveu si chèrement craché, et c’est un pari d’accepter d’y croire. « Aimer ! » son infernale unicité énigmatique à un souffle devant, parfum du possible, haleine chaude, et qui vrille l’autre dans son présent extrême, n’est pas l’objet d’un savoir mais d’une croyance : dès la scène inaugurale de l’annonce, clairement dite dans un face-à-face, hurlée dans les grands vents ou murmurée dans un souffle, l’enjeu de « sa vérité » est au cœur du pari, et concerne les temporalités : « pour toujours » même cette seule nuit, « à jamais », dans un au-delà de toute durée. Déjà dans cette première scène poignante de l’aveu – « Ami j’ai le mal de vous [3] », murmure Iseult qui ne mange plus, ne dort plus sur le bateau… –, scène qu’il ne faut pas déréaliser sous prétexte qu’elle est tellement prégnante culturellement, la « vérité » de l’amour n’est pas du même ordre que les autres vérités pragmatiques de fond que l’on apprend en grandissant – que le feu brûle… que le temps passe, etc. L’historicité de la configuration culturelle que désigne le mot « amour », sous des formes que les sciences sociales doivent contextualiser à chaque fois, ne contredit pas l’hypothèse qu’il soit éprouvé avec violence ici ou mimé avec rouerie là dans un régime de vérité de ce qui se passe : un système d’images et de croyances collectives dessine des formes d’actions et des manières de faire qui traversent les subjectivités sans les transformer en automates, en « machines très désagréables » : ce serait un autre travail que de démontrer la plasticité de situations réelles même dans les champs saturés d’images comme celui de « l’amour » dans notre culture. Pour l’ethnologue du présent, attentif aux paroles des chansons à succès, aux séries télévisées de grande audience, aux romans d’amour dont les tirages sont démesurés, la scène de l’aveu est un topos obligé : déterminante dans l’imagerie dramaturgique collective de la rencontre, elle change le registre de l’action. Elle est ce moment où « dire c’est faire » au sens très technique du livre d’Austin (1970) [4] : une fois prononcée et entendue, la situation bascule dans une nouvelle direction, soit la formation de ce que Goffman (1973) appelait « être avec… » [5], être deux, soit la fuite de l’un des deux partenaires. Mais la menace du faux est inscrite dans la scénographie de l’aveu, qui résonne comme une promesse perçue comme très difficile, voire impossible à tenir, et à laquelle on doit « croire » dans un pari quasi pascalien.
Mentir !
7« Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » Cette célèbre maxime de La Rochefoucauld (1836, p. 160) devrait être recyclée pour le xxie siècle : non seulement entendre parler, mais voir en images l’histoire d’amour et de sexualité est le lot des jeunes générations nées au cours du dernier tiers du xxe siècle avec plusieurs écrans tout au long de leur croissance… : non seulement « en entendre parler » mais l’appréhender visuellement de façon récurrente sont les expériences plausibles à tous les âges de la vie des habitants de la modernité contemporaine… La rencontre amoureuse et sexuelle est l’une des deux grandes injonctions identitaires contemporaines – l’autre étant « l’ambition », deuxième passion humaine dans une trajectoire de vie pour Pascal (voir la note 2), ce désir de réussite sociale que le féminisme historique a imposé au sexe féminin « à égalité ». Dans le premier numéro de la revue Film paru en 1957, une réflexion de Paul Valéry (1960, p. 1583) réfléchit à ce que le cinéma fabrique comme forme d’(ir-)réel :
8« Sur la toile tendue sur le plan toujours pur où ni la vie ni le sang même ne laissent des traces, les évènements les plus complexes se reproduisent autant de fois qu’on veut. Les actions sont hâtées ou sont ralenties. L’ordre des choses peut être inversé, les morts revivent et rient. Tout ce qui fut lumières est extrait du temps ordinaire. Cela devient et redevient au milieu des ténèbres. On voit la précision du réel revêtir tous les attributs du rêve… Mon âme est divisée par ces prestiges… Mon âme s’imprègne de leurs manières, comme on sourit, comment on tue, comment on réfléchit visiblement… » Et comment on rencontre/vit/pense/fait l’amour… Ici aussi les pensées jouent à plein leurs rôles précipités, et la raison est à l’œuvre dans l’emportement d’urgence du désir mimétique : être eux, courir nus sur cette plage, renverser des chevelures dans les vagues ou l’inverse, entendre gémir un souffle rauque trop près de l’oreille, plonger dans les yeux alors de l’autre comme dans le grand centre du monde parfait… Les deux sexes sont à égalité de tension mimétique mais les propositions de morceaux iconiques sont différentes pour chacune des identités sexuées… Une première matrice de distance au réel se situe exactement dans l’écart entre ce qui se passe réellement, peut-être indécis, opaque, en suspens, en amont des mots, et la nécessaire fabrication avec les matériaux iconiques de l’époque, démultipliés sur les écrans sous toutes les variantes possibles dans une même grille de contraintes sémiologiques, ce tissu de paroles et d’images dont toute une culture tapisse d’innombrables fresques les espaces intimes des rêveries d’époque : comment s’inscrivent ces figurations scéniques dans les perceptions collectives et individuelles ? Comment rendre compte du système d’images pluriel aux infinies variantes sans cesse démultipliées qui dessine et organise dans les nuages d’images tournoyant autour de la planète les « manières » de l’amour, la configuration de ses possibles, les balises de ses fatales temporalités ? Le « terrain » ici de l’enquête serait les séries contemporaines françaises familiales, la méthode serait l’observation au long cours, et les hypothèses qui seraient proposées seraient donc à valider par des enquêtes quantitatives ultérieures de spécialistes… Ici, le hasard des chemins de recherche fait que l’auteur a visionné systématiquement [6] pendant quelques années une série télévisée française de grande consommation, Plus belle la vie [7]. Ce qui est intéressant pour l’ethnologue des croyances contemporaines, c’est ce constat que le scénario quotidien d’une telle série ne peut être une œuvre unique d’un créateur pensée sur le long terme, mais une fabrication collective qui s’invente au fur et à mesure que le temps passe sur le modèle « et si maintenant une telle tombait amoureuse d’un tel ? » : les « idées » sont choisies en fonction de l’image que les scénaristes ont de ce qu’attend leur public : « ça ? ça va marcher, coco ». Ce jeu de miroirs avec le temps est de plus en plus répétitif dans sa grammaire car tout ne « marche pas », il y a des recettes, et elles sont instructives pour l’ethnologue des croyances [8]. Ici, ce qui me semble caractéristique, et il faudra une analyse sémiologique rigoureuse des contenus pour valider cette première hypothèse, c’est la centralité du mensonge comme ressort de l’action et du menteur comme personnage central. Tout le monde ment tout le temps et surtout : petits mensonges entre amoureux, gros mensonges du méchant, et personne ne supporte le moindre mensonge perçu comme une infâme trahison. Le personnage du menteur inouï, totalement irréaliste et dont les mensonges sont les tactiques bien surjouées de stratégies ignominieuses, va bien sûr de pair avec des séductions amoureuses totalement cyniques et atrocement cruelles pour le ou la « menti/e/s », et dans ce feuilleton, les méchants sont des deux genres sexuels, avec néanmoins une surreprésentation me semble-t-il du menteur masculin plus souvent mafieux et bandit économique que les femmes… La scène de rencontre amoureuse est récurrente bien sûr avec la scène de l’aveu qui inaugure la formation du couple : être ensemble depuis le collège, dans la rue, à tous les âges, avec l’emménagement prévisible pour les jeunes adultes. Si on met de côté la rouerie diabolique du méchant toujours menteur ahurissant, reste le classique lien entre amour et tromperie : l’adultère et toutes ses figures. Il n’est pas question ici d’entrer dans les typologies possibles des cas de figure, mais plutôt de livrer l’hypothèse globale, plus générale, sur un paradigme culturel d’époque dont la banalité masque le tragique : le temps tue la passion première, c’est comme une loi, seule une sexualité torride permanente comme au premier jour constitue la preuve de l’amour, ce que Plus belle la vie met en images. Cette loi est entendue dans des poèmes, des chansons, des ouvrages : l’amour « toujours » et « à jamais » ne peut être qu’un mensonge, un leurre. Même si dans le réel bien des couples s’aiment de plus en plus avec le temps, l’idée que l’amour s’éteint dans la durée est une atroce et terrible banalité que les amoureux du premier jour sentent planer au-dessus de leurs têtes : la croyance en l’amour est d’emblée entachée par la promesse de sa fin inéluctable, logée dans le bonheur même de l’idée de la vie « ensemble » et de sa durée. C’est en arrivant à bon port que l’on programme le naufrage…
9Commence la solution du mensonge amoureux, mis en place pour ne pas avoir à choisir, pour « ne pas faire souffrir l’autre », etc., et dévoilé au bout d’un moment dans les cycles infernaux des crises, où la phrase « tu m’as pris.e pour un.e c… n.ne » est systématique tant dans le feuilleton français que dans les scènes de couples bruyantes, le menteur est vu comme un traître absolu lorsqu’il est dévoilé et son mensonge une humiliation infernale… Ici les exemples fourmillent, les poncifs aussi qui voudraient que les femmes soient davantage victimes que les hommes dans une situation où très souvent encore ce sont eux qui sont dominants socialement et économiquement, donc qui ont le plus de choix et donc qui trompent le plus souvent. Cette vérité statistique doit être posée politiquement dans une élucidation des modes dominants d’aliénation d’autrui dominé dans le champ de l’amour comme bien sûr de la sexualité. Mais ce n’est pas ici le propos : le mensonge sur la « tromperie » amoureuse a un statut dramaturgique très particulier : c’est sans doute l’exemple le plus extrême de la distance entre être la victime, être « trompé », et les mensonges de l’Autre trompant, sont perçus comme des blessures irréparables et extrêmement douloureuses, alors qu’être du côté du menteu.r.se n’est pas posé comme aussi grave éthiquement, on ment par force, par charité, par confort, et aussi à cause de cette étrange fatigue à tout dire, qui répugne à l’idée de « faire des histoires ». Le menteur n’est jamais aussi mécontent de lui que le « menti » est malheureux et souffre… et les rires des histoires de « cocufiages » viennent futiliser le tragique du chagrin du/de la cocufié.e… Tout cela se retrouve dans Plus belle la vie : quand le menteur n’est plus cru, il est cuit, mais en amont il/elle allait plutôt bien… Donc le mensonge est la transgression où il y a le plus de distance en termes de sentiment de gravité entre l’infliger à autrui (pas si grave, presque normal) et l’avoir subie à son insu pendant un temps n (cataclysme brisant le réel de la vie) : son dévoilement imprévu, un beau jour, en découvre la portée immense, cruelle, catastrophique. Pourquoi cette dissymétrie ?
10Le risque du faux, présent au cœur même de la première promesse, devient tactique obligée dans la tromperie qui est censée advenir quasi inéluctablement : hommes et femmes seraient égaux là dans une autre société où les problèmes de hiérarchie économiques et de prestige, seraient résolus. Égaux dans la souffrance infligée ou éprouvée lorsque le mensonge est dévoilé. Le mensonge dévoilé éclaire le monde commun d’un passé proche d’une lumière atroce : tout était faux, de cette caresse de cette parole si quotidienne… Le menteur reste lui-même au centre d’un réel stable qu’il domine : le ou la « menti.e » (on a besoin de ce néologisme) voit s’écrouler son horizon habituel dans une nouvelle version où il/elle ne savait pas qu’elle occupait la place du mort… Découvrir le mensonge de l’autre, c’est voir le sol sous les pas disparaître et rester pendu grimaçant, se tordant dans le vide, affublé d’affreuses cornes sur la tête… c’est habiter un lieu désaffecté depuis longtemps où errent sous les ronces des rats aux yeux rouges alors qu’on croyait habiter le cercle chaud de la vie à deux. Le menteur-trompeur est dans un monde consistant et constant, bien ancré sous ses pieds… Le « menti », la « mentie », vit une bascule ontologique majeure, celle d’être projeté brutalement dans un monde autre, où tout ce qui était là avant, sa propre place si évidente, tellement normale, était en réalité depuis longtemps un leurre… La vie quotidienne si bêtement usuelle, tout cela n’était qu’une farce cruelle, la grimace d’un masque de fer au rire de métal, un carnaval de l’ailleurs qu’il fallait fuir bien avant, dès le début ! Mais le/la « menti.e » ne se doutait de rien ! Le/la crétin.e ! Ah ! Ah ! Tout était faux. Et de façon irrémédiable. Surtout le plus doux, le plus banal, comme prendre un bon café, ouvrir la fenêtre, cela aussi c’était la grimace du faux mortel ! En effet, pendant la période du mensonge charitable, pressé, distrait, de la tromperie avertie, experte, excitante, non seulement le héros-trompeur, l’héroïne-trompeuse, s’enivrent de l’amour passion clandestin, mais en plus ils/elles tiennent les ficelles du monde vrai ! Le mensonge amoureux est un rapt violent de l’espace partagé, commun, de la vérité des choses, cette force du monde autour du corps, ce sol sous les pieds : il en exclut le/la menti.e, jeté cul par-dessus tête dans le vide du faux, sans qu’il/elle ne s’en doute – juste ce malaise parfois, sourde vague floue, chemin inaudible du vrai qu’il fallait écouter à temps ! Il/elle ne savait pas quel froid mortel, dangereux, hideux dérobait le sol sous les pieds, quel mime de carnaval, ses lumières de fête, fête atroce uniquement pour lui/elle, le/la menti.e : c’est le mensonge, si simple, si gentil, enivrant de facilité qui est le chemin du cauchemar, le ciment et l’emblème du grand coup porté dans le dos… Et tout ce qui a été vécu alors avant, vécu avec soi, contre soi, un soi bêtement confiant.e, bêtement souriant.e (« oui oui ! d’accord ! à ce soir ! bon travail ! »), un soi roulé dans une farine hérissée de limaille, ronces, épines, et qui déchirent cette crédulité trop nulle devient le mensonge lui-même, son corps meurtrier du vrai, rétrospectivement projeté dans le réel de la vie d’avant pour la muer en couverture salie, en peau de souillure infâme collée sur soi, un passé gluant de traîtrise et obligé d’être sans cesse et à nouveau avalé… Et cela, ce quelque chose qui tue et qui pue, cela, la vérité du monde nouveau et sanglant que le mensonge a créé, cela devient alors le « viatique pour l’éternité [9] » de la mémoire trompée. Et le/la menteu.r.se s’étonne devant tant de pleurs, de douleur… Ben quoi ? C’était l’amour, la liberté… Il/elle avait les deux vies ensemble, il/elle pleure parfois celle qu’il perd.
11Le mensonge en amour est donc encore à découvrir culturellement : sa description correcte, phénoménologique, devrait conduire à contredire les rieurs, à mieux comprendre le fossé qui sépare le/la trompeu.r.se de l’autre, le/la menti.e : elle/lui reste campé.e dans un réel stable dont il/elle domine la vérité grâce à son mensonge, et en face, il s’agit d’une souffrance très particulière, holistique et ontologique, retournée vers un passé hors d’atteinte, impossible à défaire, à refaire, et pendant lequel le monde entier, même l’immensité de l’horizon, même la lueur de la nacre, mentaient aussi… Déconstruire le stigmate déréalisant cette souffrance spécifique, et qui la défigure, est urgent.
Notes
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[1]
« Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d’un homme de façon aussi glaçante qu’un point placé au bon endroit » (cité par Sophie Benech, traductrice, dans Babel, 2011, p. 20).
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[2]
Titre du très joli livre d’Irène Pennacchioni (La Guerre conjugale, Paris, éditions Mazarine, 1986).
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[3]
Tristan et Iseult, version de Beroul (mise en écrit au xiie et xiiie siècles).
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[4]
Les nombreuses interprétations à la suite d’Austin de la « performativité » des actes de langages ont eu tendance à en faire oublier le sens très concret et quasi technique d’origine : l’énoncé d’une phrase sous certaines conditions produit un changement sociologique précis et significatif de la situation en cours.
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[5]
« Être avec » change radicalement la présentation de soi dans l’espace public ; la solitude, « être sans », est un stigmate…
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[6]
Dans le cadre d’un travail sur manière de boire et différence des sexes et les rapports sociaux de sexes ont été aussi systématiquement observés.
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[7]
Bientôt 4 000 épisodes depuis le 30 août 2004 ; série française diffusée quotidiennement vers 20 h, ayant un coefficient indice d’écoute (entre 4 et presque 6 millions d’auditeurs)/coût de production (investissement minimal) optimal, créée sur une idée d’Hubert Besson. Elle est censée décrire la vie quotidienne. Chaque année, le feuilleton rapporte 43 millions d’euros à France 3. Plus belle la vie représente 17 % des recettes publicitaires de la chaîne…
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[8]
Les travaux sur Plus belle la vie ne sont pas encore très nombreux. Voir par exemple Le Naour, 2013.
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[9]
Je détourne la phrase de Vladimir Jankélévitch (gravée sur la plaque posée sur le mur de son domicile parisien) sur « ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été », qui est un « viatique pour l’éternité ».