Une nouvelle humanité communicante
1Les produits numériques sont devenus une part intégrante de notre vie, vitaux pour une masse non négligeable des citoyens du monde qui vont jusqu’à ressentir que leur présence en tant « qu’être-social dans un espace communautaire ouvert » (Tanabe, 2013) en est tributaire. Avec l’avènement de l’intelligence artificielle (IA), cette dépendance va s’amplifier, vu la relation de complémentarité qui va s’instaurer entre la machine et l’Homme, qui va accroître nos capacités physiques et mentales et nous permettre d’aller plus vite plus loin. Nous ne sommes pas encore au stade où la machine a la capacité de gérer consciemment l’humain, mais il est fort probable que la combinaison des deux va faire de sorte que la « sujétion » de l’homme soit un facteur favorisant la prééminence de l’outil sur l’utilisateur. D’où les cris d’alarme que nous entendons concernant le risque de sombrer dans « l’homme-machine » qui « ne peut exister que sous une forme de domination qui se joue toujours sur la défaite ou au détriment d’un des deux protagonistes » (Goudeaux, 2012). Au lieu de domination, ne pouvons-nous pas parler de complémentarité ? Faut-il vraiment présumer que « Quand le matos avance, le bios recule » ? (Debray, 2017). Même si de nombreux alarmistes parmi les philosophes, les penseurs et les grands acteurs du numérique avancent cette hypothèse, ne pouvons-nous pas postuler que c’est une nouvelle humanité qui est en gestation, plus outillée ou connectée et plus communicante ? Une humanité qui change ses critères et ses normes, comme le suggère Debray : « il ne faut plus penser par évènement mais par génération, à la fois biologique et technologique » ; ce qui nous incite à avancer l’hypothèse de l’émergence d’un nouveau concept lié au rapport espace-temps, celui de générations biotechnologiques. Un concept qui modifie les frontières des âges par une mutation de la nature humaine en fonction de son association avec la machine, où il est surtout question de mutation de notre être par une association physio-technologique avec les « êtres ou étants techniques » (Quéau, 2018). Ce qui nous amène directement à la quête d’universalité, ou indirectement au « désir d’immortalité contemporaine » (Gamba, 2017).
2Dans cette mouvance, ne pouvons-nous pas considérer que les manifestations biotechnologiques s’inscrivent dans une logique de continuité de la phénoménologie de la communication contemporaine ?
La scénographie virtuelle : un nouveau signifiant
3« L’être contemporain » serait-il blasé ? Sinon comment expliquer son besoin insatiable de changement et son incessante quête de sens ou « désir fondamental de faire la différence, de compter, d’être quelqu’un » (Kruglanski, 2015) ? Un fait est sûr : « Face aux déceptions d’une réalité devenue trop matérialiste, l’essor de l’informatique a secrété un monde nouveau, une évasion utopique » (Fisher, 2018). Et dans ce monde nouveau, digitalisé, machinisé, dans cette évasion utopique, cette fuite vers l’imaginaire et l’immatériel, l’impact de la communication imagière est incommensurable, et le pouvoir du marketing et de la publicité est décuplé à tel point qu’il se substitue au pouvoir des médias, voire à tous les pouvoirs. Nous nous retrouvons dans une situation où il devient très difficile de discerner entre vrai et faux, naturel et artificiel, réel et fictif… Tout n’est plus qu’illusion. En fait, « nous sommes en train d’évoluer vers une totalité virtuelle qui ne dépend pas du matériel : nous devenons des robots prothétiques avec des cerveaux en communication parfaite avec notre environnement » (Benderson et Godin, 2013). Une totalité virtuelle, en quelque sorte, qui ne se limite pas à la projection dans des mondes éphémères, mais nous accompagne dans notre quotidien et envahit de plus en plus notre être idéel et imagier.
4Partant de là, nous pouvons mieux comprendre le comment et le pourquoi des médians imagiers utilisés par les communicateurs du numérique pour optimiser leurs messages. Des messages imbibés de signes et de signifiants qui nous émeuvent et nous impressionnent mais qui pèchent par leur polysémie, vu que le Web est un moyen de communication global et qu’il n’est pas spatialement ou culturellement limitable – ce qui empêche de fixer la cible ou définir le récepteur. C’est là où les moyens techniques de plus en plus performants ont offert aux spécialistes de la communication la possibilité de dépasser le cadre de l’image figée, inspirante certes, mais pas suffisante pour invoquer tous les sens. Le nouveau moyen, très efficient pour la production de sens, est de plonger le récepteur dans un espace, une architecture ou une scénographie ; ce qui permet une immersion psychosensorielle dans des lieux magiques, rationnels ou fictifs.
5Cette communication-immersive, qui fait appel à l’imaginaire, ne relève pas nécessairement de facteurs purement neurologiques en rapport avec des « phénomènes hallucinatoires » (Troubé, 2017), mais d’une expérimentation émotionnelle qui est « le produit du système symbiotique des relations existant entre les formes visibles et l’appareil sensoriel » (Chirollet, 1988). La relation fusionnelle entre les formes visibles et la mécanique sensorielle étant nettement amplifiée par le biais du numérique qui se greffe au récepteur et focalise toute son attention, elle constitue un avantage de taille dont se servent les communicateurs sans modération dans leur exploitation du Web. Ce rapport spatio-sensoriel, qui est à la fois idéel et langagier, est propre aux arts en général et à l’architecture en particulier car, pour reprendre les termes de Pierre Litzler (2005) : « (en architecture) le langage des rapports nous fait signe » et « par la puissance qu’ils expriment, ces rapports éveillent notre mémoire, activent notre conscience et conduisent notre perception ». Le signifiant d’un espace ou d’une architecture peut bien sûr être perçu différemment en fonction de la nature et culture des récepteurs, mais il garde, à des échelles différentes, la potentialité de faire rêver dans un monde qui devient de plus en plus homogénéisé par une architecture globalisée dans laquelle tout le monde peut s’identifier (Moukarzel, 2016).
6Cette part d’immersion dans le rêve – ou l’utopie – prend pleinement son envol aujourd’hui grâce à l’intelligence artificielle, car la manipulation par le biais des signes transmis par les images peut arriver jusqu’à concevoir des univers adaptés et adaptables qui répondent à nos besoins, désirs, plaisirs ou fantasmes. Et cela, grâce aux fonctions algorithmiques qui font que la machine nous connaît mieux que nous nous connaissons nous-même par un décryptage minutieux qui va chercher au-delà du moi-présent mon moi-inconscient. L’intelligence artificielle est en effet capable de créer des univers numériques spécifiques et ciblés ; des lieux où la spatialité est modulable, interchangeable, au gré de la nature intime des récepteurs ; une architecture éphémère dans laquelle on se projette virtuellement pour y vivre des moments privilégiés, par une transformation magique de notre corps matériel en un avatar virtuel. Le cinéma a bien décrit ce phénomène, mais la réalité-personnalisée peut dépasser l’imaginaire rendu public. Avec l’intelligence artificielle, nos « mondes intelligents deviendront automatiquement plus intelligents et plus étroitement adaptés à nos besoins individuels en réponse directe à nos propres activités » (Hottois, 2018), mais aussi en réponse directe à notre appétence à sortir du réel, du quotidien, de vivre le dilemme de « la raison froide et restrictive face à l’euphorie de l’imaginaire » (Fischer, 2018). Un dilemme qui a toujours accompagné l’homme et lui a permis d’inventer et d’évoluer.
7L’architecture a fait rêver l’Homme depuis la nuit des temps par sa monumentalité, son esthétique, sa symbolique et même sa fonctionnalité. Elle a été chantée par les poètes, a fait partie des mythes et fut l’objet de convoitise, est le reflet des cultures et civilisations, et reste une des représentations capitales des identités nationales et pouvoirs politiques… En bref, elle constitue un réceptacle de vécu, de ressenti, de fictions et fantaisies de l’homme. Mais l’architecture est surtout un moyen de communication universel qui raconte un temps, un lieu, un peuple, une croyance, une idéologie… C’est aussi la griffe qui témoigne d’une présence ici et maintenant ; un ici qui, par une communication sans frontières, a perdu sa matérialité et n’est plus délimitable, et un maintenant qui devient intemporel (Moukarzel, 2018). Voilà pourquoi elle a toujours été sollicitée en matière de communication socioculturelle et sociopolitique, et continue à l’être en pub et marketing sous forme de décor virtuel pour vitrines numériques. Sachant que paradoxalement, le décor virtuel emprunte souvent des images d’un espace matériel réel – photographique – ou reconstitue un espace qui a été et qui reste présent dans la mémoire collective. En définitive, ce n’est que l’impact des signes portés par la scène-architecturale qu’on recherche à travers l’objet projeté sur écran qui, par une recontextualisation judicieuse, dessine une certaine réalité qui n’est souvent qu’un appât commercial.
8Ce phénomène de réincarnation ou de recontextualisation, amplifié par la possibilité de circuler virtuellement grâce à un avatar dans des mondes créés ou recréés, est de plus en plus utilisé dans les jeux vidéo. L’impact de cette « immersion totale » (Piano, 2007) dans un espace architectural à la fois illusoire et réaliste est d’autant plus grand que ces mondes sur mesure peuvent aujourd’hui changer à volonté, et pourraient à court terme s’adapter automatiquement quand la machine se branchera directement sur le corps humain – phénomène qui est près d’opérer une nouvelle révolution techno-humaine ; car, « à mesure que le monde intelligent devient plus étroitement taillé sur les besoins, habitudes et préférences propres d’un individu, il deviendra plus difficile de dire où cette personne s’arrête et où commence ce monde intelligent fait sur mesure et coévoluant » (Hottois, 2018). Une coévolution qui tend vers la fusion totale qui n’est pas nécessairement en défaveur de l’Homme.
L’espace-temps, réceptacle d’une communication engageante
9Selon Quéau (2018), « le virtuel, à la riche polysémie, permet de regrouper tous les genres d’“êtres” et de “réalités” (mixtes, intermédiaires, hybrides, augmentés) que les technosciences font aujourd’hui proliférer. Il permet de subsumer conceptuellement la multiplicité des “modes d’existence” qui échappent de mille manières aux catégories classiques de la réalité, telles qu’Aristote les a théorisées comme la forme, la matière et la substance ». Cela explique le pourquoi du recours à l’architecture virtuelle : elle permet de créer des réalités hybridées et des modes d’existence immatériels qui ont pour avantage de toucher l’essence même de l’être par des formes et des spatialités qui projettent, racontent, inspirent, enchantent et souvent envahissent. L’espace est aussi un catalyseur d’image, l’image d’une réalité projetée qui fait appel au souvenir, à l’allégorie, au désir et au rêve. À ces facteurs s’ajoute le temps, un temps d’un ordre nouveau : « le temps du numérique sur une échelle anthropologique presque universelle » (Gamba, 2018). En définitive, l’espace rejoint le temps dans ce que Spinoza appelle « la continuation de l’existence » et qui serait, dans ce monde digitalisé, l’expérimentation d’une nouvelle existence.
10L’espace-temps architectonique dans lequel l’internaute s’inscrit devient alors le réceptacle d’une communication engageante qui fait appel à la phénoménologie de l’avatar en ce sens que : « L’identité et la localisation de la personne sont flottantes et évolutives, extensibles, elles changent avec les artefacts qui l’assistent ou l’enrichissent » (Hottois, 2018). C’est une scénographie, un plateau, une part du théâtre qu’est la vie ; un moment privilégié qui ouvre la voie à tous les fantasmes par la potentialité d’une immersion dans ce qu’on aurait désiré être ou voulu vivre, et que nous vivons utopiquement en l’expérimentant dans cet intervalle d’existence virtuelle.
11Ces modes d’existence par immersion virtuelle ne se limitent pas à la « numérisation électronique de la personne individuelle téléchargée » mais font appel à des environnements ou univers qui produisent les signes nécessaires pour créer les effets désirés. Et avec la multiplicité des plateformes « un individu peut aujourd’hui entretenir de nombreux avatars exprimant divers aspects de sa personnalité au travers desquels il vit des expériences, des vies impossibles ou interdites dans la réalité naturelle et sociale » (Hottois, 2018), ce qui implique que les univers-numériques doivent être interactifs et modulables à volonté. Cette modularité pourrait, grâce à l’IA, évoluer en temps réel en fonction de la nature, culture, et désirs immédiats de l’homme-avatar.
12« L’IA fait en effet plusieurs bonds au-dessus de l’actuel, au-delà du présent, elle s’en détache sans regret, et elle jette des yeux froids vers l’avenir, vers le virtuel, tous les virtuels » (Qéau, 2018) ; et, grâce à une combinaison judicieuse avec l’architecture, elle offre aux internautes avides de voyages ou d’aventures éphémères la possibilité de se projeter dans des mondes magiques euphorisants. Nous retrouvons cet aspect de l’architecture-engageante par le biais des messages ou récits portés par des vitrines commerciales ou ludiques sur le Web, amplifiés par les casques d’immersion qui arrivent à des niveaux de perception très proches de la réalité. Sachant que la puissance de l’architecture, c’est qu’elle offre des variables multiples qui permettent au récepteur de créer son propre conte grâce à une interprétation personnelle émanant de sa perception particulière. Du storytelling exclusif en quelque sorte, alimenté par l’imagination des individus et des groupes identitaires, qui ne font pas que faire parler l’architecture mais la font chanter comme le souhaite l’architecte Renzo Piano (2007).
Un enchantement spatio-numérique
13Des volumes et des espaces qui chantent, qui enchantent et font rêver les hommes. Une scénographie de l’utopique ; voilà les ingrédients magiques de l’architecture communicante du monde de demain, et des tenants et aboutissants de sa projection dans des vitrines numériques qui font appel à notre imaginaire, ou l’enrichissent par la création d’univers inédits. Grâce à la communication numérique, l’architecture a pris un nouvel élan qui lui permet, tout comme l’homme, de dépasser le cadre physique, de se libérer des contraintes de son corps matériel. « Elle a aujourd’hui pour vocation de dématérialiser les villes et de les transformer en cristaux liquides » (La Cecla, 2011). Ces rapports, doublés des atouts de l’intelligence artificielle, vont créer des virées éphémères dans des mondes idéalisés, où la mise en situation imagière peut pousser à l’exaltation. Car, comme le dit Pierre Sansot (2004), « le réel, pour devenir bonheur poétique, doit se transformer en simple image pour la vie de l’âme ».