1L’incommunication humaine est « structurante pour l’individu et la société [1] » : c’est dans les blancs des mots et les trous de la communication que germe le sens. Au théâtre, l’incommunication est fondatrice. L’œuvre théâtrale (l’écriture et sa représentation) n’existerait pas sans l’écart entre ce que dit le personnage, ce qu’entend le protagoniste auquel il s’adresse, ce que comprend ou imagine le spectateur. Louis Jouvet (1954, p. 164) voit dans le théâtre des « jeux d’illusions réciproques, le théâtre est écrit par l’auteur qui propose cette illusion où il s’éblouit lui-même, puis l’acteur s’illusionne lui-même pour cette première fiction et le public vient pour en subir tous les effets ».
2À lire les mots-clés de l’appel à contribution d’articles sur « l’incommunication humaine [2] », on pourrait penser que cette liste dresse l’inventaire des thématiques qui structurent le répertoire théâtral classique et moderne. « Quiproquo », « équivoque », « malentendu », « sous-entendu », « obstacle », « ambiguïté », « désaccord », « embarras », « mésentente », « dispute », « dissension », « heurt », « confusion », « méprise », « erreur », « divergence », « différend », « brouille », « bouderie », « bisbille », « dissentiment », « friction », « imbroglio », « mécompte », « désordre », « mensonge »… Autant de termes qui renvoient à des signifiés partageant un même noyau de signification : celui d’un déficit de communication, générateur de confusions dans les relations interpersonnelles.
3Je souhaite examiner ici ce qui dans la représentation théâtrale – du point de vue du texte dramatique et de son énonciation – procède d’un processus d’incommunication entre les personnages ; celui-ci, d’ailleurs, n’acquiert sa dimension artistique qu’à travers la réception du spectateur. Sa « place », fixée par la mise en scène, lui permet de saisir les artifices de l’écriture qui échappent aux personnages. Je distinguerai deux types d’incommunication. D’une part, celle qui, dans le théâtre classique ou moderne, résulte de l’écriture dramatique et de la fable, c’est-à-dire de l’ensemble des actions jouées sur la scène par les personnages. D’autre part, celle qui dans le théâtre contemporain, par la médiation de l’acteur, provient de l’intérieur du langage envisagé comme l’ensemble de la langue (le système) et de son énonciation dans la parole du personnage.
Une incommunication structurelle
4Pour ce qui est du premier type d’incommunication qui relève de l’écriture de la fiction, j’irai chercher des exemples qui sont innombrables dans les situations dramatiques génératrices de l’incommunication.
5« Quiproquo » : une bonne partie des pièces de Feydeau est fondée sur le procédé dans lequel des protagonistes se méprennent sur l’identité d’un personnage auquel ils sont confrontés. Ainsi, dans Chat en poche, le personnage de Pacarel veut donner une représentation d’un opéra composé par sa propre fille qui a réécrit Faust d’après Gounod. Pour cela, il a fait venir chez lui un célèbre ténor de l’opéra de Bordeaux. Se présente alors un jeune Bordelais qui n’est pas celui qu’attendait Pacarel : il s’agit du fils de son ami Dufausset venu faire ses études de droit à Paris. Pacarel, le prenant pour le ténor en question, lui fait signer un contrat, provoquant ainsi une suite de quiproquos qui structurent le développement de la pièce.
6Un exemple de même nature est donné par une autre pièce de Feydeau, La dame de chez Maxim. Le docteur Petypon, entraîné par son collègue Mongicourt, a fait la fête jusqu’au petit matin chez Maxim. Mongicourt le découvre à midi, endormi dans le salon, sous un canapé renversé. De la chambre, sort la Môme Crevette, une danseuse du Moulin Rouge que les deux noceurs ont rencontrée la veille. Le général Petypon arrive inopinément ; il prend la « Môme » pour l’épouse de son neveu et les invite au mariage de sa nièce Clémentine, dans son château en Touraine. Le docteur se voit contraint d’emmener la danseuse avec lui… Et s’entrelacent alors les quiproquos : l’épouse du docteur qu’il faut éloigner à tout prix ; les dames de province, prenant la Môme Crevette pour la femme du docteur, se mettent, par mimétisme, à l’imiter dans son allure et son parler truculent…
7« Équivoque » : ce processus où une personne est prise pour une autre est au centre de la dynamique d’un grand nombre de pièces de Marivaux. Il en va ainsi dans Le Jeu de l’amour et du hasard qui procède d’une double équivoque. Les parents de Dorante veulent lui faire épouser Silvia. Avant de s’y résoudre, il décide pour mieux connaître cette dernière d’échanger son identité avec celle de son valet Arlequin. Silvia recourt de son côté au même stratagème et se présente sous l’apparence de Lisette, sa femme de chambre. Ici, comme dans d’autres comédies de Marivaux, l’équivoque résulte non de l’ambiguïté des sentiments des personnages ou de leur indécision psychologique mais d’un stratagème qu’ils ont construit pour mieux maîtriser la situation et la rendre compatible avec la hiérarchie sociale.
8Dans Les Fausses Confidences, Marivaux imagine une série de manigances et de mensonges afin de favoriser l’amour de personnages qui n’appartiennent pas à la même catégorie sociale et dont les fortunes sont différentes. Dorante, un jeune noble, a perdu sa fortune ; Dubois, son ancien valet, le quitte pour entrer au service d’Araminte, riche héritière et ravissante, jeune veuve. Il fait passer son ancien maître pour le nouvel intendant de Monsieur Rémy, procureur et oncle de Dorante. Le subterfuge, dans Les Fausses Confidences, comme dans d’autres pièces de Marivaux, n’est pas une simple tromperie, il relève d’une stratégie – de ce que Michel Deguy a appelé « la machine matrimoniale » –, produit d’un dispositif, au sens qu’en donnait Foucault.
Dispositifs dramaturgiques
9Pour comprendre l’efficacité des actions jouées sur la scène, il peut être utile de se référer à des notions des sciences humaines et sociales. La notion de « dispositif » peut, en l’occurrence, être d’une certaine utilité pour comprendre les conditions de réalisation et la performativité de la parole des personnages. Le terme de dispositif est central dans la pensée de Michel Foucault lorsqu’il commence à s’occuper du « gouvernement » des hommes. Dans un entretien de 1977, il déclare :
Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions administratives, […] des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif.
11Le dispositif, pour Foucault, est de nature essentiellement stratégique. Il relève d’une certaine manipulation du rapport de forces : le dispositif est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir. Giorgio Agamben généralise la notion de dispositif proposée par Foucault. Il appelle dispositif :
tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.
13Cette extension de signification est particulièrement pertinente comme élément d’analyse des effets de la dramaturgie. Le dispositif, présent dans l’écriture et concrétisé sur la scène, organise et déploie le réseau des incommunications. Celles-ci prennent un sens dans un contexte où règnent des relations de pouvoir ; la mise en scène, dans sa pratique du texte, a pour finalité d’attirer l’attention du spectateur, d’orienter son écoute et sa vision, de déterminer sa réception.
14Pour ce qui est du terme « Dispute », aux deux sens du mot, celui de délibération contradictoire et d’opposition des discours, les exemples sont multiples dans le répertoire. Au premier sens, une pièce de Marivaux ne porte-t-elle pas ce titre ? L’objet de la dispute entre Hermianne et le Prince est de savoir qui de l’homme ou de la femme est le plus porté à l’inconstance.
Le prince : – Vous savez la question que nous agitâmes hier au soir. Vous souteniez contre toute ma cour que ce n’était pas votre sexe, mais le nôtre, qui avait le premier donné l’exemple de l’inconstance et de l’infidélité en amour.
16Le dispositif expérimental imaginé par le prince pour évaluer ce qu’il en est relève d’une rare complexité. Ce dernier a fait élever séparément quatre enfants blancs, deux filles et deux garçons, élevés par des serviteurs noirs et mis à l’écart de la société pendant toute leur enfance et leur adolescence. Le rideau se lève sur deux jeunes personnes, Azor et Églé, qui s’éprennent rapidement l’une de l’autre. Deux autres jeunes gens de sexes opposés arrivent à leur tour, troublant ainsi l’équilibre qui s’était installé entre les deux premiers. Le développement de cette expérience permettra de mettre fin à la dispute, dans la mesure où les mécanismes de séduction et d’infidélité se manifestent indifféremment du sexe des personnages.
17Avec les termes de « mésentente », « dissentiment » « friction », « heurt », « divergence », « brouille » et autre « bisbille », nous entrons dans un monde d’opposition d’intérêts et de conflits de valeurs éthiques placés au centre des situations dramatiques d’un très grand nombre de pièces du répertoire classique. La dynamique de la fiction théâtrale s’effectue selon un processus d’affrontement entre des positions idéologiques et culturelles antagonistes. Nous ne donnerons que deux exemples significatifs. Le Marchand de Venise de Shakespeare illustre, notamment dans la scène du procès, cette thématique du conflit d’idées et de représentations à propos du comportement social du juif Shylock, l’usurier. Un conflit de représentations est sans aucun doute au centre d’une pièce comme Le Tartuffe. Trop de mises en scène du chef-d’œuvre de Molière se sont contentées de mettre en scène des oppositions de nature psychologique entre le personnage de Tartuffe et la famille dans laquelle il est entré en manifestant publiquement les signes de la plus grande piété. Ce qui unit Tartuffe et Orgon et les oppose au reste de la famille, au-delà certes de leur affinité, est le fait d’une incommunication de nature culturelle dans une société encore sous l’emprise du religieux qui s’ouvre à une libération des mœurs et à l’émancipation vis-à-vis du chef de famille.
Le déguisement comme dispositif
18Il faudrait se livrer à une analyse fouillée des comédies de Shakespeare pour identifier les modalités par lesquelles les personnages sont conduits avec le sentiment amoureux à pénétrer dans la zone du risque, de l’inquiétude et de la méprise. Le grand critique de théâtre, Jan Kott, dans un livre majeur, Shakespeare notre contemporain (1978), met en évidence la pertinence du théâtre dans la révélation des passions humaines, celles du pouvoir, de l’amour, de l’ambition, de la vengeance… Et pour ce qui est de la recherche de l’amour – de l’ambiguïté et de la fragilité de ce sentiment –, c’est au dispositif du déguisement que Shakespeare fait appel. Dans La Nuit des rois, il y a quelque chose de troublant. La jeune fille, Viola, se déguise en garçon, Cesario, mais auparavant, pour jouer sur la scène élisabéthaine, le garçon s’était déguisé en fille.
19Comme le remarque Kott, si la pièce raconte l’histoire de deux jumeaux où la sœur a perdu le frère au cours d’un naufrage, « l’intrigue n’est qu’un prétexte : le sujet c’est le déguisement ». Viola pour entrer au service du Duc doit faire semblant d’être un garçon. En Illyrie, dans ce pays, « l’ambiguïté est le principe, tant de l’amour que de la comédie », Viola n’est ni garçon, ni une fille. Viola-Cesario « c’est le garçon-fille des Sonnets » (Ibid., p. 219). Viola est simultanément éphèbe et androgyne. Le Duc, Viola, Olivia ne sont pas des caractères, « ils sont creux. […] Il en est ainsi à la surface du dialogue, et au niveau le plus élevé de la mascarade shakespearienne » (Ibid., p. 220). Le Duc aime Olivia, Olivia aime Cesario, Cesario aime le Duc. Pour Olivia, Viola est un garçon efféminé ; pour le Duc, elle est une fille garçonnière. Olivia et le Duc sont simultanément amoureux de Cesario-Viola, du garçon-fille.
20Le déguisement est le moyen de toutes les métamorphoses. Le travestissement est ce qui permet au Duc, à Viola et à Olivia de se poursuivre sans parvenir à se rejoindre. Pour Kott, « le thème véritable de l’Illyrie est le delirium amoris, autrement dit la métamorphose des sexes » (Ibid., p. 223). Si bien que l’incommunication des sexes, le cercle infernal, le cercle vicieux, qui accueille la course du trio – le Duc, Viola, Olivia – résulte du drame de l’amour et de l’ambiguïté même du sentiment amoureux.
Une incommunication générée de l’intérieur du langage
21La représentation théâtrale est un espace et un temps où le spectateur est confronté à des antagonismes. Dans le théâtre contemporain, celui de la deuxième partie du xxe siècle, l’incommunication provient moins des situations et des fonctions dramatiques telles qu’elles se concrétisent dans les personnages : elle surgit au sein même de l’écriture.
22Lewis Caroll avait déjà mis en évidence l’incompréhension qui se manifeste par l’usage des mots et la signification différente qui leur est donnée. La difficulté communicationnelle est de se mettre d’accord sur l’objet dont on parle.
« Quand j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie exactement ce que j’ai décidé qu’il signifie, ni plus, ni moins » ; à l’objection d’Alice qui demande si on peut donner autant de sens différents à un mot, Humpty Dumpty répond « la question est de savoir qui est le maître ».
24Pour identifier la source même de l’incommunication au sein du langage (langue et parole), j’évoquerai, dans l’ordre chronologique de l’écriture, trois auteurs qui ont marqué l’écriture théâtrale des quarante dernières années. Il s’agit de Nathalie Sarraute avec Pour oui ou pour un non (1982) ; de Yasmina Reza avec Art (1994) et de Jean-Claude Grumberg avec les dialogues des Ça va ? (2008). Ces trois auteurs contemporains ne se contentent pas de jouer avec les mots, comme pouvaient le faire les auteurs catalogués dans la catégorie du « théâtre de l’absurde », appellation qui, d’ailleurs, n’a pas grand sens. Ces derniers (Ionesco, Adamov, Pinget, etc.), au cours des années 1950, se situaient dans une déstructuration du langage.
25Les trois auteurs que j’aborde se situent dans une perspective différente. Les incommunications qui se manifestent relèvent moins des caractères des personnages que de la structure même de leurs relations. Les dysfonctionnements qui viennent perturber leurs rapports se rapportent à des points de vue qui n’arrivent pas à s’objectiver, à des conflits sous-jacents qu’ils ne maîtrisent pas, à des usages de la parole impuissante à nommer et dénouer leurs oppositions.
Pour un oui ou pour un non : l’énonciation comme production du sens
26On prétend généralement que l’art a pour fonction d’exprimer ce qui demeure caché, enfoui dans la conscience ou encore inexprimable. Roland Barthes (1964), dans ses Essais critiques, développe un point de vue opposé.
Toute la tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable, d’enlever à la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions, une parole autre, une parole exacte [3].
28Comme l’écrit Arnaud Rykner (1999, p. 7), dans sa préface à la réédition de la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour non, cette dernière, depuis ses premiers écrits et la rédaction des premiers Tropismes, vise à « défaire patiemment les constructions mensongères ou simplement illusoires de la “langue du monde” ».
29Et c’est précisément parce que les mots touchent ceux à qui ils sont adressés qu’il faut s’attacher à leur énonciation, à l’acte de parole pour comprendre au plus profond ce que la routine de la communication gèle et recouvre. C’est ce qui arrive aux deux personnages, H.1 et H.2, de la pièce.
30Ces deux amis se retrouvent après être restés quelque temps éloignés. H.1 s’étonne de la distance que H.2 semble avoir installée entre eux ; il veut connaître la raison du refroidissement d’une amitié ancienne et profonde. H.2 se refuse d’admettre la réalité de la déliaison. Il nie et affirme qu’il n’en est rien. Il finit par avouer qu’il a voulu rompre avec son ami lorsque ce dernier lui a répondu « c’est bien ça », après qu’il se soit vanté auprès de lui d’un petit succès sans importance. Plus précisément, la réplique de H.1 aurait été : « C’est biiien… ça… », avec un accent sur le « bien » et un suspens avant le « ça ». Cette réplique a provoqué chez H.2 une fracture qu’aucun dialogue ne peut réparer. La parole ne semble plus avoir le pouvoir de soigner les plaies causées par l’intonation de H.1. L’incommunication est désormais le registre de leur relation. Tout au long de leur dialogue, une amitié se brise, dans l’ironie et la fureur. H.2 peut être désigné comme celui qui « pour un oui ou pour un non » met fin de manière incompréhensible à une relation confiante. La simultanéité de ce qui est formulé et de ce qui est entendu ; l’affrontement entre l’informulé et l’impuissance à dire sont constitutifs de l’action dramatique chez Sarraute. Comme l’analyse Rykner : « Si le dialogue échoue à dénouer la crise […], s’il ne fait que l’aggraver, c’est que l’inconnu ne peut se réduire au connu » (Ibid., p. 13).
31L’illusion de la transparence des relations humaines se dévoile et la rencontre se conclut par une incompréhension profonde entre les deux amis : est-il possible de rompre pour oui ou pour un non ?
H.2 – Oui ou non ?…
H.1 – Ce n’est pourtant pas la même chose…
H. 2 – En effet : Oui. Ou non.
H.1 – Oui
H.2 – Non !
Art : une controverse subjective sur une notion floue
33La pièce de Yasmina Reza, Art, tire sa singularité, sa drôlerie, son universalité du traitement par le biais de la comédie d’une question philosophique qui interroge le monde de l’art depuis le début du xxe siècle, en particulier à propos des arts plastiques : « Qu’est-ce qu’un objet l’art ? » Pour l’anthropologie, l’art est empiriquement constitué de tout ce que les humains nomment art. La réponse de la philosophie anglo-saxonne, tout comme celle de celle de Marcel Duchamp, avec ses Readymade, est d’affirmer que les conditions nécessaires et suffisantes pour parler d’« œuvre d’art » sont l’artefactualité de l’objet et le statut conféré par une institution (Dickie, 1992).
34Yasmina Reza répond à cette question en écrivaine de théâtre : elle montre à travers trois personnages de sa pièce (Marc, Serge, Yvan) combien l’art est affaire de goût, c’est-à-dire de subjectivité, et comme le dit le bon sens « des goûts et des couleurs on ne discute pas », sinon à tomber dans l’incompréhension, l’affrontement, l’incommunication.
35La première réplique de la pièce installe parfaitement la situation, celle qui résulte de l’appréhension contradictoire de deux amis proches sur une œuvre et des conséquences de cette guerre du goût sur leurs relations :
Marc seul.
Marc. – Mon ami Serge a acheté un tableau.
C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux.
Mon ami Serge est un ami depuis longtemps. C’est un garçon qui a bien réussi, il est médecin dermatologue et il aime l’art.
Lundi, je suis allé voir le tableau que Serge avait acquis mais qu’il convoitait depuis plusieurs mois. Un tableau blanc, avec des liserés blancs.
Les Ça va de Grumberg : psychopathologie de la relation humaine
37À la question « Ça va ? », la plupart d’entre nous, la plupart du temps, réagissons par un « Ça va ! » qui vaut aussi bien comme affirmation que comme retour à l’envoyeur. Ce noyau élémentaire de l’échange constitue la brique du savoir-vivre. Seuls les angoissés, les bavards et les philosophes – catégories qui partagent une certaine disposition à se laisser déborder par le verbalisme – se sentent obligés de prolonger le premier contact pour se répandre, sans y avoir été invités, dans des considérations sur leur état personnel ou sur celui du monde. Ainsi le çavavirus, tel que le nomme Grumberg dans ses 45 ça va (2014), s’attaque à une fonction du langage qui consiste à lancer à l’autre une balise de reconnaissance ; la malignité du virus transforme en confession sans confesseur, voire en plainte existentielle, ce qui devrait se limiter à une réponse lapidaire, la plus neutre possible.
38Grumberg ne se contente pas de dresser un tableau symptomatique de cette pandémie qui fragilise la cohésion sociale. Il nous offre le moyen d’éviter le piège de la relation « sparadrap », celle dont il est si difficile de se défaire, celle qui colle à l’interlocuteur comme la boule de gomme au dentier. La première séquence des « ça va » permet d’éviter le piège élémentaire, celui de l’empathie.
– Ça va ?
– Non.
40La relation, à peine installée, elle se délite ainsi immédiatement lorsque la question, qui n’en est pas vraiment une, suscite une réponse claire et définitive : « Non » ! Prendre le risque d’élucider la raison de la négation engage le questionneur dans un traquenard dont il n’arrivera plus à se dépêtrer. La machine infernale est lancée. L’incommunication s’installe.
41Et durant les séquences de ces 45 dialogues fondés sur la même apostrophe, « Ça va ? », se dévoilent les ambiguïtés, les malentendus, les attentes toujours insatisfaites, comme les réponses décalées. Comment partager le poids de la condition humaine lorsque la question, « Qu’est-ce qui ne va pas ? » suscite une réponse définitive : « J’ai envie de me foutre en l’air » ?
42Les 45 séquences déclinent les mille et un tourments constitutifs des pathologies relationnelles.
43L’écriture de Jean-Claude Grumberg met à nu la condition du sujet parlant. Prendre la parole, c’est agir sur l’autre. « Quand dire, c’est faire », écrivait le linguiste J. L. Austin (1991). L’écriture est minimale, l’ouverture du sens est maximale ; elle met en forme artistique une des théories les plus novatrices de la linguistique contemporaine. La langue ne sert pas seulement à transmettre des énoncés sur le monde ; elle vise aussi à établir des contacts et des relations interpersonnelles. Les 45 ça va valent comme traité politique de la relation.
44Il n’y a pas des personnages dans les Ça va, au sens où il n’y a pas d’arrière-plan de vécu, des motivations ou encore des références socio-psychologiques. Il y a des locuteurs qui s’engagent dans des rapports entre Je et Tu. Comment s’étonner alors que l’incommunication soit une des composantes de ces derniers ? L’incommunication s’oppose à la confusion des personnes ; elle est le garant de leur singularité irréductible. Elle aurait pu se présenter avec la référence à Adorno. Celui-ci écrit : « Cependant, la communication des œuvres d’art avec l’extérieur, avec le monde dans lequel elles se ferment, heureusement ou malheureusement, se produit par la non-communication. » (Adorno, 2011, p. 20) Et plus loin dans ce même texte : « Aucune œuvre d’art ne doit être décrite ni expliquée à travers les catégories de la communication. » (Ibid., p. 146)
Notes
-
[1]
Appel à contributions, Hermès 84, en ligne sur : <hermes.hypotheses.org/2294>.
-
[2]
Ibid.
-
[3]
C’est Barthes qui souligne.
-
[4]
C’est Reza qui souligne.