CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Avec une posture de recherche résolument interdisciplinaire, nous abordons l’espace de négociation induit par le système communication / incommunication comme un terrain de recherche original pour faire dialoguer les apports théoriques majeurs de l’incommunication, et tisser des liens épistémologiques vers le design.

2Profitant de la labilité définitoire du concept d’incommunication, notre article tente d’éclairer, de manière extrêmement synthétique, l’hypothèse selon laquelle le terrain expérimental du design (entendu ici comme dispositif technique qui cherche à reconfigurer les appréhensions du sens) donne accès à une compréhension autre de l’incommunication façonnée par l’homme.

3Notre objectif est double : nous souhaitons apprécier dans un premier temps l’incommunication comme une reconfiguration des conditions d’exercice du patrimoine sémiotique dans un espace pratique (ici le design) et nous souhaitons comprendre par la suite que la communication y est une activité d’appropriation et de possibilisation, d’implémentation et d’environnement (Basso Fassoli, 2015) en devenant un espace topique (Greimas et Courtés, 1979) heuristique. Ainsi le design contribue-t-il à une transformation de la fonction communication capable de nourrir en retour les approches mobilisées !

Incommunication ou autre communication en contexte

4Les sciences humaines ont largement investi les formes objectales et la communication du design au travers des différents prismes de ces disciplines et de leurs auteurs (Baudrillard, Sudjic, Tisseron, etc.) afin de dénouer la complexité des relations que nous entretenons avec notre environnement artificiel. Pour introduire le socle métissé de notre propos, entre sciences de l’information et de la communication (SIC) et design, nous actons que « si la communication technique fascine, c’est bien finalement toujours la communication humaine qui intéresse ! » (Wolton, 2018, p. 280), parce que « les objets […] sont le support des diverses opérations de transformation psychique qui rendent la pensée possible » (Tisseron, 1999, p. 15).

5Pour cerner l’approche de la fonction communication du design, vaste horizon de recherche entre production médiatique et dimension technique, nous avons privilégié un cadrage cognitif et relationnel. Nous avons précédemment étudié les travaux expérimentaux de Dunne et Raby, designers britanniques, qui questionnent les formes et les usages des nouvelles interdépendances et cohabitations liées à l’introduction, ou invasivité, des robots sociaux (collaboratifs, symbiotiques, prothétiques, etc.) dans nos espaces domestiques, intimes (Lenoël, 2015). En portant un regard neuf nourri par les théories des SIC, il nous semble que leur projet Technological Dreams Series, no. 1 : Robots, 2004-2007 (fig. 1) est particulièrement opportun pour observer les logiques médiatiques de ces artefacts considérés comme dispositifs et « environnement[s] perméable[s], capable[s] d’influencer et d’attirer d’autres systèmes, tout comme de promouvoir la créativité linguistique » (Basso Fassoli, 2015). Il y a dans la créativité et l’interactivité des usages des Technological Dreams des congruences notables entre les rapports usage/non-usage et communication/incommunication.

Fig. 1

Technological Dreams

Fig. 1

Technological Dreams

© Anne-Cécile Lenoël, d’après Dunne & Raby

6Ces objets proprement inintelligibles sont en totale rupture avec les codes esthétiques de la robotique.

7Nous les décrivons brièvement. Les robots no 1-2 sont mobiles et autonomes au sol : le premier fuit les flux des champs électromagnétiques domestiques, tandis que le second s’agite nerveusement au contact d’un humain inconnu. Les robots no 3-4 sont statiques. Le no 3 protège l’accès des données numériques par une lente reconnaissance rétinienne ; quant au dernier, doté d’une intelligence artificielle (IA), il est capable de créer son propre langage, mais n’y parvient que partiellement par manque de capacité énergétique.

8Ces néo-objets ne sont pas totalement dysfonctionnants, selon Dunne & Raby ; ils reformulent les standards des usages et des interrelations homme-objets, homme-machine. Les designers confient volontiers que les écrits de Jean Baudrillard (1969, p. 23-25) leur ont inspiré le concept de « para-fonctionnalité des objets », c’est-à-dire une dimension de la conception où le non-usage élargit les registres de l’usage (Dunne & Raby, 2006). Ezio Manzini, designer théoricien, envisage pour sa part cette mouvance fonctionnaliste comme un espace interstitiel où le pensable-possible caractérise la conception fondée sur « l’intégration de la capacité d’imaginer », et qui procède en défiant les classifications culturelles (Manzini, 1989, p. 49-50).

9Voici le terrain, ou espace topique (Greimas et Courtés, 1979), sur lequel nous concevons la convergence du design et des SIC pour énoncer que l’incommunication est de part et d’autre de ces deux champs une activité d’appropriation et de possibilisation, d’implémentation et d’environnement (Basso Fassoli, 2015).

Perspective d’une médiation expérimentale

10Nous décelons dans cette mise à distance des objets une production de dissensus propices aux constructions fictionnelles dont la définition du « partage du sensible » (Rancière, 1998, p. 12) rappelle que l’art est un mode de participation et de détermination mais surtout de reconfiguration. En la reliant à la phénoménologie des actes, nous percevons dans le design des phénomènes de conception de message ou d’ordre, plus indiciels (Moles, 1977). Ce cadrage fait également référence aux conditions de l’œuvre ouverte (Eco, 1962) dont la clôture relative fait place aux processus interprétatifs et appropriatifs. Nous percevons dans ces logiques paradoxales un renversement des usages, une possible réinterprétation des comportements prompte à nous guider vers de nouveaux process de communication.

11Dans notre entreprise de métissage théorique, nous soulignons les apports d’Éric Dacheux (2015), car si la communication est la recherche de la bonne distance entre soi et l’autre alors il est stimulant d’observer comment le design renégocie celle-ci. À l’heure des robots domestiques et des IA, il est urgent de questionner l’épreuve de l’altérité vers laquelle nous entraîne le design, ainsi que la volonté des protagonistes (humains ou non-humains) lorsque la technique et la technologie, par leur encombrement, modifient les altérités.

12En pointant la para-fonctionnalité des objets conçus par Dunne & Raby comme espace topique et hétérotopique, nous gardons en mémoire que « la communication, c’est encore, et toujours, l’épreuve de l’autre. C’est-à-dire une expérience perpétuellement renouvelée et dont personne ne peut garantir, a priori, qu’elle réussira » (Wolton, 2018, p. 280). Dès lors, l’approche poïétique de l’expérience du design (Bertrand et Favard, 2014) semble signifiante pour actualiser la communication et cheminer vers de nouveaux horizons de recherche où l’incommunication serait la norme d’un renouveau des logiques d’orchestration de la communication.

13Ce primo-décryptage de la convergence de la communication sémantique et de la communication esthétique tente de démontrer qu’il est possible d’envisager une nouvelle écologie des communications et des situations de communications usuelles (Umwelt et l’expérience vicariante) (Moles et Rohmer, 1986). Alors que les processus de construction de sens de la communication réflexive posent un cadre à la production d’un sens commun où l’incommunication est une procédure de négociation, une cohabitation raisonnée (Wolton), nous relayons les résultats des travaux de Bernard Blandin (2002) concernant les machines à communiquer. Ceux-ci mettent en lumière les négociations permanentes entre l’objet, le monde, autrui, soi-même.

14En reliant ainsi autant appareils théoriques et conceptuels, nous avons sédimenté un terreau fertile à partir duquel l’extrapolation de l’ensemble des arguments épistémologiques exposés au cours de notre développement nous a donné de nouveaux outils pour étudier les rapports particuliers de sens au cœur des expérimentations du design. Au-delà de la dimension éminemment interfaciale des objets, vers des champs singuliers de la communication humaine et extra-humaine, se développe une valeur d’« empirie d’usage » (Beyaert-Geslin, 2012), c’est-à-dire une qualité de l’expérience vécue de l’usage qui ouvre à nous un horizon de recherche où l’objet de design, tel qu’il est décrit par les sémioticiens, prouve que l’incommunication est essentielle à la communication.

Références bibliographiques

  • Basso Fossali, P., « Le poids éthéré de la médiatisation. De la matérialité diaphane du média à son investissement comme environnement », Actes du congrès 2015 de l’Association française de sémiotique « Sens et médiation. Substances, supports, pratiques : matérialités médiatiques » [en ligne], Luxembourg, juil. 2015, p. 186-208. En ligne sur : <afsemio.fr/wp-content/uploads/Sens-et-médiation.-P.-Basso-Fossali.pdf>, page consultée le 23/06/2019.
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  • En ligneBaudrillard, J., « La morale des objets », Communications, vol. 13, 1969, p. 23-50.
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  • Blandin, B., La Construction du social par les objets, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 2002.
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  • Greimas, A. J. et Courtés, J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1993 [1979].
  • Lenoël, A. C., « Le design aux marges du réel : les possibles d’un quotidien en démesure », Journée d’étude interdisciplinaire des doctorants « Mesure et démesure de la représentation artistique », Telem, EA 4195, Bordeaux Montaigne, 2015. En ligne sur : <telem.u-bordeaux-montaigne.fr/images/AnneC%C3%A9cile_Lenoelversion_finale.pdf>, page consultée le 22/06/2019.
  • Manzini, E., La Matière de l’invention, Paris, centre G. Pompidou/CCI, coll. « Inventaire », 1989.
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  • Tisseron, S., Comment l’esprit vient aux objets, Paris, Aubier, 1999.
Anne-Cécile Lenoël
Anne-Cécile Lenoël est designer-docteure en sciences de l’information et de la communication, spécialité design, qualifiée en 71e section, chargée de cours à l’université Bordeaux Montaigne, et chercheur au sein du laboratoire Médiation, information, communication, arts (MICA – EA 4426), axe Art, Design, Scénographie : figures de l’urbanité (ADS), UBM. Ses thèmes de recherche portent sur l’analyse des objets d’information et de communication en SIC et design ainsi que sur les pratiques émergentes du design (dit social, de co-conception, des existences).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0175
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