CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« L’amour, c’est de donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas »
(Lacan)

Le sérieux du malentendu

1Le malentendu est un conflit d’interprétation ou un décalage de compréhension. Chacun suit sincèrement sa ligne propre, qui n’est pas celle de l’autre. Les significations de l’une ou l’autre des parties sont à leur insu en porte à faux. Elles bâtissent en toute bonne foi un accord provisoire ou une ligne de conduite sur le fond d’une radicale ignorance de leurs intentions mutuelles. L’écart de signification peut passer inaperçu, et l’interaction se poursuivre sans dommage, chacun prêtant à l’autre ce qu’il imagine de ses intentions. Dans Mon cœur mis à nu, Baudelaire donne une réflexion définitive sur le malentendu : « Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait on ne pourrait jamais s’accorder ». Fernando Pessoa lui réplique quelques dizaines d’années plus tard avec son style propre : « C’est par le jeu des petits malentendus avec le réel que nous construisons nos croyances, nos espoirs – et nous vivons de croûtes de pain baptisées gâteaux, comme font les enfants pauvres qui jouent à être heureux » (Pessoa, 1988, p. 39). Le bien-entendu est sans doute aussi un malentendu à un autre niveau, mais il satisfait en apparence aux attentes communes. Pourtant, on peut poser en principe anthropologique l’irréductibilité d’une culture à l’autre ou d’un individu à l’autre. Comprendre l’autre, c’est toujours de quelque manière le traduire. L’échange n’est jamais la transparence des consciences.

2Toute interaction est sur le fil du rasoir dans la mesure où la communication n’est jamais le décalque des consciences, mais un échange de significations soumis à l’interprétation mutuelle des protagonistes et donc au risque du malentendu. Le monde est toujours le fait de l’interprétation d’un acteur puisant dans la boîte à outils de ses références sociales et culturelles selon les circonstances. Les significations plus ou moins partagées au sein d’un groupe délimitent un univers de comportements connus, elles classent les objets en catégories compréhensibles pour ceux qui connaissent les codes. Même si toute signification est affaire d’un contexte précis, chaque individu acquiert dans l’enfance la faculté de passer du général au particulier pour attribuer une signification à un fait. Jusqu’à un certain point, il est apte à s’identifier à l’autre pour essayer de comprendre ses attitudes, même s’il se trompe parfois. Il puise les motifs de ses actes à l’intérieur de son groupe de référence, celui auquel il est affectivement attaché et qui nourrit son regard sur le réel. En élaborant la signification de sa conduite l’individu est aussi élaboré par elle. En interprétant la situation, ou en la définissant, pour reprendre la formule de W. Thomas, l’individu en pèse les implications et agit en conséquence, de même que les autres à son entour. Pour le meilleur ou pour le pire, le lien social découle de ce processus permanent de traduction mutuelle, avec toutes les équivoques possibles. S’il n’y a pas de soi sans l’autre, l’autre n’est pas soi. Certains malentendus demeurent sans doute ignorés de leurs protagonistes toute leur vie, d’autres alimentent le conflit, mais certains sont propices aux rires.

Le malentendu à la source du burlesque

3L’ampleur d’un quiproquo dépend seulement de la suite de l’interaction ou des conséquences des décisions prises, qu’il soit inaperçu, favorable ou désastreux pour l’une ou l’autre des parties. Mais il arrive que le décalage soit plutôt motif à rire. L’émergence du burlesque dans la vie quotidienne ou dans le cinéma est l’irruption d’un malentendu aux conséquences hilarantes pour les spectateurs, moins sans doute pour les victimes. Délibéré ou inattendu, il naît du décalage entre une intention, une évidence de comportement et son résultat du fait de la résistance du réel, d’une distraction ou d’une incompréhension entre les interlocuteurs en présence. Intempestif, déconcertant, il interrompt brutalement l’écoulement des gestes de la vie courante. L’enchevêtrement des multiples logiques d’action de la civilité ordinaire est mis à mal, le monde est soudain exposé à un dérèglement inattendu qui suspend tous les gestes et provoque le rire face à l’embarras de la victime ou des protagonistes du malentendu. Le gag n’est pas antisocial, mais asocial ; il méconnaît un instant les codes de civilité, mais généralement sans trop de dommage pour les victimes qui sont parfois les premières à en rire. S’agissant du cinéma burlesque, dit G. Balandier (1980, p. 89), les acteurs des comédies sont les héritiers des bouffons populaires, avec une audience infiniment plus étendue et durable à travers le temps. Dans ce contexte, aucune autorité n’est épargnée. Mais aucune n’est délibérément visée dans un geste politique, le monde se retrouve cul par-dessus tête mais par inadvertance, par enchaînement d’incompréhensions. Ainsi, au début de City lights (1931) Charlot s’est endormi dans les bras d’une statue enveloppée d’un drap. Quand les dignitaires ôtent la bâche, ils découvrent avec stupeur le vagabond qui se réveille. Nullement incommodé par la situation, Charlot fait tranquillement bonne figure en bâillant, en s’étirant, en rajustant son pantalon, en prenant son temps sous les yeux sidérés des notables et de la foule. Dans The Goat (L’Insaisissable, 1921), Buster Keaton poursuivi par des policiers trouve un abri sous la bâche d’une statue équestre. Mais elle est découverte pour son inauguration, dévoilant Keaton qui la chevauche. Sous son poids, elle s’affaisse doucement comme si elle se dégonflait. Malgré ses efforts pour rester en selle, il doit à nouveau s’enfuir sous les yeux éberlués de la foule. Toutes les formes du pouvoir sont ridiculisées : les policiers, les militaires, les grands bourgeois ventrus, les dames patronnesses, etc. D’innombrables mondanités sont brisées plus ou moins délibérément. Les soirées huppées se muent rapidement en incroyable chaos.

4Qu’il s’agisse du cinéma burlesque ou de l’irruption inattendue d’un gag dans la vie courante, une telle situation implique le retour ironique du corps qui tend à s’effacer dans les ritualités quotidiennes (Le Breton, 2017 ; 2018). Il surgit inopinément d’une maladresse, d’un malentendu : renverser un plat sur un convive, se verser un verre de vinaigre au lieu d’un verre de vin et commencer à le boire, trébucher sur une peau de banane, se heurter à un poteau en téléphonant, avoir de la mousse sur le nez après avoir bu un verre de bière, etc. Dans le cinéma burlesque, l’irruption du corps se traduit notamment par des poursuites sans fin, des batailles de tartes à la crème, etc. dans une sorte de jubilation de se sentir à nouveau dans l’univers sans souci de l’enfance où tous les délires sont possibles sans conséquence. La dépréciation est essentielle au burlesque avec ses chutes, ses courses-poursuites, ses quiproquos, ses inversions. Délibéré ou né des circonstances, il opère une transgression radicale de l’ordinaire des relations sociales, il est « rabaissement » des personnes touchées, il provoque ce qui ne se fait jamais et déroge ainsi aux bonnes manières. Par procuration, le spectateur jouit de la violation de la règle, mais sans dommage pour lui, sans crainte de représailles. En ce sens, le gag est une situation qui répond bien aux analyses traditionnelles de l’apparition du rire quand il est lié à l’humour : la dégradation et la surprise. La déconstruction inopinée des rites de la vie commune engendre le plus souvent un comique de situation, il ouvre une dimension ludique au sein du lien social, mais parfois il est source de conflits. Dans un restaurant, un client fait un geste brusque et bouscule le plateau du serveur qui s’approchait de la table. La sauce de l’une des assiettes se répand sur son costume, suscitant l’hilarité des autres convives. Le client peut prendre la situation avec humour et se reprocher sa maladresse, il sauve la face auprès de tous, mais c’est peut-être un mauvais coucheur qui prend mal l’incident et insulte le serveur, forcément en position de faiblesse au regard de l’autorité incarnée par un client. La scène burlesque s’est muée ainsi en scène conflictuelle. Plus personne n’a envie de rire, ou alors du client irascible qui se couvre à son insu de ridicule (Le Breton, 2018).

5Le comique de situation propre au burlesque est ambivalent. P. Kral rappelle qu’il voyait dans son enfance les films burlesques américains dans un mélange de rire et de peur. « Certains gags […] nous angoissaient comme des scènes de cauchemar, il se pourrait du reste que l’enfant que nous étions ait vu plus juste que les adultes. Tout comique ne cache-t-il pas un fond de terreur et d’angoisse, dont il n’est qu’une conjuration rituelle, et vaine, parmi d’autres » (Kral, 1984, p. 24). Sans le code de lecture des images qui dissipe pour les initiés les malentendus de leur interprétation, il est facile de voir dans les scènes présentées des violences physiques ou morales, des harcèlements, une cruauté imprévisible et sans fin. Un souffle sépare la convention cinématographique de la violence pure. La succession rapide des événements invraisemblables repose sur des hommes ou des femmes dont les uns respectent les rites d’interaction dans une reconnaissance mutuelle tandis que d’autres les négligent ou imposent leur désir propre au détriment des autres.

L’humour à l’épreuve de l’Autre

6Le rire naît parfois de l’incompréhension d’une différence culturelle ou de l’assignation de l’autre à une position subalterne. Le malentendu est alors plutôt un refus d’entendre l’altérité, une volonté de la maintenir dans les conventions de pensée à son égard. Ainsi par exemple dans une situation tragique quand il s’agit de savoir si les populations amérindiennes relèvent bien de l’humanité. Lors de la Renaissance, certains théologiens leur récusent la possibilité du rire, reprenant par là une proposition d’Aristote qui considérait que seuls les hommes en possédaient l’aptitude, à la différence des animaux. « Pour les Européens, ces sauvages ne rient pas ; ils grimacent ; ils grognent, ils piaillent, ils caquettent comme l’attestent les expressions relatives à leur stupéfiante vocalité qui émaillent leurs portraits et qui contribuent à les rapprocher des animaux, et parmi ceux-ci, au plus humain d’entre eux : le singe » (Lanni, 2007, p. 51). En 1550, lors de la controverse de Valladolid, qui oppose le dominicain Bartolomé de Las Casas à Ginés de Sepulveda, il est fait appel à des bouffons pour vérifier précisément le degré d’humanité des Indiens en mesurant leur capacité à rire. Malgré leur épuisement, les mauvais traitements, leur difficulté à comprendre les débats dont ils sont les enjeux, ils rient.

7Au même moment, Jean de Léry a l’occasion de connaître de l’intérieur le rire des Indiens Tupinamba dans les circonstances d’un malentendu que l’on pourrait qualifier de savoureux, même si lui-même n’a guère envie de se réjouir. Le jeune protestant visite une tribu en compagnie de son truchement (médiateur entre les Indiens et les Blancs, familier des deux langues). Les deux hommes arrivent dans un village en pleine festivité. Le prisonnier d’un autre groupe a été dûment sacrifié et cuisiné, sa chair divisée entre les membres de la tribu qui s’en régalent. Terrifié, craignant pour sa propre vie, Jean de Léry demande à se retirer dans une case en prétextant le désir de se reposer. Son truchement ravi de l’aubaine court prendre part au festin. Sur ses gardes tant il craint de partager le sort du prisonnier, incommodé par le bruit ambiant des réjouissances, Jean de Léry vit une nuit de terreur. Un Indien entre dans sa case et lui tend en offrande le pied coupé du prisonnier. Convaincu d’une provocation et d’une ultime humiliation avant sa mise à mort pour être mangé à son tour, il dissimule mal son effroi, mais l’homme se retire. En colère contre le truchement qui a disparu en le livrant au village, toute fuite impossible dans la forêt vierge, il s’attend d’un moment à un autre à être exécuté et passe la nuit à trembler. Au matin, une poignée de Tupinamba vient le voir et s’étonne de sa pâleur. Le truchement comprend le malentendu, et « quand il eut tout raconté aux sauvages, qui, en réalité, s’étaient réjouis de ma venue et, qui, pour me caresser, n’avaient bougé d’auprès de moi toute la nuit, ceux-ci me dirent qu’ils s’étaient aussi un peu aperçus que j’avais eu peur d’eux et ils en étaient bien marris. Ma consolation fut une risée qu’ils firent (car ils sont de grands gausseurs) de ce que sans y penser, ils me l’avaient baillée si belle » (de Léry, 1980, p. 210).

8De manière plus contemporaine, dans une série d’ouvrages, Nigel Barley raconte avec humour ses déboires d’anthropologue chez les Dowayo du Nord Cameroun. D’innombrables malentendus cocasses scandent son séjour. Lors d’une cérémonie funéraire, les hommes s’affairent d’un côté de l’enclos et les femmes de l’autre, regroupées, silencieuses, le regard vide, elles n’ont pas le droit de parler ou de bouger. Ignorant les conventions du rituel, N. Barley entreprend d’aller les saluer. « Les hommes virent dans mon geste une bonne farce, ils pouffaient encore de rire en enveloppant le cadavre » (1992, p. 183). Barley entre à maintes reprises dans les échanges sociaux comme un chien dans un jeu de quilles. Longtemps, sa méconnaissance de la langue l’amène à des écarts de ton qui modifient radicalement le sens de ses propos, les mots prononcés devenant à son insu incongrus ou obscènes. « En lançant à des Dowayo : “Le ciel est-il clair pour vous, Con ?”, je les déconcertais et les amusais tout à la fois » (p. 85). Un jour, malgré les difficultés, il réussit par miracle à se procurer de la viande. Il se réjouit du festin à venir et en prépare amoureusement la cuisson. Quand, inopinément, le chef vient le chercher pour lui présenter enfin le faiseur de pluie qu’il souhaite rencontrer depuis longtemps. Barley n’a d’autre choix que de le suivre et de laisser, non sans inquiétude, la viande sous la surveillance distraite de son assistant. Tiraillé entre ses nécessités de chercheur et son appétit grandissant, il bavarde un moment avec les deux hommes en essayant de faire bonne figure. Obsédé à l’idée que son repas est en train de brûler et à la recherche d’un prétexte plausible pour s’esquiver, il croit dire : « Pardonnez-moi, j’ai de la viande sur le feu », mais sa mauvaise prononciation fait entendre à ses hôtes déconcertés : « Pardonnez-moi. Je baise avec le forgeron » (p. 86). Un jour, on lui demande s’il veut boire de la bière de mil ; curieux, il s’empresse de donner son accord mais à cause d’un défaut d’accent, il répond à ses hôtes étonnés : « La bière est labourée ». « Il a voulu dire oui », s’empresse de traduire son assistant un peu lassé de le corriger en permanence. Jamais les Dowayo n’ont vu de Blanc accepter de boire leur bière. Ils s’emparent d’une calebasse, et par égard pour Barley, pour lui faire davantage honneur, ils entendent la nettoyer en confiant la tâche à un chien. « Celui-ci était particulièrement repoussant. Il n’avait que la peau et les os, des blessures ouvertes aux oreilles, noires de mouches, de grosses tiques sur le ventre. Il nettoya l’intérieur du récipient avec ardeur. Après quoi on me présenta la calebasse remplie de bière » (Barley, 1992, p. 96). Les Dawayo qui l’entourent le regardent d’un air enjoué. Impossible de se dérober, il boit la calebasse tout entière à la satisfaction des hommes qui l’entourent.

Le rire sur le fil du rasoir

9Dans nos sociétés désormais, les humoristes sont traqués par le politiquement correct et cernés par le risque d’un malentendu nuisible à leur carrière. Leur humour est sur le fil d’un rasoir, particulièrement s’il s’agit par exemple de tourner un raciste en dérision. Le rieur peut fort bien se reconnaître dans la moquerie mais ignorer la pointe critique que croyait susciter l’humoriste. Il rit de s’entendre par la bouche d’un autre. Il y voit même une connivence. Seule une partie du public goûte la subtilité du sous-texte de la critique. Le jeu avec des stéréotypes qui se déclinent sur plusieurs dimensions est redoutable si certains en restent à un premier niveau : un raciste y verra une ironie mordante venant confirmer ses préjugés, là où d’autres seront sensibles à la subtilité de la critique. Le clin d’œil n’est pas perçu par tous. Coluche ou Guy Bedos, par exemple, ont été quelquefois en butte à ce type de malentendus chez des gens qui prenaient leurs sketchs au pied de la lettre. Fellag fut accusé par certains de dénigrer son pays. « Je crois que ce sont ceux qui me traitent de raciste envers mon propre peuple qui sont racistes. C’est comme s’ils déniaient à mon peuple, qu’ils considèrent consciemment ou inconsciemment comme inférieur, le droit d’avoir un regard critique sur lui-même […] Rire là où ça fait mal. C’est ma façon de combattre les maux qui rongent mon pays : la pénurie, la censure, les tabous, l’intolérance, le machisme, la haine de l’amour, le fatalisme… » (1999, p. 180). L’humour n’est pas toujours aisé à entendre.

10Dans nos sociétés le politiquement correct ne cesse de s’étendre et le sens de l’humour de diminuer d’autant. Certains humoristes ont été attaqués en justice, à l’image par exemple de Patrick Timsit, provocateur, qui revendique d’« être toujours à la limite ». Il ne craint pas de se moquer de Mimie Mathy, Michel Petrucciani, d’attaquer de front par le rire Dieudonné, ou de prendre la Shoah, l’islam, le judaïsme, les Roms, le mariage gay comme motifs de ses blagues. Dans un spectacle intitulé On peut rire de tout, il énumère avec humour les sujets tabous pour tout humoriste en provoquant l’hilarité de son public. Dans un autre, il prend acte de l’évolution du rire dans nos sociétés : « Il faut s’excuser de tout ». Dans l’un de ses sketchs, il se moque gentiment des enfants trisomiques, mais une association l’accuse de stigmatisation et porte l’affaire devant les tribunaux. Des plaisanteries bien banales il y a quelques années, fondées sur des stéréotypes reconnus comme tels par tous, sont désormais sources de terribles malentendus. Sur le plateau du Tonight Show le président Obama, croyant faire un bon mot, compare son talent au bowling à celui des athlètes paralympiques et suscite une vive polémique aux États-Unis.

11Ce qui fait rire les uns laisse les autres de marbre. La blague est mal entendue, n’est pas comprise. Au mieux, elle laisse apparaître un sourire. Maintes situations comiques ou mots d’esprit évoqués par Bergson ou d’autres auteurs de l’avant-guerre par exemple étonnent aujourd’hui à leur lecture, suscitant plutôt l’indifférence. Ceux de l’Antiquité pointés par des auteurs comme Cicéron ou Quintilien, ou réunis dans le Philogelos ou, plus tard, cités dans le traité de Castiglione, nous paraissent bien ternes. Chaque époque engendre un risible différent. D’une époque et d’une culture à l’autre, les codes changent, le contenu des histoires et leurs cibles. Après un colloque sur les formes culturelles de l’humour où différents chercheurs se succèdent pour témoigner de celles qu’ils connaissent bien sur leur terrain de recherche, Geneviève Calame-Griaule dit son étonnement et rappelle que « s’il est arrivé que l’auditoire réagisse en riant à certains exemples accessibles, il est aussi resté de marbre en écoutant, par exemple, les histoires qui font rire les Manouches, ou les plaisanteries sexuelles subtiles des femmes kinnin du Tchad, ou encore les blagues des musiciens professionnels français ou américains, le propos des auteurs étant justement de prouver que si le rire est universel, il est loin d’être déclenché par les mêmes causes » (in Daphy et Rey-Hulman, 1998, p. 12). Les histoires de cocus, si communes il y a encore quelques années, tombent aujourd’hui en désuétude du fait de la liberté des mœurs, de la précarité des mariages et de l’aisance de la recomposition des couples. Même du temps de leur succès, qui impliquait la stabilité conjugale, elles ne suscitaient pas la même hilarité partout. Pour les Américains, le cocu était victime d’un abus de confiance et suscitait plutôt la pitié. De manière générale dans le monde anglo-saxon, le puritanisme n’était guère propice à ce genre de divulgation ou de réjouissance. Les mêmes histoires choquaient les Espagnols ou les Portugais. Elles étaient inaudibles pour les populations musulmanes du Maghreb où le mari trompé était atteint dans son honneur. Et parfois, comme dans certains pays où la charia est de rigueur, la femme adultère était lapidée. En Chine, elle était également condamnée à mort.

12En 2002, Ridere per vivere, une association italienne de clowns accoutumée à intervenir dans les hôpitaux, organise une mission humanitaire de quarante-cinq jours à Kaboul. La délégation comprend des clowns venus de différentes parties du monde dans le souci d’apporter des moments de détente à une population ravagée par la guerre. Mais lorsque le leader du groupe réalise ses numéros dans la rue, il se trouve face à un public composé uniquement d’hommes rendus curieux mais ne comprenant rien à ce qui se passait devant eux. Ils ne pensaient pas du tout assister à une scène comique. Le leader du groupe eut alors l’idée d’interroger les Afghans sur les humoristes connus. Dès lors, avant d’entamer ses performances, il criait le nom d’un comique afghan fameux, donnant ainsi le contexte de la scène. Francesca De Maria se souvient d’un clown qui tentait en vain de consoler une enfant sérieusement malade dans les bras de sa mère. « Que peut penser une femme afghane en voyant une femme occidentale déguisée de manière absurde avec un nez rouge, qui parle à sa fille souffrante dans une langue qu’elle ne connaît pas ? » (2005, p. 30).

La face tragique de l’humour

13Parfois, une plaisanterie bien innocente s’enfle démesurément pour détruire son auteur (Le Breton, 2018). Dans La Plaisanterie de Milan Kundera (1985), Ludvik est amoureux d’une jeune communiste, Markata, qui accepte avec enthousiasme un stage de formation du Parti pour mieux comprendre et appliquer les stratégies du mouvement dans la Tchécoslovaquie de l’époque. Elle sera absente pendant deux semaines, au grand dam de Ludvik qui avait d’autres projets en tête à son propos. Elle lui écrit, mais loin de se languir de son absence, comme il l’espérait, elle lui dit son bonheur de suivre les enseignements du Parti. Frustré, dépité, il lui envoie une carte postale sur laquelle il écrit : « L’optimisme est l’opium du genre humain ! L’esprit sain pue la connerie. Vive Trotski ! Ludvik ». Le jeune homme croit manier un humour sans conséquence en faisant confiance à son amie, mais Markata donne la carte aux autorités du Parti qui manquent tout autant qu’elle du sens de l’humour. Aussitôt convoqué pour s’expliquer, il argue en vain avoir seulement voulu plaisanter : il ne connaît aucun trotskiste, il affirme être un communiste convaincu. Mais les autorités du Parti ne l’entendent pas de cette oreille. Ils prennent la plaisanterie au pied de la lettre. Son sursis militaire est révoqué, il doit interrompre définitivement ses études et est envoyé dans la caserne d’une ville minière pour effectuer son service militaire. Sa vie bascule.

14Parfois, le politiquement correct de nos sociétés contemporaines et l’absence de sens de l’humour de ceux qui entendent une blague se conjuguent pour dénoncer l’auteur d’un bon mot. Philip Roth en donne une formulation exemplaire dans La Tache (2002). Coleman Silk, ancien doyen de l’université d’Athena, a repris son enseignement. Un jour où il fait l’appel des présents, il s’aperçoit que deux étudiants n’ont jamais mis les pieds dans ses cours. Sans y penser, il a ce commentaire ironique : « Est-ce que quelqu’un connaît ces gens ? Existent-ils vraiment ou sont-ils des fantômes ? (spooks) ». Ce même jour, il est convoqué au bureau du nouveau doyen qui l’accuse de racisme. Les deux absents sont afro-américains, et le mot spooks, qui traduit en anglais les fantômes, désigne péjorativement les Noirs dans un argot bien démodé. Sidéré, Coleman rappelle qu’il ignorait la couleur des deux étudiants, et que, s’il l’avait su et souhaité être humiliant à leur propos, il aurait utilisé d’autres termes. Mais la machine est en marche. Dénoncé comme raciste par son université craignant de donner l’impression de protéger un homme si peu recommandable, il est contraint à la démission.

15D’autres malentendus tragiques rappellent aussi combien l’humour est culturellement délimité. Mal entendu, il engendre le meurtre. Que le rire ne soit pas universel dans les motifs qui le provoquent s’est illustré notamment dans les manifestations qui ont mené nombre de musulmans dans les rues, même s’ils n’avaient jamais vu ces images, après la publication en septembre 2005, dans un journal danois, de douze dessins humoristiques autour du Prophète. Dessins immédiatement décrits comme caricatures alors qu’ils visaient à dénoncer par le rire la perversion de la parole du Prophète par des intégristes qui ont su réagir avec la virulence que l’on sait, entraînant plusieurs dizaines de morts en différents pays, des destructions d’églises ou d’ambassades. Pourtant, maints observateurs l’ont rappelé, les caricatures existent dans certains journaux arabes, mais elles ciblent Israël au nom d’une défense du peuple palestinien, glissant souvent de la critique de la politique d’un État à l’antisémitisme (Boespflug, 2006, p. 61).

Nécessaires malentendus ?

16Le malentendu est associé au rire de diverses manières. Il appelle le rire ou bien le rire appelle le malentendu. Quand il échappe au fanatisme, par définition dépourvu du moindre sens de l’humour, qui implique une distance, un jeu avec le réel, le malentendu est peut-être la condition, parfois, du bien-entendu. Le rire l’accompagne sous maintes modalités, sous une forme plaisante ou douloureuse, il désamorce la tension ou l’envenime, il s’en moque ou la couvre de sarcasmes. Aucune équation ne la résume, mais le plus souvent le rire adoucit les relations sociales, les renforce. Et le rire autour d’un malentendu manifeste que toute tension se dissipe. Son gradient d’impact négatif ou positif est toujours un fait de contexte, et il est soumis à une réévaluation permanente au fil du temps par les différents acteurs. Il est même parfois le premier pas d’une rencontre où chacun tire une leçon de ce qui a conduit au désaccord ou à une tension durable. F. La Cecla le voit ainsi comme une chance. Pour lui, « les choses étant ce qu’elles sont, les malentendus font partie du processus de la connaissance réciproque » (2002, p. 128). Pour Jankélévitch, le malentendu est la sociabilité même. « Il bourre l’espace qui est entre les individus avec la ouate et le duvet des mensonges amortisseurs […] Pour que la vie reste vivable, il vaut mieux en général ne pas approfondir » (1980, p. 212). Le plus souvent ces malentendus sans importance engendrent au moment de leur découverte un rire relieur, complice. Il introduit une surprise plaisante dans le fil du quotidien.

Français

Le malentendu est un conflit d’interprétation ou un décalage de compréhension. Mais il arrive que le décalage soit plutôt motif à rire. L’émergence du burlesque dans la vie quotidienne ou dans le cinéma est l’irruption d’un malentendu aux conséquences hilarantes pour les spectateurs. Le rire nait parfois de l’incompréhension d’une différence culturelle ou de l’assignation de l’autre à une position subalterne. Il est alors plutôt un refus d’entendre l’altérité, une volonté de la maintenir dans les conventions de pensée à son égard. Parfois le politiquement correct de nos sociétés contemporaines et l’absence de sens de l’humour de ceux qui entendent une blague se conjuguent pour dénoncer l’auteur d’un bon mot. Des malentendus tragiques rappellent combien l’humour est culturellement délimité.

  • malentendu
  • rire
  • burlesque
  • comique
  • humour

Références bibliographiques

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  • Barley, N., Un Anthropologue en déroute, Paris, Payot, 1992.
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David Le Breton
David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France, membre de l’Institut des études avancées de l’université de Strasbourg (USIAS). Auteur notamment de Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié), Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié), Anthropologie du corps et modernité (PUF-Quadrige) ou de Sensing the world. An anthropology of the senses (Bloomsbury).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0179
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