1Une communication parfaite, directe, sans à-peu-près, ne reposant sur aucune ambiguïté, allant de soi, s’avère assez rare. Et si jamais elle se produit, le doute d’une compréhension partagée entre les participants s’invite et crée un malaise. Le vocabulaire se révèle particulièrement riche pour qualifier l’incommunication. Il mérite toute notre attention, car les termes qu’il revendique ne sont aucunement des synonymes ; chacun porte en lui sa particularité, c’est pourquoi nous en proposons un petit lexique critique. Dites « malentendu » lors d’un exposé : à peine prononcé, ce mot sera compris différemment par votre auditoire. Certains comprendront « désaccord » ou « équivoque », « ambivalence », « ambiguïté », voire « erreur », « imbroglio », « méprise », « quiproquo », « confusion », « brouillamini », « bévue », « intrigue », « inattention », « embrouillement », « incertitude », « obscurcissement », « désordre », « méli-mélo », « incongruité », « galimatias », « fatras », « maldonne », « incompréhension », « mésintelligence », « charabia », « amphigouri », « blablabla », « dialogue de sourds », « s’écouter parler », « jargonner », « baragouiner », « pataquès », « bourde », « gaffe », « lapsus », « impair », « maladresse », « litige », « querelle », « brouille », « fâcherie », que sais-je encore ? Il ne s’avère pas inutile de clarifier le sens de ces mots afin de mieux circonscrire ce qu’on nomme « incommunication » et « acommunication », sachant que ces notions ne sont guère stabilisées et ne figurent pas toutes dans les dictionnaires usuels. Pour la commodité de la lecture, je procéderais par ordre alphabétique, sans m’interdire quelques va-et-vient…
Petit lexique
2Ambiguïté : ce terme provient du latin ambiguitas, qui dérive d’ambiguus, du verbe ambigere, qui est composé d’ambi (« de côté et d’autre ») et de agere (« pousser ») soit « pousser de côté et d’autre », « hésiter ». Un propos « ambigu » se révèle « équivoque », c’est-à-dire qu’il peut être différemment interprété. Le mot « équivoque » concerne d’abord la poésie : on parle de « rimes équivoques » au xiiie siècle pour celles qui jouent sur les mots, puis cet adjectif caractérise l’homonymie et la polysémie avant de désigner quelque chose de « pas très clair ». Le verbe « équivoquer » qui correspond à « se tromper » n’apparaît plus que bien rarement… André Vernant, dans Les Notions philosophiques (Encyclopédie philosophique universelle, sous la direction d’André Jacob, Presses universitaires de France, 1990), fait le point sur l’ambiguïté. Il nous rappelle qu’Aristote ne confondait pas l’amphibolie et l’ambiguïté, au contraire de Cicéron pour qui l’amphibolie est ambiguïté, c’est-à-dire le « double sens » ou l’équivoque. Puis, il explique comment la linguistique s’empare du terme en reprenant l’exemple d’Aristote : « la peur de l’ennemi » où « l’ennemi » est tour à tour sujet et objet, il a peur ou il fait peur. Enfin, il s’attarde sur le « paradoxe sémantique » qui use de l’affirmation bien connue d’Épiménide – « un Crétois me dit que tous les Crétois sont des menteurs », l’ambiguïté résidant dans le fait qu’il s’agit de Crétois ; si l’on sépare les deux propositions de cet énoncé, l’ambiguïté disparaît – et sur « l’ambiguïté pragmatique », avec la célèbre phrase « Georges désire une épouse », qui peut être comprise comme « Georges ne drague que des femmes mariées » ou comme « Georges veut se marier ». Il y a également une dimension existentielle qu’examine Simone de Beauvoir dans son essai Pour une morale de l’ambiguïté (Gallimard, 1947) où, en accord avec Jean-Paul Sartre, elle attribue à chacun la capacité d’être ou non libre : en cela, l’existence est ambiguë. Le choix de la liberté ne conduit pas nécessairement à elle, ce qui ne relève pas de l’absurde mais de l’ambigu : rien n’est jamais donné et acquis, tout est en acte. Si l’homme est une fin pour les existentialistes, personne ne décide d’elle : pourtant l’émancipation, même inachevée, participe de la lutte contre toute oppression.
3Amphigouri : le grec amphi signifie « autour de », « des deux côtés », donc aussi « double » et par conséquent « ambigu ». Le second élément provient peut-être du verbe grec agoreuein, « discuter », l’ensemble voulant dire « discours embrouillé ». Pierre Larousse propose une autre étymologie à partir du grec amphi (« autour ») et gurbs (« cercle »), ce qui d’une manière figurée indique un discours volontairement alambiqué, au sens obscur. Il donne comme exemple la plaidoirie de Petit-Jean dans les Plaideurs de Racine ou le compliment de Thomas Diafoirus dans le Malade imaginaire de Molière et aussi une petite pièce de vers de Charles Collé :
5Il mentionne un jeu de société portant ce nom et consistant à se répartir les rôles (chacun représente un métier, par exemple) et l’orateur les met en scène tour à tour non sans torsion, jeu d’esprit et surprises comiques. Dans ce cas, l’orateur parle amphigouriquement, cultivant un style amphigourique. Plus simplement, pour Émile Littré, l’amphigouri est un « écrit burlesque, qu’on remplit de galimatias. » Quant au Dictionnaire étymologique de la langue française d’Oscar Bloch et Walther von Wartburg (Presses universitaires de France, 1932), il se contente d’indiquer une origine inconnue…
6Blablabla : cette onomatopée récente désigne des « propos creux, sans aucun intérêt », elle a donné le verbe « blablater » pour « bavarder », c’est-à-dire parler pour parler sans porter attention à la qualité de l’échange. Le blablaba s’avère l’illustration parfaite d’une communication incommunicative ou de l’incommunication : X blablate avec Y juste pour occuper le temps, il ne lui confie rien que des banalités dont, au demeurant, Y se moque totalement. Pourtant, ce non-échange appartient à la communication, du moins à la relation entre X et Y, une relation faite de hauts et de bas, le haut étant la confidence, le secret et le bas, le rien, le banal.
7Charabia : le Dictionnaire historique de la langue française suggère deux origines, l’une provençale (charrà, « faire conversation », d’où proviendrait également « charade », « charivari » et « charlatan »), l’autre lyonnaise (avec charabarat, « marché aux chevaux », avec barat, « tromperie », « tumulte », qu’on trouve dans baratin). Pour Balzac, le charabia est le parler des Auvergnats. C’est également l’opinion de Littré (« le patois des Auvergnats et, par extension, tout autre parler que l’on ne comprend pas »). D’où vient cette expression ? Mystère et boule de gomme ! Une hypothèse mérite d’être évoquée : charà, voudrait dire « acheter » et bai’, « vendre », d’où une formule attribuée aux vendeurs à la sauvette… Le charabia apparaît comme une langue étrangère à celui qui en ignore les mécanismes, il provoque alors une incompréhension et s’apparente au galimatias. Le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Oscar Bloch et Walther von Wartburg fait dériver ce mot également du verbe provençal charrà (« bavarder »), mais en y ajoutant l’idée du bégaiement. Le charabia fait donc partie de la communication, sans la satisfaire entièrement, il désire y contribuer en parlant en vain. Il est comme un essai non transformé au rugby.
8Confusion : du latin confusio, « désordre, trouble », qu’on retrouve dans le langage psychiatrique comme équivalent à l’expression « confusion mentale » : Émile Littré indique que « l’homme confus est en proie à la confusion, c’est-à-dire à un trouble intérieur qui confond son esprit. L’homme déconcerté a perdu le concert de sa manière d’être, l’arrangement de sa tenue, l’équilibre de son attitude. » L’on doit également évoquer l’épisode babélien dans la Bible : Dieu, mécontent que ses créatures le narguent en édifiant une tour et une ville les punit en confondant leurs langues afin de confondre leur orgueil… Ainsi la confusion favoriserait la dispersion et la division : les audacieux Babéliens ne s’entendraient plus, ne parlant pas le même idiome, et s’opposeraient. Un propos confus ne facilite guère la bonne entente et devient source de malentendu. La confusion alimente l’incommunication et conduit à l’acommunication. En effet, si rien ne sort de notre échange, il me devient indifférent, je n’écoute pas, je suis ailleurs…
9Désaccord : c’est le contraire d’« accord », qui signifie « partager la même opinion », « être en harmonie avec les choses ». Le verbe « accorder » s’emploie aussi bien en musique (« accorder un instrument ») qu’ordinairement, pour dire qu’il n’y a pas d’opposition, d’où « être d’accord ». Le « désaccord » vient briser cette unité, cette harmonie, cette entente. Ainsi Diderot note-t-il dans son Salon de 1765 : « Cette draperie rouge, dont vous l’avez chamarré, blessait l’art et désaccordait le tableau. » Il serait alors une forme paroxystique du malentendu. Le désaccord appartient à la communication car il exprime une opinion qui est entendue par les deux interlocuteurs qui ne la partagent pas. Communiquer consiste aussi à marquer sa singularité et donc à ne pas s’accorder systématiquement avec autrui. Si le désaccord n’est pas exprimé clairement, alors la porte s’ouvre à l’incommunication.
10Fatras : vient peut-être de fastroillier qui veut dire « bavarder », de fastroille, « niaiserie », qui proviendrait du latin populaire °fascitum, de fascis, « fagot », d’où un « feu sans importance » et au figuré, « une chose vaine », un « mensonge ». Émile Littré évoque « un amas confus de choses. Un fatras de papiers, de livres. » Il mentionne Voltaire qui considère le fatras comme « un style confus et insipide. Son style est clair et vigoureux ; il dit beaucoup en peu de mots ; c’est le grand ennemi du fatras. » Pierre Borel dans son Trésor des recherches et antiquités gauloises et françaises (1655) fait état du verbe « fatriser » qui signifie faire des « fatras », c’est-à-dire des vers se répétant régulièrement dans le déroulement du poème. Le Dictionnaire étymologique de la langue française d’Oscar Bloch et Walther von Wartburg précise que ce terme provient du latin fassura, « remplissage ». Il mentionne le verbe fastrouiller qui veut dire « bafouiller » et aussi le verbe fatrasier, tombé en désuétude. Tout fatras encombre la communication, la parasite et la mue en incommunication.
11Galimatias : Montaigne parlait du « jargon de galimathias », certainement en référence au jargon des étudiants qu’on désignait alors par le latin gallus, « coq ». Le verbe « galer » a aussi pu entrer dans la confection de « galimatias », il est employé comme équivalent de « se moquer », « blaguer ». Pierre Larousse cite Beaumarchais : « C’est du bel et bon galimatias double, où l’auteur ne s’entend pas plus qu’il ne se fait entendre des autres. » Il relate que l’évêque d’Avranches, Huet, considérait que l’origine du mot venait d’une erreur (nous dirions à présent d’un lapsus) faite par un avocat lors de sa plaidoirie en latin concernant un dénommé Matias et de son coq, au lieu de dire Gallus Mathiae s’entêtait à répéter Galli Mathias. Cette formule fut reprise pour désigner tout raisonnement sans logique, tout propos désordonné. Charles Collé (1709-1783) l’utilise dans son Théâtre de société : « L’amphigouri n’est qu’un galimatias richement rimé. » Autant l’avouer, il ne sert pas la communication ou l’entraîne inexorablement vers l’incommunication, cette impossibilité à partager entièrement.
12Imbroglio : vient du verbe italien, imbrogliare, « embrouiller ». Une situation confuse, compliquée au théâtre ne rend pas l’intrigue facile à suivre, Balzac parle d’imbroglio pour désigner ce type de pièce. Pierre Larousse mentionne plusieurs imbroglios joués au théâtre pour le plus grand plaisir du public : Les Fourberies de Scapin de Molière, Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, mais aussi les pièces espagnoles de Lope de Vega, Alarcon, Calderon. « L’imbroglio, écrit-il, c’est l’intrigue dramatique poussée à son plus haut point d’enchevêtrement, d’embrouillement. » Par son sens de l’intrigue qui peut déboucher sur le comique, l’imbroglio confère à la communication incommunicative une incontestable dimension humoristique, il détend la communication, déconcentre l’intensité, la rend ludique et d’une certaine façon joyeuse.
13Incompréhension : terme récent (vers 1960) qui désigne le fait de ne pas « comprendre quelque chose », sachant que « comprendre » veut dire « saisir ensemble », « saisir par l’intelligence ». L’incompréhension conforte l’incommunication sans pour autant favoriser l’acommunication. L’on peut toujours espérer un retournement de situation qui transforme l’incommunication en communication…
14Lapsus : en latin, ce terme désigne le fait de « trébucher ». Il est le participe passé substantivé de labi, « glisser, tomber », d’où l’idée de « commettre une faute », « faire une erreur » ; il révèle une « défaillance de la mémoire » (lapsus memoriae), une faute commise par inadvertance à l’écrit (lapsus calami) comme à l’oral (lapsus linguae). En 1895, Rudolf Meringer et Carl Mayer publient Versprechen und Verlesen – Eine psychologisch-linguistische Studie dans lequel ils examinent 4 500 lapsus linguae qu’ils attribuent aussi bien à la fatigue, à la structure de la langue, à la précipitation oratoire, etc. (cf. « Rudolf Meringer ou l’art de schématiser le lapsus », par Jacques François, juin 2016, en ligne sur <www.interlingua.fr>). Ils notent que tous les individus effectuent quotidiennement des lapsus, les petits comme les grands, les femmes comme les hommes, les moins instruits comme les plus titrés, etc. Ils sont alors convaincus que chacun mémorise un mot et non pas les sons avec lesquels il est prononcé, d’où la possibilité d’intervertir les syllabes, de les assembler différemment, d’inventer des mots qui n’existent pas mais qui ressemblent à des « vrais » mots, etc. Des études plus récentes (Libération, 2 juin 2007) indiquent qu’un lapsus serait énoncé tous les 600 à 900 mots et que le locuteur le corrigerait immédiatement dans 70 % des cas. Le lapsus apparaît ainsi comme un accident de langage ordinaire, « normal », chez un sujet qui produit de deux à quatre mots par seconde, puisés dans un lexique de 50 000 à 100 000 termes. Les neurosciences considèrent le lapsus comme un révélateur des mécanismes cérébraux de fabrication du langage. Une comptabilité plus fine des lapsus, effectuée par le linguiste Mario Rossi est citée dans ce numéro de Libération, fait ressortir les inversions (« Le chour est faud »), les omissions (« la promesse électorale de geler les fonctionnaires »), les substitutions (« la mise en pièce, euh, en scène »), les insertions (« il faut changer votre groupe de sécurité sociale, je veux dire de sécurité ! »), l’amalgame (« Un monde de chansons ébouristouflant ») et l’haplologie (« Non, il n’a pas étét ambudgé… amputé le budget »). Le lapsus acquiert ses lettres de noblesse avec Sigmund Freud qui, dans les chapitres V et VI de la Psychopathologie de la vie quotidienne, refuse de le considérer comme un « ratage » mais comme un produit de l’inconscient : il est donc psychique et pas seulement fonctionnel. Ce « trouble du langage » résulte d’un véritable travail psychique qui doit alors être interprété : tout lapsus « dit » quelque chose de plus que la simple « erreur » langagière. Un peu à l’égal du rêve, le lapsus mérite une interprétation. Freud en fait « un acte manqué verbal » qui exprime quelque chose inconsciemment réprimé. Le lapsus appartient entièrement à la communication.
15Malentendu : c’est le contraire de « entendu » qui possède plusieurs sens : « c’est compris », « être avisé », « être d’accord ». Au début du xvie siècle, le « malentendu » veut dire « mal compris », il peut également marquer un « désaccord », une « divergence ». Le verbe « diverger » est l’antonyme de « converger » et signifie « s’écarter de », « être en désaccord », « être en opposition de point de vue ». Bruno Clément définit le « Malentendu » dans le Dictionnaire Sartre (Honoré Champion, 2013) à partir de Questions de méthode, « comme l’ensemble des éléments par lesquels un projet singulier est “dévié” par des “instruments collectifs”. » Sartre y revient plus tard dans L’Idiot de la famille à propos de Flaubert, et Bruno Clément note alors : « Le malentendu […] désigne précisément le mouvement qui porte une époque à se reconnaître (mensongèrement) dans une entreprise esthétique individuelle, elle-même procédant d’une “insincère” névrose. » Le « malentendu » fait corps avec la communication, il en est une de ses conditions ; en ce sens, il n’est pas grave et peut être rectifié, par un autre malentendu… « Le monde, écrit Charles Baudelaire dans Mon cœur mis à nu (XLII), ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde ? Car, si, par malheur, on se comprenait on ne pourrait jamais s’accorder. » Franco La Cecla, dans son essai sur Le Malentendu (préface de Marc Augé, Balland, 2002) distingue quatre types de malentendu : 1 – Le double malentendu (deux personnes « se méprennent mutuellement ») ; 2 – La duperie (Pierre a mé-compris Paul, qui le sait) ; 3 – Le malentendu « bien entendu » (l’un des interlocuteurs « fait semblant de mécomprendre ») et 4 – Le malentendu doublement « bien entendu » (« Les deux savent qu’un malentendu a eu lieu et préfèrent laisser les choses en l’état ; ce n’est plus une fausse relation, mais une fausse situation »). Dans son bel essai philosophique, Philippe Grosos (Du malentendu, Le Cercle herméneutique, 2017) présente cette notion chez Friedrich Schleiermacher, Soren Kierkegaard, Vladimir Jankélevitch, Hans-Georg Gadamer, Jacques Lacan et Paul Ricœur. Il tient à en souligner la positivité lorsqu’il n’est pas intentionnel et à en penser la fécondité. Il écrit : « Le malentendu n’est en effet pas la mécompréhension, et cette différence n’est pas liée à un problème de vocabulaire ; elle est liée, peut-on dire, à un horizon épistémique. Là où la question de la mécompréhension relève du traitement qu’en propose une herméneutique, donc une science de l’interprétation qui engage fondamentalement ma façon de dire, d’apprendre et de comprendre, celle du malentendu relève de l’éthique, qu’elle soit sociale ou individuelle, engageant ainsi ma façon d’être au monde, dans la confrontation aux autres et à moi-même. »
16Pataquès : Pierre Larousse raconte cette histoire, à propos de ce mot bizarre : « Dans une soirée, un monsieur ramasse un éventail égaré : “Est-il à vous ?, demande-t-il à une de ses voisines. – Non, monsieur, il n’est pas-z-à-moi. – C’est donc à vous madame ? demande-t-il à une autre. – Il n’est-t-à-moi. – Il n’est point-z-à-vous, il n’est past-à-vous, ma foi, je ne sais pas-t-à-qu’est-ce’. On avait fait cercle autour des interlocuteurs ; l’aventure s’ébruita et le mot resta. Il est permis de concevoir des doutes sur une pareille origine. » Pourtant le mot appartient la langue française et désigne un discours où l’on confond les choses au point de les rendre inintelligibles, en intervertissant le « t » et le « s », par exemple.
17Quiproquo : du latin médiéval quid pro quo, « (prendre) un quoi pour un ce que », de quid (« quoi »), pro (« à la place de ») et quo (« qui »), il est équivalent à « erreur » et au théâtre à une « méprise », du verbe « méprendre », c’est-à-dire « prendre quelqu’un pour un autre », par exemple. « Quiconque a une image lui collant à la peau devrait s’appeler Quiproquo. Au début cela agace, à la fin, on s’en amuse » (Régis Debray, Bilan de faillite, Gallimard, 2018, p. 50). Pierre Larousse associe le « quiproquo » à la « méprise » et lui trouve une dimension comique. Ce comique de situation n’a pas échappé aux dramaturges, Pierre Larousse écrit : « Presque tous les imbroglios espagnols sont fondés sur des quiproquos : une dame voilée, que l’on prend pour une autre et qui entre malgré elle dans une intrigue dont elle n’a pas la clef ; un galant, poursuivi pour un coup d’épée, qui se réfugie dans une chambre immanquablement habitée par une jolie femme et qui est pris pour un amant par l’amant lui-même, par le frère ou par le mari. Calderon ou Lope de Vega se sont évertués à retourner en tous sens ces diverses combinaisons, les ont divisées à l’infini, en enchevêtrant plusieurs quiproquos les uns dans les autres, ce qui ne laisse pas de dégénérer en fatigue pour le lecteur occupé à débrouiller ce casse-tête chinois. » Pierre Larousse mentionne plusieurs anecdotes dont celle-ci : « Deux curés avaient écrit à leur évêque pour demander, l’un la permission de porter perruque et l’autre celle de prendre une servante. L’évêque répondit au premier : “Je vous l’accorde, pourvu qu’elle ait une tonsure.” Et au second : “Je vous l’accorde pourvu qu’elle ait 50 ans”. Mais il se trompa de suscription et adressa à chacun d’eux la réponse qui concernait l’autre. » Et aussi celle-là : « Le maréchal de Mouchy était le plus grave des hommes, et sa femme se livrait rarement dans le monde à un mouvement d’abandon et de gaité. Une dame, qui les voyait souvent, désirant savoir si les deux époux conservaient le ton froid et sérieux dans leur intimité, questionna sur ce point une femme au service de la maréchale : “Oh ! mon Dieu non, madame, répondit celle-ci, lorsqu’ils sont seuls, ils se donnent de petits noms : M. le maréchal appelle madame ma marmite, et madame l’appelle mon poêlon.” Surprise d’une chose aussi bizarre, la curieuse eut recours à des renseignements plus sûrs. Le fait est que le maréchal appelait sa femme mon Armide, et qu’elle l’appelait mon Apollon. » Ainsi le « quiproquo » relève-t-il de l’acommunication plus que de l’incommunication me semble-t-il et entrave toute forme de compréhension tant la méprise est puissante…
De la trilogie communication/ incommunication/acommunication
18Imaginons que ces quelques précisions étymologiques facilitent la saisie de notre trilogie communication/ incommunication/acommunication. Nous pouvons alors tenter non pas de définir chacun de ces termes, mais de les approcher, peut-être à partir de ce qui les distingue et néanmoins les assemble trinitairement, puisque les deux derniers sont tributaires du premier qui donne le la, en quelque sorte. En effet, l’acommunication et l’incommunication ne font sens qu’eu égard à la communication.
19Commençons par celui-ci. Pour Pierre Larousse, la communication est « l’action de communiquer », c’est-à-dire « de transmettre de l’un à l’autre », ce qui sousentend la « faculté de se transporter ou de transporter quelque chose entre deux lieux, deux points différents ; d’établir des relations entre deux objets ou deux endroits différents ». Il évoque alors les « voies de communication » et les moyens et les techniques de communication. L’entrée « Communiquer » complète celle consacrée à la « communication » : il s’agit de « rendre commun », de « partager » et de « transmettre ». Le productivisme s’appuie, en cette seconde partie du xixe siècle, sur le machinisme pour étendre sa « toile », à l’image du réseau ferroviaire, sur l’ensemble de la planète. Aux voies de communication se combinent rapidement les voix de la communication humaine qui espèrent dans les progrès techniques pour mieux s’interconnecter et se diffuser. Cet ensemble génère la « révolution communicationnelle » caractéristique du xxe siècle, dont les apports techniques successifs facilitent la séparation de la communication et de l’information, « le message est toujours facile que la communication, la relation » constate Dominique Wolton [1]. Il relève au passage une terrible ambiguïté due à l’expression trompeuse de « techniques de communication », qui laisse croire que les « techniques » créent la « communication » ; or, observe-t-il, plus la tuyauterie est sophistiquée, moins la communication passe, mais se transforme en incommunication. Pourtant l’air du temps propage l’idée que la technique ne cesse, en s’améliorant, de démultiplier la communication et de lui garantir une opérationnalité performante. « En fait, assure Dominique Wolton, la compréhension de la communication résulte d’une équation à trois termes. D’abord, les connaissances en neurosciences et sciences cognitives sur certains mécanismes fondamentaux, tout le problème étant comment ceux-ci se combinent dans l’interaction, puisque la communication est toujours inséparable des échanges avec le milieu. Ensuite, le rôle des techniques, qui lui aussi dépend, pour son utilisation, du contexte culturel, social et politique. Enfin, les modalités du rapport de l’Homme avec son environnement puisque la communication par définition oblige l’individu à sortir de lui-même et à entrer en interaction avec autrui et les sociétés [2]. » L’on comprend mieux en quoi la « communication humaine » peut éventuellement s’enrichir de la « communication technique », sans pour autant éliminer l’incommunication qui lui est consubstantielle. D’une certaine manière « communication humaine » et « communication technique » n’existent pas séparément, tant leurs modalités de manifestation s’entremêlent : elles peuvent juste être légèrement décalées l’une de l’autre, mais c’est arbitrairement qu’on les distingue afin de mieux analyser leur spécificité. Nous savons que tout dispositif communicationnel mis en place par l’humain devient humain : l’alphabet, les idéogrammes, la grammaire, les graphiques, les sons et autres silences, etc. ; quant à l’appareillage technologique (télégraphe, téléphone, Internet, numérique, algorithme, etc.), il n’intervient que lorsque l’humain s’en sert et qu’il s’en trouve alors modifié dans sa capacité à communiquer, car la technique n’est pas neutre et façonne aussi son utilisateur, tout comme la disposition d’un écrit sur une page ou le déroulement d’un texte sur un écran [3]. Il va de soi que ces nouveaux procédés techniques (le téléphone cellulaire, le SMS, le texto, etc.) modifient les conditions, les relations entre interlocuteurs, les technicisent. Dominique Wolton a raison de suggérer l’ouverture d’un nouveau chantier : « Penser l’incommunication et le statut de l’Autre. Dans un monde où tout est ouvert, dominé par les innombrables informations, il est essentiel de ne pas confondre échanges, interactions et communication. L’incommunication, horizon fréquent de la communication, oblige à laisser une place à l’altérité. Avec comme corollaire un travail sur les stéréotypes et les représentations de l’Autre. Paradoxalement, les deux sont à la fois des obstacles à la communication et la condition de celle-ci, car on ne peut jamais aborder le monde extérieur sans stéréotypes et représentations [4]. » J’ajouterais la notion de « rencontre » qu’il nous faut mieux circonscrire [5] et la réciprocité du « travail sur les stéréotypes et représentations de l’Autre », c’est-à-dire, le regard de l’Autre sur celui qui entre en communication avec lui et pas seulement la compréhension que celui-ci a de l’Autre à partir de sa culture et des préjugés.
20L’incommunication se présente comme une communication faussée : soit l’on croit qu’on ne peut arriver à se comprendre, soit en pense qu’on s’est compris alors que non. Le terme, selon Éric Dacheux, apparaîtrait sous la plus de Denis Huisman en 1985 qui dénonçait l’excès de communication conduisant à l’incommunication, puis il le repère dans un texte de Raymond Boudon en 1989, en titre d’un article de Eduardo Galeano paru dans Le Monde diplomatique en 1996, enfin dans diverses contributions de Nicolas Moinet, André Akoun, Dominique Wolton, Samuel Lepastier [6], etc. Il attribue la première tentative de théoriser cette notion à Pascal Robert [7] en 2005, pour qui la communication contient en elle l’incommunication, « … la communication, écrit-il, “ça marche parce que ça ne marche pas […] ça ne marche pas parce que ça marche”. Entendons que la “communication” est supposée bien fonctionner entre X et Y, justement parce qu’ils n’ont pas besoin de “communiquer” entre eux […] ils baignent dans une même “évidence”, mais qui est le fruit d’une construction sociale. » D’innombrables facteurs interviennent pour parasiter une communication, en brouiller les conditions, et ainsi se traduire en incommunication. Parfois, une incommunication participe à la communication avec un temps de recul : je quitte X en pensant que nous ne nous sommes pas compris ou qu’un malentendu s’est installé entre nous, mais le lendemain, je comprends autrement ce qu’il m’a dit et le malentendu est levé, du moins pour moi. La communication est alors rétablie et l’incommunication n’a été que le révélateur d’une mécompréhension provisoire. Existe-t-il une « incommunication humaine » articulée à une « incommunication technique » comme pour la communication ? Les études font défaut, mais je pense que oui. Pourquoi ? Parce que la technique produit aussi de l’incommunication avec sa surenchère technologique, comme l’accélération qui fait que l’on répond à un message, alors même qu’un autre l’a remplacé ! Les sources d’incommunication propres à la technique sont aussi nombreuses et sournoises que celles de l’incommunication humaine. Les deux, là aussi, vont ensemble.
21Et l’acommunication ? « … l’acommunication, propose Éric Dacheux, est une relation humaine de partage de sens qui s’inscrit dans une durée et dans un contexte donné entre altérités radicales mais qui refuse l’égalité (un ordre hiérarchique dans l’armée, par exemple) et/ou refuse la liberté de l’autre, que ce refus soit explicite (une interdiction, par exemple) ou implicite (on parle de manipulation) [8]. » Je ne partage pas ce point de vue, qui conduirait plutôt à une non-communication ou à une communication contrôlée, préférant construire le mot, avec son a privatif, sur le modèle d’athéisme, d’asocial, d’aconsommation. De quoi s’agit-il ? L’adjectif « asocial » (vers 1920) concerne le comportement d’une personne qui est inapte à la vie sociale, qui ne peut intégrer la société et demeure dans ses marges. Ce mot n’a donné ni « asocialisation » ni « asocialiser », et ne s’apparente aucunement à « insocial », adjectif forgé par Voltaire pour dire « contraire aux intérêts de la société » (Voltaire visait alors le Contrat social de Rousseau). Le mot « athéisme », selon le Dictionnaire historique de la langue française (1992), dérive d’« athée » (« qui ne croit pas en dieu ») et désigne d’abord l’incroyance d’un peuple (1555), puis celle d’un individu. Le verbe « athéiser », qui date de la Révolution française, n’est plus utilisé, ce qui ne nous empêche pas de suggérer l’emploi du verbe « acommuniquer ». Quant au terme « aconsommation », je l’ai créé comme alternative à la « société de consommation » en invitant les consommacteurs à en sortir pour entrer dans une société d’aconsommation, c’est-à-dire d’une consommation choisie et écologique qui refuse à la fois l’obsolescence programmée des biens et la démesure, tant dans le gaspillage des ressources non renouvelables que dans la maltraitance du vivant [9]. Dans cette lignée lexicologique, je considère l’acommunication comme un refus de communiquer, qui n’obère en rien une future communication… Aussi cette trilogie se décompose-t-elle en un couple « communication/incommunication » et un bâtard, « acommunication », avec toutes les histoires de famille que l’on peut imaginer…
Notes
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[1]
Wolton, D., « Communication, l’impensé du xxe siècle », Hermès, no 70, 2014, p. 19.
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[2]
Op. cit., p. 19.
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[3]
Je ne peux que recommander la remarquable réflexion d’Ivan Illich, Du lisible au visible : la naissance du texte. Un commentaire du Didascalicon de Hugues de Saint-Victor, traduit de l’anglais par Jacques Mignon, révision Maud Sissung, Paris, Cerf, 1991, repris dans le volume 2 des Œuvres Complètes, introduction de Thierry Paquot, Paris, Fayard, 2005.
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[4]
Wolton, D., « Communication, l’impensé du xxe siècle », Hermès, no 70, 2014, p. 19.
-
[5]
On lira Phénoménologie de la rencontre, par F. J. J. Buytendijk, traduit du néerlandais par Jean Knapp, Paris, Desclée de Brouwer, 1952, et Totalité et Infini, d’Emmanuel Levinas, La Haye, Martinus Nijhoff, 1971 et Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972.
-
[6]
Dacheux, E., « L’incommunication, sel de la communication », Hermès, no 71, 2015, p. 266-271, et bien sûr Lepastier, S. (dir.), L’Incommunication, Paris, CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2013.
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[7]
Robert, P., « De la communication à l’incommunication », Communication et langages, no 146, 2005, p. 3-18.
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[8]
Dacheux, E., « L’incommunication, sel de la communication », Hermès, no 71, 2015, p. 267.
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[9]
Paquot, T., Éloge du luxe. De l’utilité de l’inutile, Paris, Bourin, 2005, p. 45 : « N’assistons-nous pas à la cohabitation d’une société de consommation à plusieurs niveaux et vitesses, de par le monde, avec une société d’aconsommation, d’individus de moins en moins bernés par le discours publicitaire, de plus en plus critiques dans la hiérarchisation de leurs achats ? ».