CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À travers l’analyse des images des caméras de surveillance de la police et des images faites par les portables de citoyens (anonymes ou non), le documentaire Auto de Resistência, de Natasha Neri et Lula Carvalho, met en contraste l’argument de la défense légitime des militaires et montre comment la scène du crime est souvent très différente de la version officielle. Les cinéastes suivent l’évolution de plusieurs meurtres de jeunes à travers trois sphères : juridique (devant les tribunaux), politique (au parlement) et familiale (le combat des mères de victimes pour obtenir justice). Notre enquête cherche à comprendre en quoi le film utilise les images d’agressions policières non seulement comme éléments centraux d’une rupture de l’incommunicabilité des récits des familles, mais également comme indicateurs de l’existence d’un modus operandi au sein des polices de Rio de Janeiro, responsable de la dure réalité à laquelle fait face la population noire, pauvre et périphérique. Dans le générique de fin, il est indiqué que plus de 16 000 personnes ont été tuées par la police de Rio de Janeiro entre 1997 et 2017, sous la justification de auto de resistência[1] ; en janvier 2018, 154 personnes ont été tuées (cinq par jour) ; et 98 % des dossiers sur ces morts se clôturent sans que leurs enquêtes soient terminées.

2Neri et Carvalho présentent les premiers dossiers à juger, ceux pour lesquels il n’existe pas d’images des crimes commis et qui représentent donc de véritables conflits au sein des récits : la famille contre la police. Márcia, la mère de Wilton (un jeune tué à Costa Barros, une banlieue de Rio), déclare, devant la caméra, qu’un policier ne l’a pas laissée s’approcher de la voiture où se trouvaient son fils et ses amis, et qu’un autre policier a déposé des armes à feu dans la voiture pour faire croire qu’elles appartenaient aux victimes qui avaient tiré sur eux. Ana Paula, de l’affaire Johnatha [2], a déclaré, lors d’une manifestation publique dans le centre-ville de Rio, que son fils de 19 ans avait été tué par une balle dans le dos trois jours après la fête des Mères. Il est important de souligner que, parmi les mères, les récits d’Ana Paula sont très présents et sont sans doute les plus forts du documentaire.

De ce que décrivent les images de violence…

3Nous nous attardons ici sur les cas présentés dans Auto de Resistência dans lesquels des vidéos contestent les versions enregistrées par les policiers, car nous considérons que c’est dans ces images que sont présentes les possibilités de briser l’incommunicabilité des récits des familles. C’est au travers de ces vidéos que des versions alternatives à celles présentées par les policiers peuvent être confirmées, ou que de telles versions alternatives sont créées et qu’à partir de là, elles viennent renforcer la défense de l’innocence des victimes de la part des amis, et en particulier par les familles. Nous présentons ici les cas par ordre d’apparition dans le film.

4La première scène que nous voyons a été enregistrée par la caméra installée à l’intérieur d’une voiture de police, dans la nuit du 20 février 2015, à Honório Gurgel, une banlieue de Rio de Janeiro. L’image montre un officier assis aux côtés du conducteur se jetant hors de la voiture et tirant plusieurs coups de feu. La caméra installée à l’extérieur de la voiture montre que le policier tire en direction d’Alan de Souza Lima, âgé de 15 ans, et de Chauan Jambre Cesario, âgé de 19 ans, qui se trouvaient dans la rue. Alan fut tué sur le coup et Chauan fut emmené à l’hôpital sous escorte policière. Dans le procès-verbal de l’incident, la police écrit qu’une arme à feu et un pistolet ont été saisis sur les garçons et que les deux jeunes avaient réagi à l’arrivée du véhicule. Une autre vidéo, publiée quelques jours plus tard, montre le moment des échanges de tirs. Réalisée par Alan, la vidéo montre que les garçons jouaient ensemble quand ils ont été soudainement tués par les policiers. Il n’y a aucune arme entre les mains des victimes ou aux alentours sur les images de la caméra.

5La deuxième vidéo date du 29 septembre 2015. Cinq officiers de la police militaire entrent dans le Morro da Providência, une favela du centre-ville de Rio, et tuent Eduardo Felipe Santos Victor, âgé de 17 ans. Puis, un des policiers dépose une arme à feu dans la main d’Eduardo, mort, et tire à plusieurs reprises. Au poste de police, les policiers affirmèrent qu’ils avaient été reçus par des criminels et qu’une arme à feu, des munitions et un émetteur de radio avaient été trouvés près du corps d’Eduardo. Cette version ne put être remise en cause que grâce aux images recueillies par un habitant de la zone qui, caché, a filmé toute la scène et les a publiées sur Internet le jour même.

6La troisième et dernière scène montrée dans le documentaire eut lieu le 16 août 2012, lorsqu’un groupe de policiers civils survole la Favela do Rola, à Santa Cruz, dans la zone ouest de Rio de Janeiro. Ils tirent du haut de l’hélicoptère et tuent cinq personnes. Ils décident ensuite d’atterrir et de falsifier la scène, changeant les cadavres de place et déposant des armes afin de créer une version plausible visant à faire croire qu’ils avaient tiré en réponse à des tirs qu’ils auraient reçus sur l’hélicoptère. Il est possible de vérifier tout ceci grâce à deux vidéos. L’une d’elles provient d’une caméra interne installée dans l’hélicoptère, et l’autre a été réalisée avec une caméra attachée au casque d’un des policiers.

Système judiciaire

7Le Forum de Rio de Janeiro est l’espace où le documentaire se déroule principalement. C’est en cette occasion que l’on assiste aux audiences des affaires Johnatha, Alan/ Chauan et Eduardo. Nous connaissons les versions des policiers accusés et de leurs témoins. Un recours en appel pour deux de ces cas est présenté par les témoins aux juges qui les interrogent : celui des victimes, dans les affaires Eduardo et Johnatha, qui étaient notoirement criminelles, connues des services de police.

8Un autre personnage important du documentaire est Daniel Lozoya, membre du Centre pour la défense des droits de l’homme de la Defensoria Pública (institution publique de « défense publique », pouvant être considérée comme le Parquet en France), qui souligna, à plusieurs reprises, les contradictions dans les récits des policiers et de leurs témoins. Tout au long du film, Lozoya parcourt les couloirs du Forum et rencontre des proches des victimes, personnes associées ou non aux images du documentaire. C’est lui, selon le film, qui analyse les vidéos et qui donne, au tribunal, les interprétations des images en essayant de les rendre irréfutables.

9Bien qu’il présente des images de la violence policière à différents moments, le film choisit de montrer le travail de Lozoya et d’autres membres du Parquet. Il existe donc une manière de nous montrer les images (ici, à travers du documentaire) et une manière de les présenter au tribunal (les plaidoiries des procureurs, parmi lesquelles celle de Lozoya). En faisant ce choix, le film révèle l’importance de créer du sens à partir d’images, tout en apportant un élément supplémentaire : elles se superposent à travers le montage, créant ainsi un argument de poids quant à la récurrence des pratiques violentes présentées.

Système législatif

10L’Assemblée législative de l’État de Rio de Janeiro (ALERJ) est un autre espace présent au sein du documentaire qui montre la Commission parlementaire d’enquête sur les lois de résistance, où députés, autorités policières, représentants du Secrétariat de la sécurité de l’État, sociologues et mères des victimes parlent tout au long du film.

11À ce moment-là, nous observons que les responsables des politiques de sécurité publique sont confrontés à la fois aux chiffres qui démontrent une grande létalité de la part de la police de Rio de Janeiro, et aux proches des victimes de la police. Il existe de nouveaux récits, cette fois-ci plus généraux et soutenus quant aux données internes.

12Dans le documentaire de 2018 apparaissent deux figures antagonistes de la scène politique brésilienne résumant en partie le processus électoral de la même année qui a conduit à la montée de l’extrême droite dans le pays. D’une part, nous voyons le député Flávio Bolsonaro, membre de la Commission d’enquête parlementaire de Autos de Resistência et l’un des fils de l’actuel président, Jair Bolsonaro. Il est important de souligner que le fils et le père sont favorables à une politique de sécurité publique encore plus agressive et qu’ils préconisent la flexibilisation de ces enquêtes de police.

13De l’autre côté, nous remarquons la présence de la conseillère municipale Marielle Franco, assassinée en mars 2018 et dont la mort reste à ce jour encore inexpliquée. Marielle ne participa pas à la Commission de Autos de Resistência, mais l’accompagna avec beaucoup d’intérêt, précisément du fait de ses actions politiques en faveur des droits de l’homme. Marielle était sociologue, née dans la favela de Maré où elle a grandi. Consciente de l’action discriminatoire de la police de Rio, elle était étroitement liée aux mères noires des favelas et cherchait à sensibiliser le groupe et à donner la parole aux femmes qui avaient perdu leurs enfants injustement et violemment. Tout en comprenant la complexité de la violence carioca, Marielle a également aidé les mères de policiers assassinés sous son mandat de conseillère parlementaire auprès de la Commission des droits de l’homme de l’Assemblée législative. C’est la raison pour laquelle nous observons la présence de Marielle à deux reprises dans le film. La première fois, lors d’un rassemblement de protestations de mères en deuil dans le centre de Rio de Janeiro. Et la deuxième fois, à l’entrée de l’Assemblée législative, accueillant le même groupe de mères qui allaient témoigner devant la commission parlementaire d’enquête de Autos de Resistência.

14La présence de Flávio Bolsonaro et de Marielle Franco montre la dimension de polarisation vécue par le Brésil depuis 2016, date à laquelle la présidente élue, Dilma Rousseff, a été destituée. Pour la plupart des électeurs de Bolsonaro, la solution à la vague de violence consiste à la militarisation et aux assassinats des criminels, sans tenir compte de tout élément social expliquant les actes criminels commis. Les opposants reconnaissent un pays amer aux grandes différences sociales, ce qui provoque, entre autres, la violence.

Le montage comme médiateur du discours

15Nous avons brièvement décrit les vidéos de l’assassinat d’Alan de Souza Lima dans l’introduction de cet article, mais il convient de souligner quelques points à partir de l’analyse des images du film. Un des points que nous apportons ici est le fait que ces images, telles qu’elles sont éditées dans le film, n’existent nulle part ailleurs. Dans un premier moment, seules les images internes du véhicule des policiers apparaissent, qui, à elles seules, ne disent rien de la culpabilité d’Alan et de Chauan. Comme nous l’avons déjà expliqué, le policier se projette hors de la voiture et tire. Il existe un contre-plan : une caméra montre ce qui se trouve devant la voiture et les personnes tombant au sol (probablement Alan et Chauan), en un bref instant, dans le coin droit de la vidéo. Il y a un autre plan, une nouvelle fois à l’intérieur de la voiture, et nous observons Chauan être sauvé par une femme (dont le film ne révèle pas l’identité), puis l’arrivée d’Alan, déjà inconscient ou mort. Enfin, la police va et vient à grande vitesse.

16Si les images ci-dessus étaient les seules images de la mort d’Alan (comme le supposaient les policiers pendant quelques jours), il n’y aurait guère de doute sur ce qui allait se passer par la suite : la police aurait arrêté Chauan en flagrant délit, prétendant qu’Alan et lui étaient armés et avaient tiré sur les policiers. Chauan, à l’audience, donne la version selon laquelle lui et ses amis étaient en train de jouer quand ils furent surpris par des coups de feu. Quelle valeur aurait eu ce témoignage s’il n’y avait eu aucune autre vidéo comme preuve ? Le choix de révéler les images capturées par le téléphone portable d’Alan à partir de ce moment du jugement, une fois encore, n’est pas aléatoire. Cela représente pour Chauan et la famille d’Alan un soulagement que d’autres mères n’auront pas eu. Les garçons jouaient vraiment, comme le montre la vidéo. Mais, avant que celui-ci ne se présente, Chauan déclara qu’il avait été menotté à une civière de l’hôpital et que, lorsqu’il fut libéré, s’était vu jeter dans la cellule d’un commissariat de police.

17Le documentaire aborde ensuite un processus révélateur d’incommunicabilité : la reconstitution du massacre de Costa Barros où se trouvent Márcia et de nombreux policiers. Parmi eux, les accusés, cagoulés pour ne pas être reconnus. Avant la reconstitution, Márcia a répété qu’elle était retenue et n’avait donc pas pu venir en aide aux victimes, dont son fils. Elle rappelle, lors de la reconstitution de la scène du crime, l’endroit où elle a vu le policier (à présent, l’accusé) déposer les armes. Quelques instants plus tard, toujours dans la même nuit, un des policiers accusés eut recours à un autre policier pour le positionner, selon lui, à l’endroit où était l’une des victimes qui tirait. Les conflits des récits prennent des contours physiques. Les mains qui pointent du doigt, les corps qui marchent et se positionnent. Le récit des mères gagne rarement. Entrelacées par l’édition, la reconstitution du massacre et l’audience au tribunal présentent d’autres témoins : le frère et le père de Wilton, fils de Márcia. Les avocats de la défense tentent de discréditer les témoignages, sous la protestation des personnes présentes au tribunal. Márcia répète les faits et renforce l’histoire pour la troisième fois. Elle reconnaît les accusés. De telles procédures se produisent souvent et, dans 98 % des cas, les responsables des crimes ne sont pas punis.

18Nous avons toutefois contredit la thèse possible selon laquelle les vidéos constituent une preuve irréfutable, comme ce fut le cas du meurtre d’Eduardo Felipe dont les images ont été enregistrées par un téléphone portable d’un habitant de la zone du Morro da Providência. La validité des images est contestée par les avocats de la défense des policiers, qui réussirent à obtenir la liberté conditionnelle des personnes impliquées tout au long de l’enquête. Dans le film, nous observons des scènes où le procureur parle à un assistant et les deux constatent qu’aucune des deux femmes qui ont déclaré la falsification du lieu du crime n’ira témoigner devant le tribunal. Cependant, on entrevoit une pertinence quant aux crédits des images. Autrement dit, sans connaître les circonstances de leur réalisation – en d’autres termes, sans avoir accès aux rapports qui rendent compte d’avant et d’après ce que nous avons vu –, les images perdent de leur force en tant qu’élément argumentatif. Pour cette raison, les policiers ont été arrêtés en flagrant délit mais libérés quatre mois plus tard.

19Il y a également un dernier élément révélant un autre regard sur la présence et l’absence des images. Dans le cas de la favela de Rola, lorsque les policiers filmèrent le meurtre de cinq personnes, à partir de l’hélicoptère puis du sol, un moment requiert une attention particulière. Un des policiers demande à l’autre d’éteindre la caméra attachée à sa tête. Il lui répond qu’il l’a déjà éteinte, ignorant que les images sont toujours en cours d’enregistrement. Cela nous révèle que la police est consciente non seulement de l’illégalité de l’action violente, mais également du risque d’omniprésence des caméras et du pouvoir des images de les contredire (même si ces images ne suffisent pas toujours).

Le montage obligé et l’urgence du rôle des images

20Les vidéos de caméras de surveillance ou de téléphones portables de personnes anonymes, quand elles sont vues à l’état brut, sont mal comprises par le spectateur. Les cadres et l’audio sont tous deux réalisés de manière amateur et avec des dispositifs techniques basiques, rendant leur lecture difficile. Selon Jacques Aumont (2015), le phénomène de la technologie numérique a apporté un enchantement de l’image et sa prolifération sur les réseaux sociaux ou les plateformes vidéo pas toujours justifiés ou significatifs. Selon l’auteur, il s’agit d’un culte de l’image s’opposant à l’importance du montage au cinéma où tout s’est passé et se passe encore autour du regard et de la compréhension. Une certaine cohérence visuelle, rationnelle et émotionnelle est recherchée entre les images. « […] le cinéma a été toujours une histoire de l’œil : questions de point de vue, de perspective, d’agencement scénique, c’est-à-dire questions du regard ». En ce sens, Auto de Resistência est exemplaire dans la mesure où il articule de manière structurelle les images de la scène de violences policières à d’autres espaces décrits (familial, judiciaire et législatif). Derrière le caractère incommunicable des familles quant à la mort de leurs enfants, le film montre que l’État est incité à une politique de sécurité publique agressive et, dans une certaine mesure, stimule les actes de résistance policière.

21Quant au découpage des séquences dans lesquelles apparaissent les images des vidéos, leur montage construit, dans le film, une logique narrative très claire. Si nous prenons le cas d’Alan et Chauan à Honorio Gurgel, les images ne gagnent en force que si elles rejoignent les images de la voiture associées à celles du téléphone portable d’Alan.

22Ce type de travail d’articulation, qui montre les points de vue des policiers comme ceux des victimes ou des témoins, nous rappelle l’article « Montage obligé » (1997) de Serge Daney. L’auteur évoque quelque chose de similaire à ce qu’Aumont avait écrit, mais sa critique visait les magazines d’actualités qui traduisaient les faits par un visuel qui pariait sur les images de synthèse, de graphes et de lettrages. Il faisait référence directe aux images de la guerre du Golfe dans les années 1990, lorsque nous ne voyions que le ciel de Bagdad rempli de bombes. On n’a jamais montré le point de vue de la ville et les effets de la guerre au Moyen-Orient. « Le visuel est sans contre-champ, il ne lui manque rien, il est clos. » Pour le spectateur de cinéma, explique Daney, tout conflit, même fictif, ne peut être compris que par le biais d’une construction spatio-temporelle intégrant les points de vue de tous les acteurs. Ainsi, Auto de Resistência, dans l’exemple des adolescents Alan et Chauan, réalise ce dessin cinématographique montrant le contre-plan des policiers pour la défense des jeunes victimes.

23Selon Marie-José Mondzain (2015), dans ce monde rempli d’images, il faut laisser la place au spectateur. Plus que jamais, « la violence du visible n’est que la disparition de ces places [des spectateurs] et par là même l’anéantissement de la voix ». Les images ne tuent pas et ne témoignent pas non plus de la réalité en soi. Elles doivent être modulées et adaptées selon une logique narrative éthique qui prévaut sur l’horizontalité de la relation entre celui qui produit et celui qui regarde les images.

Du Brésil des Autos de Resistência

24En conclusion de cet article, nous pensons qu’il est important de souligner le caractère urgent de Auto de Resistência et des thèmes qu’il aborde. Le Brésil traverse actuellement une période de forte augmentation du nombre de violences policières, que les chiffres fournis par le documentaire permettent de vérifier.

25À Rio de Janeiro, depuis le début de l’année 2019, plusieurs rapports faisant état de morts par des tireurs d’élite (donc cachés) font l’actualité, révélant un processus de sophistication de la violence policière. Dans ce scénario où le ou les tireurs se cache(nt) des caméras, les enregistrements vidéographiques seront-ils compromis, ne pouvant plus être utilisés en faveur des récits des familles ?

26Nous pensons qu’au Brésil comme à l’étranger, il y a une dangereuse conviction qu’il existerait une démocratie raciale brésilienne : le fait de croire qu’au Brésil – en raison de différents facteurs, parmi lesquels un métissage historique – la configuration sociale du pays n’est pas délimitée sur le plan racial. Nous estimons que les inégalités sociales (au Brésil particulièrement) ne comportent pas de composante raciale et que le racisme au Brésil est inexistant ou minime, ou se produit de manière cordiale et spirituelle, en tant qu’expression de cette démocratie raciale (Sales Jr, p. 244).

27Outre le métissage, pleinement vérifiable au sein de la population et le fruit, entre autres facteurs, de l’inexistence historique de lois ségrégationnistes qui l’interdisaient, d’autres éléments constituaient, tout au long du xxe siècle, l’idée de démocratie raciale au Brésil. Selon Ricardo Sales Jr., une fois que les politiques nationales-populistes d’intégration – telles que la législation du travail (au début des années 1940) – ont été mises en œuvre, une « cordialité raciale » a été créée, « fruit de règles de sociabilité établissant une réciprocité asymétrique » (Ibid., p. 230). Au moment où le gouvernement créait l’idée d’une « nationalité métisse » et d’un « peuple métis » (Ibid.), masquant ainsi les disparités sociales évidentes entre Noirs et Blancs (l’esclavage avait été aboli 50 ans auparavant seulement), des règles de communauté ont été établies qui, au fil du temps, ont dissimulé la composante raciale des inégalités au sein de l’opinion publique.

28Cependant, revenant sur le sujet de la violence policière, les chiffres révèlent quelque chose de différent et certainement antidémocratique. Selon Amnesty International, 56 000 personnes ont été assassinées au Brésil en 2012. Parmi celles-ci, 30 000 avaient entre 15 et 29 ans, dont 77 % étaient noires. Selon les données de l’Annuaire brésilien de la sécurité publique de 2017, sur les 4 222 personnes tuées par la police civile et militaire au Brésil en 2016, 76,2 % étaient des Noirs, 99,3 % des hommes et 81,8 % étaient âgés entre 12 et 29 ans.

29Ces données révèlent que, non seulement il n’y a pas de démocratie raciale dans le pays, mais que le documentaire de Auto de Resistência correspond à la réalité brésilienne. Les plus grandes victimes des violences policières sont les jeunes Noirs comme Alan, Chauan, Fabrício et Eduardo.

30Enfin, il convient de souligner que les images ne témoignent pas à elles seules de violences policières ou de préjugés raciaux. Le cinéma est paradigmatique en ce sens et démontre l’importance du montage et de l’organisation d’un regard sur les faits, en utilisant tous les éléments audiovisuels de manière organique et sensible.

Notes

  • [1]
    Le terme auto de resistência renvoie à l’article 292 du Code brésilien de procédure pénale, article qui protège les autorités en cas de désobéissance dans l’exercice de la loi. Selon le même code, la confirmation de la version officielle d’au moins deux témoins devant le tribunal suffit pour innocenter la police face aux actes de violence commis et éviter un procès en dehors des procédures de la justice militaire.
  • [2]
    Le film est divisé par des cartons où apparaissent des inscriptions indiquant quelle affaire sera abordée à un moment donné. Il s’agit de l’affaire du massacre de Costa Barros, de l’affaire Johnatha, des affaires Alan et Chauan, de l’affaire Eduardo Felipe et de l’affaire Favela do Rola.
Français

Le film Auto de Resistência (2018) relate l’ambiguïté au sein des récits sur la mort de nombreux jeunes pauvres et noirs au Brésil. D’une part, les policiers qui revendiquent la légitime défense et, d’autre part, les parents qui les accusent d’avoir falsifié les lieux du crime pour accuser les victimes. Les images qui circulent sur les réseaux appuient la version des familles. L’objectif de cet article est de comprendre comment la dramaturgie cinématographique s’approprie ces images et révèle une politique de ségrégation sociale et raciale dans le pays.

  • violences policières
  • Internet
  • caméra de surveillance
  • téléphone portable

Références bibliographiques

  • Aumont, J., Montage, la seule invention du cinéma, Paris, Vrin, coll. « Philosophie et cinéma », 2015.
  • Daney, S., « Montage obligé. La guerre, le Golfe et le petit écran », in Daney, S., Devant la recrudescence des vols de sac à main. Cinéma, télévision, information, Paris, Aléas, coll. « Dialogue avec », 1997. p. 159-166.
  • Mondzain, M.-J., L’Image peut-elle tuer ?, Montrouge, Bayard, 2015.
  • En ligneSales Jr, R., « Democracia racial : o não-dito racista », Tempo social, vol. 18, no 2, 2006, p. 229-258.
Elianne Ivo Barroso
Elianne Ivo-Barroso est professeure au département de Cinéma et Vidéo à l’Université fédérale Fluminense (UFF), et directrice de la Licence et du Master 1 en Cinéma et Audiovisuel. Son intérêt d’étude est la post-production de l’image et du son dans la culture du numérique afin de comprendre son esthétique par rapport au cinéma et à l’univers multi-écrans.
Pedro de Alencar
Pedro de Alencar est diplômé en cinéma et audiovisuel à l’Université fédérale Fluminense (UFF). Il poursuit ses études avec un Master dans le même domaine, où il développe une recherche sur les documentaires antiracistes qui utilisent des images de la violence policière aux États-Unis et au Brésil. Il a été stagiaire du secteur de l`audiovisuel et documentaire du Centre de recherche et documentation d’histoire contemporaine du Brésil (CPDOC/ FGV). Actuellement, il travaille en tant que documentariste et monteur de films.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0111
Pour citer cet article
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