1Apparu depuis moins d’une décennie dans les salles de rédaction, le journalisme immersif est une pratique qui donne au spectateur l’impression très forte d’être plongé au cœur du reportage ou du documentaire. Les technologies utilisées pour favoriser l’immersion sont variées et peuvent être combinées : réalité virtuelle, réalité augmentée, réalité mixte et vidéo 360° permettent au journaliste de réaliser des reportages et des documentaires immersifs ; simple smartphone, écran d’ordinateur ou, de façon plus optimale, casque de réalité virtuelle, sont utilisés par le spectateur pour en faire l’expérience. Le journalisme immersif s’est surtout fait connaître par l’utilisation et la diffusion des vidéos 360° dont il sera question ici.
Les promesses du journalisme immersif
2L’expérimentation de ces technologies immersives par les journalistes s’inscrit dans une suite d’innovations qui bousculent les médias d’information depuis l’irruption du numérique dans les années 1990. Ils sont soumis à une accélération technique et sociale qui caractérise notre modernité (Rosa, 2012). Dans un contexte de crise de l’information et des médias, il s’agit de continuer à exister sur un marché concurrentiel en captant un public de plus en plus versatile et de proposer un traitement de l’information correspondant aux attentes supposées des « nouveaux » publics. Des genres traditionnels revisités et des formats de narration inédits tels que le newsgame et le webdocumentaire contribuent ainsi à étendre les « territoires du journalisme » (Mercier et Pignard-Cheynel, 2014). Par sa forme hybride, le journalisme immersif innove et mélange les langages de l’information, des jeux vidéo et du cinéma, à l’intersection de plusieurs univers médiatiques.
3Quelles sont les promesses du journalisme immersif qui le rendent si attractif ? Selon les promoteurs de cette pratique, elle montre une réalité « brute », sans filtre, qui favorise l’identification avec le reporter ou le personnage filmé. Or, le genre journalistique du reportage partage la même promesse car il consiste à faire revivre l’événement ou la situation afin de donner l’impression d’y assister soi-même. Il s’agit de rapporter et transmettre de l’émotion, toucher l’autre, vivre ce qu’il vit en se projetant dans son univers. C’est pourquoi les technologies immersives semblent adaptées au reportage : elles décuplent les effets de réalité et de présence en offrant un accès plus important au son, à l’image, au sentiment, à l’émotion à tel point qu’on parle de storyliving, et non plus de storytelling. Le spectateur doit se sentir immergé dans l’action représentée à l’image. Il devrait ainsi être davantage impliqué et touché par l’histoire qu’on lui présente, parce qu’il a aussi l’illusion de la vivre par l’effet de réalité renforcé. L’information ne serait plus seulement comprise, mais vécue, ressentie dans le corps et l’esprit.
4Fidélité à la réalité rapportée, préséance accordée à l’empathie comme dépassement de l’altérité et authenticité d’une expérience vécue à la première personne, le journalisme immersif promet de renouveler l’information. Comment pourrait-il susciter l’adhésion tout en rétablissant la confiance dans les médias ? Le reportage 360° y contribue au premier abord par sa forme et son contenu épistémique en ce qu’il répond à un « besoin de savoir » (Kovach et Rosenstiel, 2011) fondamental et donne par là des raisons et des motifs en faveur de cette confiance. Il se présente comme un dispositif de la transparence, qui exclut le hors-champ et va au-delà de ce que l’œil voit naturellement ou de ce qui pourrait être considéré comme occulté sciemment par le journaliste. À ce titre, il paraît dire le vrai. L’usage de la réalité virtuelle et de la vidéo 360° dans le journalisme exacerbe le paradoxe médiatique en donnant l’illusion de l’immédiateté (Marion, 1997). La médialité est efficace dans la mesure où elle s’efface. Et l’histoire des médias s’achemine vers le renforcement de cette illusion d’immédiateté et de transparence. Elle semble s’accomplir avec l’expérience immersive où le spectateur entre dans l’image. Le monde réel y serait offert sans médiation. Le reportage immersif cherche à effacer ces traces de toute représentation comme « façon de voir ». Il se donne pour objectif de tout nous montrer et, ce faisant, occulterait la médiation journalistique, même si cette transparence reste imparfaite, de nombreux indices dénotant la présence du journaliste dans la construction du récit et les commentaires. De plus, le spectateur qui veut accéder à cette expérience immédiate de l’information devra porter l’équipement, encore encombrant, prévu à cet effet, qui vient contrecarrer les intentions premières du dispositif, même si les technologies sont en cours d’évolution.
5Un rôle important du journalisme immersif serait de rétablir l’implication émotionnelle du public à l’égard des événements qui frappent notre monde, en se transportant « à la place de » et en considérant les événements comme réels. En effet, l’énorme quantité d’informations disponibles déversées par les médias suscite des inquiétudes quant à l’indifférence du public face à des sujets impliquant la souffrance humaine (Kinnick, Krugman et Cameron, 1996 ; O’Neill et Nicholson-Cole, 2009). Plus cruciale encore est la transformation du soi. En effet, le reportage 360° fait du spectateur un « spectacteur » : l’image est non plus vue, mais agie, donnant à travers les émotions ressenties un rôle central au corps dans ses relations avec la pensée. La réalité virtuelle serait un medium en accord avec l’idée, déjà décelée par Spinoza et reconnue par des neuroscientifiques, que l’esprit et le corps forment une unité : ce qui affecte l’un affecte l’autre, émotions et actions sont reliées (Damasio, 2003). L’information est expérimentée « à la première personne ».
6Or les thèmes de prédilection des reportages immersifs sont souvent engageants émotionnellement : guerres, réfugiés, migrants. Ils font ainsi apparaître dans la sphère publique des vies exposées à des conditions de vulnérabilité extrême de manière à susciter une vive émotion destinée à être vécue par le spectateur. Le choix du sujet du reportage ne peut échapper à un questionnement moral et politique mis en évidence par la philosophe Judith Butler (2005) quand il s’agit de déterminer ce qui est digne d’émotion. Selon elle, l’exposition de ces vies dans la sphère publique est liée à des questions biopolitiques, car elle a un effet normatif : en les présentant dans le but de susciter de l’empathie, on les considère comme dignes d’être pleurées, et donc dignes d’être vécues. Et on leur reconnaît ainsi le droit au soutien et à la protection. Mais l’usage de l’émotion ouvre aussi la voie à toutes les manipulations (Kool, 2016). Le journalisme immersif invite à en faire un usage éclairé adossé à un examen déontologique approfondi.
7Le journalisme sert à informer sur les questions d’actualité et concourt au débat public. Dans de nombreuses vidéos 360°, les participants ne peuvent pas interagir avec l’environnement : la « présence », limitée à la mobilité d’un pur regard désincarné, ne donne pas les moyens d’agir. Si le reportage est un acte de déracinement, le corps est ce point d’ancrage à partir duquel on construit son référentiel. Or dans certains reportages, celui qui s’immerge dans l’image en portant les lunettes adaptées constate, quand il baisse les yeux, qu’il est dépossédé de son corps et que sa présence dans l’image est fantomatique. Comment pourrait-il se tenir auprès de ceux dont il est question et se sentir concerné ? N’est-ce pas la négation de l’information comme acte de communication ? Le journalisme immersif renouvelle donc le questionnement concernant « les rapports entre information (ici, information-news) et communication, entre communication humaine et communication technique » (Wolton, 2018) par son désir d’abolir quelque chose qui relève de l’incommunication grâce à l’immédiateté et à l’effacement de la médiation journalistique. Avec la vidéo 360°, il s’agit d’afficher une vérité qui s’éprouverait comme expérience directe. On aurait affaire ici à une information qui se passerait de la communication et de la part d’incommunication que celle-ci suppose. Comment repenser le journalisme une fois sorti de la fascination pour les techniques (Wolton, 2018) ? D’autant qu’il s’agit là d’une fascination pour les innovations qui réinvestit dans chaque « nouvelle technologie » les mêmes désirs de transparence, de vérité et d’engagement des publics. Ne faudrait-il pas se dégriser de cette fuite en avant qui permettrait de se défaire du mythe de l’information-vérité fondée sur une illusoire immédiateté ?
Retrouver l’altérité et la distance
8Cependant, certains médias parviennent à dépasser ces illusions et ces mythes en mettant les potentialités du reportage immersif au service d’un projet éditorial. Par exemple, Contrast, le média immersif d’Al Jazeera spécialisé dans l’utilisation de la vidéo à 360° et de la réalité virtuelle, privilégie les communautés dont la voix est peu entendue alors qu’elles sont aux avant-postes des crises et des conflits. L’information devient alors un acte de communication laissant toute sa place à l’altérité et à l’« affrontement de visions du monde » de la part de ceux qui prennent la parole dans ces reportages, en lui donnant toute sa portée politique.
9Le journalisme est investi d’une mission fondamentale : informer le citoyen pour qu’il agisse de façon éclairée dans la société (Kovach et Rosenstiel, 2011). L’une des questions récurrentes touche la façon dont les utilisateurs interagissent avec le journalisme immersif et s’il les encourage effectivement à découvrir une nouvelle perspective sur les faits. Informer exige le respect scrupuleux de la vérité tout en faisant preuve de probité pour être légitime. Le journalisme immersif n’échappe pas à un questionnement épistémologique sur la qualité de l’information rapportée autant qu’à un questionnement éthique sur la légitimité morale d’une pratique qui rendrait « émotionnellement vulnérable » un spectateur. Restent des questions en suspens : le recours à ces technologies dans les reportages audiovisuels et leur manière d’envisager le rapport entre information et communication traduisent-ils une réponse pertinente pour faire face à la crise de l’information ? Suffiront-ils à rétablir la confiance avec le public ?