CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’incommunicabilité est, de manière paradoxale, au cœur des projets des éditions Take5. Elles ne cherchent pas à « communiquer » une vision, un message mais plutôt une rupture avec le système établi et stable de la communication. En associant librement les œuvres réalisées par les plus grands talents contemporains en matière d’art, de littérature, de design, elles cherchent à créer « une autre idée du livre ». Le livre, le signifiant, devient pluralité de signifiés.

2À travers l’orchestration de superpositions, d’enchevêtrements, de confrontations, de duels et de rencontres entre les images, les formes, les matières et les mots, les éditions Take5 cherchent à créer des inductions, des parentés, des déductions, des analogies, des passerelles et des rapprochements entre les idées, les émotions, et les sensations. Comme l’amorce d’une discussion ouverte, sans fin, libre de toute intention signifiante, basée sur l’ambiguïté des échos suscités par la juxtaposition de ces œuvres. Chacune communique sans être toutefois contrainte à communiquer avec l’autre.

3Le livre devient le réceptacle d’une forme de communication mouvante et indéterminée. Il s’articule autour d’un thème choisi par l’éditrice en accord avec les différents intervenants, dont les sensibilités se rejoignent, alors même qu’ils viennent d’horizons culturels différents. Et pour favoriser cette « incommunicabilité » entre les œuvres, le format du livre intègre de manière inédite et surprenante le texte et l’image, se transforme en catalyseur sensuel, en un réceptacle qui favorise l’induction. Les artisans les plus expérimentés participent à cette « mise en scène », qu’il s’agisse d’utiliser des techniques anciennes, ou d’avoir recours aux dernières technologies. Il ne s’agit pas de réaliser un livre « objet », visant, selon une logique huysmansienne, une éventuelle perfection esthétique du livre d’art. Il s’agit plutôt de recréer un univers de correspondances, cohérent et ouvert, qui sollicite à la fois l’intellect et les sens du lecteur comme une issue à cette incommunicabilité. « Le langage signifiant voudrait dire l’absolu de manière immédiate, et cet absolu ne cesse de lui échapper, laissant chaque intention particulière, du fait de sa finitude, loin derrière lui. » (Adorno, 1974) Le livre d’artistes induit une communication qui ne passe pas seulement par les mots, mais aussi par le choc visuel, le toucher des matériaux, pour provoquer « une rupture de la conscience réifiée » (Ibid.).

Deux exemples

4Selon John Berger (2014), « le voir précède le mot, en ce sens que c’est en effet la vue qui marque, dès notre enfance, notre place dans le monde : les mots nous disent le monde, mais les mots ne peuvent pas défaire ce monde qui les fait. Le rapport entre ce que nous voyons et ce que nous savons n’est jamais fixé une fois pour toutes. » Les éditions Take5 ne cherchent pas à « faire communiquer » entre eux les différents travaux des intervenants (artistes plasticiens, écrivains, graphistes, artisans, etc.) qui participent à leurs livres. Chaque œuvre est juxtaposée à une autre œuvre sans qu’aucun rapport didactique ne soit créé entre elles, préservant leur intégrité sans impératif, sans lien forcé. Et c’est contre toute attente dans cet espace délibérément laissé au libre arbitre du lecteur par l’éditrice, cette constellation des possibles, que la magie du dialogue et de l’alchimie opère. La communication se fait naturellement, à travers le regard du spectateur.

5Comme le montre Umberto Eco dans L’Œuvre Ouverte (1965), ce qui caractérise l’œuvre contemporaine, c’est son intention explicite de porter l’ouverture à son extrême limite. Il faut qu’elle porte un message ambigu, une pluralité de signifiés.

6Le livre Beyrouth (Mouawad et Basilico, 2008) en est un bon exemple. Lorsqu’ils posent leur regard sur Beyrouth et sur le drame de la guerre civile, ni Gabriele Basilico ni Wajdi Mouawad ne cherchent à imposer leur vision. Bien qu’ils aient des parcours très différents, leurs perspectives se complètent. Chacun, à sa façon, privilégie l’objectivité en appelant à la responsabilisation des consciences, tout en rappelant cette difficulté à communiquer l’incommunicable pour faire résonner la part d’humanité qui est en nous : « Un texte impossible à écrire, ou bien de droite à gauche en tout cas à l’envers car ici tout se joue à l’envers. » (Ibid., 2008)

Beyrouth

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Beyrouth

Livre d’artistes publié par les éditions Take5, photographies Gabriele Basilico, texte Wajdi Mouawad, boîtier Robert Stadler, graphisme Sp Millot. 40 exemplaires.

7Les photographies de Gabriele Basilico, objectives, neutres et silencieuses, agissent comme un révélateur face au texte de Wajdi Mouawad : « la “lenteur du regard”, en syntonie avec la photographie des lieux, est une attitude “philosophique” et existentielle, dit-il, grâce à laquelle on peut tenter de retrouver, dans le monde extérieur, une possibilité de “sens” » (Basilico, 2006).

8Sans être narratives, ses photographies parviennent avec beaucoup de force à exposer les cicatrices encore à vif d’une ville perpétuellement détruite et reconstruite, dont la capacité de résilience est extraordinaire : Beyrouth, telle un phénix, semble sans cesse renaître de ses cendres. Pour dialoguer dans ce livre, Wajdi Mouawad et Gabriele Basilico n’ont jamais communiqué directement. Chacun s’est simplement imprégné de l’essence du travail de l’autre. Et une synchronie étonnante et dynamique s’est opérée entre le texte et les images au fil de la conception éditoriale du projet.

9Cette même synchronie se retrouve dans le livre Un État d’esprit fusionnel (2019). L’écrivain Siri Hustvedt montre à travers son texte à quel point il est complexe de définir un état d’esprit, et par conséquent combien il est d’autant plus difficile de communiquer avec l’autre si nous sommes incapables de cerner son état d’esprit. « Il n’est pas simple de tracer une ligne nette entre nos états d’esprit et nos perceptions du monde, les souvenirs que nous en avons, ou les fantaisies de notre imagination qui s’inspirent à la fois de nos perceptions et de nos souvenirs. Le monde dont nous avons l’expérience est en nous et à nous. » Les mots de l’écrivain, qui cherche à cerner les incommunications, résonnent encore plus fortement face aux œuvres de l’artiste plasticien Idris Khan. À la manière des taches d’encre du test de Rorschach, les photographies d’Idris Khan nous invitent à une rêverie introspective. Dans quelle mesure l’engagement du spectateur façonne-t-il l’objet qu’il regarde ? De quelle nature est le regard de l’Autre, connu ou inconnu ? Dans cette perspective où les perceptions des uns et des autres se rencontrent et se mêlent, les notions d’individualité et de temps disparaissent.

10Le livre, en plaçant ces photographies dans un contexte multi-sensoriel et multiculturel, emprunte une trajectoire duchampienne de confrontation libre, comme pour atteindre une vision universelle de la nature de la perception humaine. Admettre qu’émetteur et récepteur disposent nécessairement de versions différentes de l’interaction et que chacune est digne de considération, c’est replacer l’altérité au cœur d’une communication qui prend tout son sens parce que l’on accepte de mal se comprendre. Selon l’idée postmoderne que nous sommes constitués de langages, donc que nous ne sommes pas une personne mais plusieurs (Deleuze, 1982 ou Guattari, 2011), nos identités sont forcément mouvantes et évoluent à travers le temps. Pour cette raison, le texte de Siri Hustvedt a été traduit en français, en braille et en urdu, l’une des langues maternelles de l’artiste.

11Le studio Nordsix a retranscrit cette expérience multi-sensorielle dans le graphisme des pages. Différents papiers aux textures surprenantes, la plupart japonais, offrent des nuances infinies de gris, figurant la multiplicité de nos états d’esprit. La superposition des papiers transparents, en créant des tableaux changeants au fil des pages, évoque la synchronisation de nos états d’âme. Enfin, pour le dernier cahier du texte – qui rassemble les traductions en français et en braille –, a été dessinée une police qui surimpose le braille à notre alphabet afin de permettre aux lecteurs voyants et non voyants une lecture simultanée du texte.

12Toutes ces versions du texte renvoient à différentes expériences, visuelles et sensorielles, à différentes perspectives qui sont interconnectées.

13Le boîtier du livre, recouvert d’ardoise, ressemble à un codex minéral. Il abrite une tablette de céramique mystérieuse, créée par l’artiste, qui évoque la surface mouvante de l’eau et laisse entrevoir quelques phrases difficilement lisibles. En contemplant la surface de cette plaque de céramique qui reflète notre image en la déformant, on essaie de déchiffrer un message codé sans cesse mouvant. Il nous rappelle l’importance du symbole, comme parade à l’incommunicabilité humaine.

Un État d’esprit fusionnel

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Un État d’esprit fusionnel

Livre d’artistes publié par les éditions Take5, photographies Idris Khan, texte Siri Hustvedt, boîtier Idris Khan, graphisme Studio Nordsix. 30 exemplaires.

14C’est ainsi qu’au sein de chaque projet de livre des éditions Take5, une alchimie opère mystérieusement entre les différents intervenants (auteur, photographe, graphiste, designer, traducteur, éditeur). Naît-elle d’un phénomène de sérendipité (cf. Nourry et Ansermet, 2017), communication fortuite ou heureux hasard, comme le suggère le Pr. Ansermet ? La communicabilité opère, à un autre niveau : « Ce processus est bien un type de communication au sens non trivial du terme : action libre d’un sujet sur un autre sujet qui accueille le sens et l’intensité communiqués dans un esprit à la fois réceptif et critique. » (Rochlitz, 1996) C’est la liberté du lecteur qui finalement équilibre les mots et les images représentés. Le lecteur choisit librement dans quel ordre, à quel rythme il souhaite feuilleter le livre, s’attarder sur une page ou en sauter une autre, s’imprégner d’une idée ou la laisser pour une rencontre future avec le livre, privilégier la contemplation de l’image ou la sensation tactile. Par sa lecture singulière, il se réapproprie et reconstruit indéfiniment le livre. Il « communique » avec lui et avec les différentes œuvres qui le composent en introduisant une nouvelle dynamique, celle de sa jouissance esthétique, de son questionnement, de son indétermination.

Références bibliographiques

  • Adorno, T., L., Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974.
  • Basilico, G., Carnet de travail 1969-2006, Arles, Actes Sud, 2006.
  • Berger, J., Voir le voir, Paris, éditions B42, 2014.
  • Deleuze, G., Logique du sens, Paris, Minuit, 1982.
  • Eco, U., L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2015 [1965].
  • Guattari, F., Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, coll. « Monde en cours », 2011.
  • Hustvedt, S., A Mingling State of Mind, Genève, éditions Take5, 2019.
  • Mouawad, W. (texte) et Basilico, G. (photographies), Beyrouth, Genève, éditions Take5, 2008.
  • Nourry, P. et Ansermet, F., Serendipity, Arles, Actes Sud, 2017.
  • Rochlitz, R., Logique esthétique, Villeurbanne, Nouveau musée – Institut d’art contemporain, coll. « Les cahiers. Philosophie de l’art », 1996.
Céline Fribourg
Diplômée de Sciences Po et titulaire d’un mastère spécialisé dans l’édition à l’ESCP, Céline Fribourg publie depuis 26 ans des livres d’artistes réunissant les plus grands talents en matière d’art, de littérature et de design contemporain. Les livres font partie des collections de nombreux musées à travers le monde, comme le Centre Pompidou, le Reina Sofia, ou la Fondation Bodmer, et font régulièrement l’objet d’expositions dans des institutions publiques. Un des objectifs de l’éditrice est d’ouvrir son activité à l’interdisciplinarité. Après avoir suivi à Harvard le programme intitulé « Visual Thinking Strategy », elle souhaite collaborer de manière plus extensive et régulière avec des scientifiques afin de créer des passerelles entre l’art, la littérature et la science pour engager une réflexion globale sur les problèmes de notre époque.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0164
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