1Comment communiquer sur ce que l’on peut difficilement voir, ou, plus largement, appréhender ? Les changements climatiques constituent désormais une question sociétale omniprésente, en débat dans l’espace public. Les rapports scientifiques alarmants sur les variations climatiques, sur les niveaux de pollution et la mise en danger des écosystèmes, sont récurrents. Ils sont conjugués à la répétition de dérèglements climatiques et migratoires et à la mobilisation croissante de la société civile. Il apparaît que le renforcement d’une réponse globale aux changements climatiques, couplé à des solutions de développement soutenable et à des efforts de réduction de la pauvreté, est devenu une question de survie de l’humanité. L’engagement dans un processus de décarbonation est impératif. Cependant, cette entreprise semble difficilement communicable auprès des dirigeants des États, et semble reçue de manière inégale auprès des populations. Elle n’est en tout cas pas suffisamment prégnante pour susciter une prise de conscience individuelle et collective des changements climatiques qui ouvre sur des mutations radicales et généralisées des modes de vie. Elle suscite la confrontation à une situation qui relève à la fois de l’incommunicabilité et, paradoxalement, d’une sensibilisation croissante de la part des médias et des populations.
2La diversité des formes communicationnelles sur les changements climatiques émerge et se développe. Celles-ci peuvent être de nature scientifique ou éducative, politique, militante, voire patrimoniale et artistique. Elles s’inscrivent dans la finalité de rendre compte, à différents niveaux d’échelle, des évolutions sociétales relatives aux interactions entre l’homme et son environnement naturel. Les liens entre communication, incommunication et acommunication (Wolton, 2018) constituent les points d’appui conceptuels pour penser ensemble les formes communicationnelles, les acteurs qui les portent et leur circulation dans l’espace public. Cette question complexe nécessite la construction d’une méthodologie interdisciplinaire ouvrant sur sa description et son analyse dans l’espace public.
Des sciences environnementales aux humanités environnementales
3Les préoccupations relatives aux changements climatiques, à la préservation des espèces végétales et animales ainsi qu’à l’impact de la présence humaine sur l’environnement naturel sont devenues centrales. Elles font l’objet de nombreuses études dans les sciences de l’environnement, à la croisée des sciences physiques et biologiques ainsi que d’autres disciplines, telles que la climatologie, la géologie ou l’écologie. La perspective d’un modèle de développement non soutenable fait émerger des doutes et une situation de forte incertitude. Le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), publié en octobre 2018 par 91 scientifiques de 40 pays (IPCC, 2018), stipule que si l’objectif de limiter l’augmentation de la température globale à 1,5 degré n’est pas respecté [1], la planète deviendra inhabitable par les humains dans un avenir proche. Les conclusions du rapport de synthèse international sur l’évaluation des écosystèmes, établi en 2005 par plus de 1 300 experts de toutes disciplines scientifiques de 91 pays à l’intention des Nations Unies (Corvalan et al., 2005), dressent le constat des modifications profondes, en grande partie irréversibles à une échelle mondiale, des écosystèmes sous l’impact de facteurs anthropiques. La crise de la biodiversité est située à l’échelle planétaire. Ces travaux sont en lien étroit avec les sciences de la santé en raison des conséquences sanitaires des mutations observées. Il est apparu que les activités humaines et l’exploitation des ressources naturelles (activités industrielles ou minières, exploitation agricole, gestion des déchets, etc.) génèrent une contamination de l’environnement – des sols, de l’eau, de l’air – qui soulève de nombreux problèmes de santé environnementale. L’Organisation mondiale de la santé, en formulant une « stratégie mondiale globale sur la santé, l’environnement et les changements climatiques » (OMS, 2018), souligne ces interactions. Une « approche écosystémique » de la santé des populations (De Plaen et Kilelu, 2004) réside dans l’analyse des relations des individus à leur écosystème.
4Le développement d’une « pensée écologique » est situé à la croisée des sciences de la nature et des sciences humaines (Bourg et Papaux, 2015, p. 756-759). La remise en cause épistémologique des sciences de la nature par les sciences humaines et sociales s’appuie sur une critique de l’anthropocentrisme des catégories historiquement situées qui y sont conceptualisées, notamment la nature, l’environnement, l’écosystème, le milieu. Ces derniers, dont le statut ontologique relatif fait l’objet de nombreux débats, nécessitent, pour pouvoir être pensés et mis en question, l’ouverture vers les sciences de la société (Blanc et al., 2017, p. 15-16). Les humanités environnementales se sont développées dans la « polyphonie des disciplines », en revendiquant une interdisciplinarité et en prenant position « contre l’hégémonie des sciences et des techniques qui effaceraient les différences culturelles » (Ibid.).
5Les approches de ces courants de recherche, tels que l’écologie politique, l’éthno-écologie, la géographie et la sociologie environnementales, sont fondées sur l’analyse des dimensions politiques, sociales et culturelles des acteurs, ainsi que sur leurs pratiques, leurs relations et leurs interactions avec leurs milieux. Le changement de niveau d’échelle du global au local rend visibles, par des enquêtes de terrain, les multiples formes d’action locales engagées par les populations confrontées à des problèmes environnementaux. Les approches en sciences sociales de type sociologique ou ethnographique analysent, à une échelle locale (les plans d’action environnementaux d’une ville), voire microsociale (les projets d’un comité de quartier ou d’un collectif d’habitants), le traitement de questions environnementales par les logiques d’acteurs et leurs interactions (Chateauraynaud, 2018). Elles peuvent faire apparaître des démarches de débat public et d’engagement citoyen. Les initiatives de projets collectifs, avec les stratégies, les arguments et les actions de communication déployés, permettent d’appréhender les rapports de pouvoir entre différentes catégories d’acteurs, les inégalités politiques et sociales, voire les controverses publiques (Ibid.). Ces enquêtes, situées à l’articulation d’échelles globales et locales, étudient les groupes, leurs interactions – voire leurs conflits – au sein de leurs milieux sociaux.
Des formes communicationnelles mondiales aux actions territorialisées
6Les modélisations sur des projections climatiques mises en œuvre dans les travaux prospectifs du Giec s’inscrivent dans une approche globale et systémique des phénomènes naturels. La communication des modèles climatiques par des chercheurs en science environnementale à l’intention de la sphère politique a accentué les difficultés à rendre compte de leur grande complexité. Il en résulte que « [si] les modèles ne peuvent rendre compte exactement de l’ensemble des phénomènes naturels, ils caricaturent l’extrême complexité des conditions socioéconomiques qu’on suppose être celles de l’ensemble des humains à des horizons à plusieurs générations ». La traduction de ces modèles dans une politique d’actions préventives est problématique (Tabeaud, 2013).
7Les conférences mondiales sur le climat constituent le dispositif organisationnel et événementiel mettant en scène cette question complexe ; elle prend la forme d’une controverse géopolitique et économique. La COP 24 (2018) à Katowice, en Pologne, a échoué, comme les précédentes, à faire accepter par les 196 pays présents l’engagement dans des efforts collectifs accrus de transition écologique. Les formes d’incommunication apparaissent dans les comptes rendus médiatisés qui font état de débats interminables, de négociations difficiles, de confrontations et au final de situations de blocage. Les organisations non gouvernementales (ONG) environnementalistes, très actives, sont présentes en grand nombre – 7 000 représentants d’ONG à la conférence de Johannesburg en 2002. En disposant de « ressources supérieures à celles de bien des États » (Ibid.), ces « acteurs incontournables » jouent un rôle de poids dans les négociations en œuvrant « comme courroies de transmission entre les organisations internationales et les gouvernements, comme médiateurs entre les États, comme consultants ou groupes de pression » (Ibid.). Dans cette arène mondiale, l’affrontement des parties prenantes – les grands pays pétroliers, les pays européens eux-mêmes divisés, les 47 pays les moins avancés, les ONG – répond à des logiques politico-économiques qui semblent inconciliables. Les stratégies de communication des acteurs apparaissent dans les actions de lobbying, les tentatives de persuasion ou de conciliation, les pressions de l’Organisation des Nations unies (ONU) et des ONG ; les schémas narratifs d’influence des spin doctors évoluent vers des logiques de transgression et de surenchère des discours politiques agressifs propres au « clash » (Salmon, 2019). Il en résulte que les États ne se sont pas engagés, jusqu’à maintenant, dans une dynamique suffisante de changement.
8Les prises de position des ONG dans l’espace public défendent de grandes causes environnementales universelles sur la protection du climat ou de la biodiversité. Leurs stratégies de communication s’appuient sur un « répertoire médiatique » militant (Ollitrault, 1999) et un lexique sociopolitique usant de « formules » (Krieg-Planque, 2009) – comme « urgence climatique », « justice climatique » ou « écocide ». Parmi leurs actions récentes figure l’organisation de pétitions en ligne allant jusqu’à l’assignation de l’État en justice pour inaction climatique et non-respect de ses obligations internationales et nationales. La pétition « L’Affaire du siècle » pour le climat, organisée par quatre ONG (Fondation pour la nature et l’homme, Greenpeace France, Notre Affaire à tous, Oxfam France) en décembre 2018, a fait date en recueillant plus de deux millions de signatures après deux mois.
9Les rapports médiatisés des sciences environnementales, les conférences géopolitiques sur le climat et les stratégies militantes des ONG se situent à une échelle mondiale selon une vocation universelle. Ces formes communicationnelles placent les populations dans une situation d’impuissance face aux problèmes globaux de l’environnement : comment est-il possible de réagir aux processus amorcés de changement climatique et d’effondrement de la biodiversité lorsqu’ils sont annoncés à l’échelle de la planète ? La société civile manifeste son inquiétude croissante face aux politiques étatiques dilatoires constatées lors de la COP 24. Elle s’exprime par des marches citoyennes pour le climat, telles les 120 marches en France fin 2018 ; des jeunes engagent dans plusieurs villes (en Suède, Belgique, Australie, Suisse ou France) des « grèves scolaires pour le climat » à l’initiative d’une militante suédoise de 15 ans, Greta Thunberg. Des groupements d’industriels prennent l’engagement de « décarboner » leurs activités. Des journalistes et des artistes se mobilisent par des prises de parole en faveur de l’écologie. Des scientifiques lancent de manière récurrente des alertes documentées et argumentées dans l’espace public.
10L’évolution vers des politiques publiques et des actions de communication territorialisées a ouvert la voie à des formes institutionnelles, collectives et individuelles d’engagement. En France, les politiques publiques se sont développées en articulant une échelle internationale ou européenne aux niveaux interministériel et ministériel, jusqu’aux collectivités territoriales. Ces politiques sont matérialisées par un dispositif législatif et réglementaire d’adaptation territorialisée passant par des lois et des programmes – notamment le Plan climat et la Charte pour l’environnement. Il ouvre à la participation de la société civile, selon les principes de la démocratie locale, sur les sujets du climat et de la qualité de l’air, de la santé environnementale, de la transition énergétique, de la préservation de la biodiversité et des milieux naturels. Toutefois, à l’échelle locale, d’autres formes communicationnelles d’engagement citoyen se développent en dehors de l’institutionnalisation de la participation. Des collectifs se constituent autour de projets de production et de consommation alternatifs dans leurs quartiers ou leurs villes, comme les jardins-potagers urbains (Cahn et al., 2018) ou le mouvement pour l’alimentation et la diversité Slow Food (Siniscalchi, 2013). Ils engagent également de manière conflictuelle des revendications sur des problèmes de santé environnementale liés à la pollution locale de l’air, des eaux et des sols.
De nouvelles formes communicationnelles et institutionnelles
11Publié aux États-Unis en 1962, Silent Spring (Printemps silencieux), de la biologiste Rachel Carson, alertait sur la destruction des populations d’oiseaux par le pesticide DDT et sur la pollution de l’environnement due aux produits chimiques. Considéré comme l’un des textes fondateurs de l’écologie, cet ouvrage littéraire est un plaidoyer pour la défense de la nature. Il amène à considérer les écosystèmes comme un patrimoine qu’il est nécessaire d’apprendre à regarder différemment, de mieux comprendre et de préserver.
12Comment faire ressentir – et non seulement comprendre – les interactions entre les altérations des écosystèmes et les conditions de vie humaine ? La chaire Arts & sciences (2017) de l’École polytechnique, de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs-PSL et de la fondation Daniel et Nina Carasso explore, par les arts, les interdépendances humaines avec le climat : « composer des tempêtes, réaliser des images vivantes avec des algues, faire pleurer des vitres, dessiner à l’échelle 1 l’ampleur des émissions de gaz polluants [2] » font partie de leurs nombreuses expérimentations. Dans la même direction, des artistes tentent de procurer des expériences sensibles, parfois militantes, par l’exposition de leurs œuvres dans l’espace public, comme un drapeau du Royaume-Uni aux couleurs changeantes en fonction du niveau de pollution de l’air (collectif The Unseen) ou des dômes géodésiques (Pollution Pods, M. Pinsky) où le visiteur expérimente une restitution figurée de l’atmosphère de cinq villes du monde.
13À la croisée des sciences et de la participation de non-scientifiques professionnels à la production de connaissances, des chercheurs mènent des études sur la biodiversité en partenariat avec des habitants sensibilisés et formés à son observation sur leurs lieux de vie (Houllier, 2016). Dans le cadre des sciences participatives, des observatoires de la biodiversité ordinaire sur la faune et la flore (tel Vigie-Nature, Muséum national d’histoire naturelle) se développent selon des objectifs scientifiques et pédagogiques.
14Des institutions scientifiques dédiées à l’étude et à la préservation des écosystèmes se sont développées en associant une mission patrimoniale et d’exposition muséale à une mission de médiation. Elles ont une filiation conceptuelle avec les écomusées, selon la vision novatrice globale du rapport de l’homme à son milieu proposée, dans les années 1970, par Georges Henri Rivière, alors directeur du Conseil international des musées (Icom). Les « musées communicants » (Hermès, 2011) s’appuient sur la dimension symbolique et communicationnelle de l’exposition qui est réalisée autant par la « procédure d’exposition » que par « l’opération de patrimonialisation dont bénéficient les objets du musée » exposés (Davallon, 1992). Une approche du musée comme média permet de penser « la relation sociale qui s’établit entre des acteurs sociaux et un ensemble d’objets de musée (des musealia) au cours de la visite » (Ibid.). Selon ce point de vue, les musées sont pensés comme des médias et étudiés comme des dispositifs sociaux comportant une dimension symbolique et une opérativité sociale. Toutefois, il est nécessaire de faire évoluer le terme de « patrimoine naturel » ; il ne s’agit pas de la « patrimonialisation des paysages » ou des parcs naturels, de l’intrication entre des ressources naturelles et des savoir-faire immatériels valorisés, ou des espèces animales ou végétales préservées et exploitées (Tardy et Rautenberg, 2013). Pour ces institutions, le patrimoine naturel est désormais considéré et étudié comme une condition de survie de l’humanité. Profondément modifié par la présence et l’action humaines, il présente, de manière indissociable, une dimension culturelle. Il est constitué par des écosystèmes dont les caractéristiques sont d’être vivants sur le plan biologique, tout en étant diffus du fait qu’ils constituent le milieu ambiant, les territoires et les espaces de vie des populations. Les variations climatiques, l’air, les sols, l’eau, la biodiversité, en font partie. L’institution Biosphere 2, située dans le désert de l’Arizona aux États-Unis, en est un exemple emblématique. Reprise depuis 2007 par l’université d’Arizona, elle est conjointement dédiée à l’étude des écosystèmes et l’impact de l’action humaine sur la biosphère, ainsi qu’à l’exposition des écosystèmes naturels dans le cadre d’un musée menant des actions éducatives et de médiation. Au Québec, un musée de l’environnement, la Biosphère, situé sur l’île Sainte-Hélène à Montréal dans l’ancien pavillon des États-Unis de l’Expo 67, s’inscrit dans des missions proches. En instituant les éléments constitutifs de la biosphère comme des objets d’exposition, ces institutions construisent un rapport différent de l’homme à son milieu.
15L’ampleur des enjeux liés aux changements climatiques, à la crise de la biodiversité, à l’altération de la couche d’ozone et à la pollution suscite l’inquiétude croissante de la société civile. Elle contribue à déstabiliser les sciences environnementales qui basculent dans l’incertitude. La perspective de la communication écologique, développée dans cet article, amène à considérer les écosystèmes comme un patrimoine, autant naturel que culturel, qu’il importe, de manière prioritaire, de connaître et de préserver, en tant que condition de la vie humaine et non humaine. L’attention est portée, en privilégiant des enquêtes menées dans des ancrages territoriaux et locaux, sur la grande diversité des situations et des formes communicationnelles. Elles se déploient au sein des alertes, des contestations, des controverses, des actions d’influence, des argumentations, des récits ou des débats. L’imbrication des politiques publiques, des stratégies des acteurs, des ruptures technologiques, des médias et des artefacts, apparaît dans les milieux d’interactions. Elle implique de penser de manière critique et réflexive, parmi les multiples initiatives locales, des modes de régulation et d’adaptation à la transition écologique intégrant des formes démocratiques et locales de concertation et d’action.