CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Robots d’intercession romantique, logiciels de conversation pour trouver l’âme sœur, services en ligne de déclarations instantanées [1]… Au Japon, les outils numériques jouissent d’une grande faveur dans le domaine des relations de cœur pour cette raison même qu’ils les rendent impersonnelles, voire anonymes. Cela peut sembler étrange bien sûr, dans la mesure où l’on pense nécessaire que des individus mettent en avant leur personnalité afin de séduire. Dans l’Occident contemporain, l’apparition du sentiment amoureux est conditionnée par ce que le sociologue Michel Bozon (2016) nomme « la remise de soi », c’est-à-dire le fait de confier à l’élu-e des choses intimes. Il semblerait qu’au Japon, le script ne soit pas tout à fait le même et qu’on puisse initier une relation sur d’autres bases – celles de l’incommunication – à l’aide d’outils conçus pour produire non pas de l’authenticité et de la différence mais du factice et de l’uniformité. Pour quelles raisons ces dispositifs sont-ils si populaires ? De quels changements sociétaux se font-ils les miroirs ?

Un programme de dialogue pour créer l’amour ?

2Le plus révélateur de ces dispositifs est un « programme de conversation sur écran tactile destiné à faire naître l’amour ». Créé par l’ingénieur Ogawa Kôhei, membre du laboratoire d’Ishiguro Hiroshi (HIL, université d’Osaka), il est officiellement testé les 29 et 30 avril 2017, à Tôkyô, lors d’une « grand-fête » rassemblant 155 000 utilisateurs de NicoNico, la première plate-forme de partage de vidéos au Japon. Durant les deux jours que dure l’événement, diffusé en direct sur Internet et suivi par 5,6 millions d’internautes enthousiastes, les visiteurs sont invités à faire l’essai d’une rencontre dans un « Sanctuaire expérimental de l’amour » (Ren’ai jikken jinja). Ce sanctuaire fictif se présente sous la forme d’une grande cabine circulaire, pourvue de deux entrées. Chacun de leur côté, hommes et femmes font la queue, sans savoir qui va entrer en même temps qu’eux. À l’intérieur, une vitre transparente coupe la pièce en deux. Séparés par l’écran de verre, les sujets de l’expérience doivent s’asseoir en face-à-face, enfiler un micro-casque puis appuyer sur un écran tactile afin de démarrer l’expérience.

3La règle du jeu se résume en trois points : 1) Les participants ne doivent pas se connaître ; 2) les propos libres sont prohibés. Il faut, chacun à tour de rôle, lire à voix haute, au choix, une des deux phrases proposées sur leur écran tactile. Les participants ont interdiction totale de dire quoi que ce soit de personnel ; 3) à la fin de la conversation, s’ils sont d’accord pour « devenir amis », ils doivent sortir par la porte de sortie commune (la porte de l’amour). Dans le cas contraire, ils doivent quitter le sanctuaire en revenant sur leurs pas.

4Lors de l’interaction, qui dure 3 minutes, un scénario paramétré en mode aléatoire force les participants à se donner la réplique au fil de questions loufoques : « Si tu devais renaître dans une autre vie, tu aimerais renaître sous la forme d’un chien ou d’un chat ? » ; « Quelle carrière envisages-tu, celle d’idole underground ou de divinatrice ? ». Il s’agit de vérifier si des inconnus peuvent ressentir l’un pour l’autre un sentiment d’affinité sans jamais s’exprimer en leur nom propre. Taux de réussite : 80 %. « C’est un chiffre énorme », souligne Ishiguro, le chef du projet. Bien qu’il ignore si les participants se sont réellement mis en couple, Ogawa Kôhei confirme les résultats : sur 146 rencontres, 111 se sont soldées par le choix de prendre la porte de l’amour.

5« La raison pour laquelle le score est si élevé, dit-il, tient au fait que le programme ne laisse pas vraiment le choix [2]. » Ishiguro formule ainsi l’idée : « Quand les gens font connaissance ils ont recours à des phrases standards. Nous jouons tous des rôles, surtout en matière d’amour, et le programme de conversation ne fait qu’exploiter cette capacité que nous avons de respecter un scénario. Le choix de la phrase A ou B relève de l’individu bien sûr, mais c’est un choix sous influence qui permet d’encadrer positivement la communication. » De façon significative, le système est d’abord baptisé dialogue « à choix semiforcés » (hankyôseitekina sentaku). Pour l’équipe du HIL, il s’agit d’évaluer le potentiel d’emprise des technologies dites « persuasives » : dans quelle mesure une machine peut-elle influencer notre comportement ?

6Dès 2015, des études publiées par le HIL démontrent que les humains sont particulièrement malléables face à une machine. Fin 2016, Ogawa en fait la démonstration lors d’une expérience menée en collaboration avec un grand magasin (Takashimaya), dans l’espace prêt-à-porter où travaillent 24 vendeurs. « Il s’agissait d’utiliser un robot pour vendre des vêtements. » En deux semaines, le robot se place au rang des 6 premiers vendeurs. Les clients qui le désirent peuvent en effet s’adresser à lui par le moyen d’un écran tactile, qui propose deux phrases au choix. Quand le client fait sa sélection, la phrase est prononcée par une voix synthétique et le robot y répond oralement, ce qui crée en « trompe-l’œil » l’impression d’un dialogue.

7Ogawa résume : « le visiteur a l’impression que c’est lui qui parle en entendant la voix électronique. Par ailleurs, quand le robot répond, le visiteur a l’impression que celui-ci peut comprendre ce qui lui est dit (alors qu’il s’agit juste d’une réponse préprogrammée). Pour finir, et c’est l’aspect le plus important de cette illusion de dialogue, comme le visiteur a le choix entre deux phrases, il croit qu’il dirige le dialogue. S’il n’y avait aucun choix dans le déroulement de l’échange, le visiteur aurait la sensation qu’on le force à dire certaines choses au robot, mais le système lui offre la sensation d’exercer son libre arbitre ce qui, par contrecoup, fait qu’il adopte les propos qu’on lui fait tenir comme étant les siens propres. La conséquence de cette illusion, c’est que le participant met ses actes en accord avec ce qu’on lui fait dire et se persuade lui-même que ses actes dérivent de sa volonté. Nous appelons cela la post-diction. »

8La post-diction est l’équivalent d’une prédiction, mais à l’envers : alors que la prédiction consiste à anticiper un événement à venir, la post-diction consiste à réinterpréter un événement passé à partir des informations obtenues a posteriori. Les deux processus ont ceci de commun qu’ils contribuent à formater l’apparition d’une expérience consciente, soit avant, soit après l’événement. Dans le cadre de son expérience, Ogawa définit les deux termes de façon légèrement différente : « La prédiction, c’est penser quelque chose (je veux m’acheter une chemise) puis le faire. La post-diction, c’est faire quelque chose (s’acheter une chemise) puis penser qu’on en avait envie. C’est un processus qui consiste à modifier sa pensée en fonction de l’acte. » Or il s’avère relativement facile de forcer quelqu’un à modifier sa pensée, dit-il, car la plupart des gens ont besoin d’être en accord avec eux-mêmes. S’ils font un choix de phrase sur l’écran tactile, ils modifient leur façon de penser en accord avec ce choix, de façon à garder leur cohérence.

9Ce réflexe les rend très vulnérables aux systèmes de dialogues à choix limités. « Par exemple, si le robot dit : “Ce vêtement vous va si bien. Aimeriez-vous l’acheter ?” et si les options de réponse sont : “Oui, je veux bien l’acheter” et “Mais bien sûr que je l’achète”, cela veut dire qu’on peut contrôler la conversation. » De façon moins diplomatique, Ishiguro résume : « les humains sont si simples. Si nous leur donnons un choix, même s’il s’agit d’un faux choix, ils ont l’impression d’agir suivant leur libre arbitre. » Les résultats semblent confirmer ses propos : en 2016, le robotvendeur de Takashimaya sert 28 personnes et vend des produits à 25 d’entre elles pour un montant total de 600 000 yens [3]. Lorsqu’Ogawa Kôhei réalise, suite à cette expérience, qu’il peut selon ses propres termes « prescrire » le comportement des gens à l’aide d’un écran tactile, il pense immédiatement aux applications romantiques.

10Se passionnant pour le sujet, il met au point un prototype de dialogue capable d’induire les utilisateurs à s’aimer. « Parmi les conversations que nous proposons, il y a celle qui commence par la phrase “Je n’aime pas ton visage.” La femme attaque l’homme et ils se disputent jusqu’à ce que l’homme s’excuse et que la femme demande “Tu aimes mon visage ?” L’homme répond : “Tu es la femme la plus belle du monde.” La femme est troublée. Ce qu’elle ignore c’est qu’il n’existe – à ce stade de la conversation – que deux phrases extrêmement laudatrices au choix. L’homme a choisi l’une des deux, ce qui revient au même : il dit quelque chose brusquement si gentil que la femme se questionne : le pense-t-il vraiment ? C’est une histoire appropriée pour engager une relation amoureuse en un temps court. »

11En 2017, environ cinquante dialogues pré-écrits du même style sont mis au point pour le Sanctuaire expérimental de l’amour. Le succès du dispositif est tel qu’un projet de commercialisation voit le jour. D’ici 2020, une cabine d’appariement sera peut-être mise en fonctionnement dans un grand magasin de Shibuya. L’idée d’être guidé-e par une machine, y compris dans ses choix amoureux, ne pose apparemment pas de problème : au Japon, certains individus laissent volontiers à un logiciel l’initiative de la parole. Par ailleurs, l’idée qu’une machine soit configurée pour manipuler les humains ne suscite, semble-t-il, pas d’inquiétude. Comment expliquer que ce type de technologie soit développé à visage découvert ?

Les interfaces qui parlent à votre place

12Au Japon, la recherche sur les technologies de manipulation mentale est souvent associée à des enjeux concrets d’ordre économique : les interfaces numériques doivent être utiles pour la société. Elles doivent servir à vendre des produits, aider les gens à surmonter leur timidité. Lorsque Takashimaya utilise une androïde pour vendre des vêtements, la presse rapporte que ce robot est très profitable aux clients qui « appréhendent les interactions avec des vendeurs ». Avec un robot, ils ne se sentent pas jugés.

13Cette logique prévaut, à plus forte raison encore, dans le domaine des relations amoureuses et c’est pourquoi la plupart des recherches, y compris celles qui posent des problèmes éthiques, débouchent sur des applications de rencontres sans que personne ne songe à protester : de telles applications sont perçues comme « utiles » parce qu’il existe énormément de gens timides, ainsi qu’Ogawa le répète : « Au Japon, surtout parmi les nouvelles générations, il y a un nombre élevé de filles et de garçons inhibés. Ils ne savent absolument pas comment s’y prendre avec l’autre sexe et le résultat c’est qu’ils restent célibataires toute leur vie. »

14C’est sur la foi de ce discours qu’Iwamoto Takuya, un autre jeune chercheur associé au HIL, développe des « robots pour trouver un mari/une épouse » (konkatsu robotto). Le mot konkatsu – forme abrégée de kekkon katsudô, « activité en vue d’un mariage » – désigne la « chasse au conjoint ». Quand quelqu’un dit avoir « commencé le konkatsu », cela signifie qu’il ou elle se rend dans des soirées pour célibataires (les konkatsu party) ou s’est inscrit-e dans une agence matri moniale. Iwamoto explique : « Le problème avec le konkatsu, c’est la première rencontre avec un-e inconnu-e, surtout quand on ne sait pas communiquer. De quoi parler ? » Afin d’aider les gens à faire le premier pas, Iwamoto met au point un système qu’il teste sur d’authentiques candidats au mariage, recrutés sur Internet.

15L’expérience a lieu le 9 février 2019, à Tôkyô, en présence de nombreux journalistes. Les participants n’ont pas le droit d’ouvrir la bouche. Des petits robots aux allures de jouet (les Robophone fabriqués par Sharp) parlent à leur place, en utilisant les données d’un questionnaire rempli au préalable par chaque candidat. Posés sur la table, face à face, les robots échangent durant deux minutes.

16

Femme : Bonjour. Je m’appelle Saki.
Homme : Moi je m’appelle Tôru. J’ai 31 ans. Et vous,
Saki, quel âge avez-vous ?
Femme : J’ai 30 ans.
Homme : Ah. Quel est votre passe-temps ?
Femme : Écouter de la musique. Et vous, Tôru, quel est votre passe-temps ?
Homme : Comme j’aime les voitures, mon passe-temps c’est conduire.
Femme : Je vois. Quel est votre métier ?
Homme : Je fais du marketing. Et vous, Saki ?
Femme : Je travaille dans une agence de placement.
Homme : Ah.
Femme : Quel est votre revenu annuel ?
Homme : Mon salaire est dans la moyenne des salaires correspondant à ma tranche d’âge.
Femme : Ah.
Homme : Saki, qu’aimez-vous manger ?
Femme : J’aime la cuisine chinoise. Et vous, Tôru ?
Homme : J’aime la cuisine chinoise et japonaise. Surtout les sushis.
Femme : J’aime aussi les sushis.
Homme : Oui, les sushis c’est bon n’est-ce pas. Ah, il ne nous reste plus beaucoup de temps.
Femme : Le temps est vite passé.
Homme : Merci pour cet entretien.

17Superficielle, schématique, la conversation par robots interposés manque délibérément de profondeur. Le dispositif a pour but de rendre l’interaction aussi factice que possible. Le choix des voix synthétiques, par exemple, relève d’une stratégie soigneusement élaborée en vue d’effacer l’humain. C’est d’ailleurs la même voix pour l’homme et pour la femme, à une différence près, afin de faciliter la compréhension : la voix du robot qui parle à la place de la femme est réglée plus aiguë, en accord avec les normes de genre standard. Ce respect formel des conventions contribue, tout autant que la gestuelle rudimentaire des Robophone, à faire de l’interaction une amusante performance. Toute l’attention se déplaçant sur les robots, les humains peuvent se mettre à distance et assister à la rencontre en simples spectateurs.

18À l’issue du test, sur les vingt-huit participants, quatre couples se forment. Pour Iwamoto Takuya, c’est un succès. Aucune entreprise ne l’a encore contacté en vue d’exploiter commercialement son dispositif, mais il s’estime gagnant, car il ne l’a créé qu’en vue de vérifier une hypothèse de travail concernant la confiance que les humains accordent aux technologies. « Le niveau de confiance est bien plus élevé lorsque l’intermédiaire est une machine », dit-il. Or la notion d’intermédiaire reste centrale dans le système des rencontres au Japon.

19Bien que le mariage dit « arrangé » (o-miai) ait cédé la place au mariage d’amour [4], il continue de prévaloir sous des formes déguisées : on parle ainsi de gô-kon pour les rencontres organisées dans l’entreprise entre collègues de travail, de machi-kon quand ces réunions sont organisées par une préfecture, de shumi-kon quand elles sont organisées par des clubs de cuisine ou de photo, de sanpo-kon quand elles consistent en promenades, etc.

20La pratique du o-miai a pris des formes nouvelles et bien que de nos jours chacun soit responsable du choix de son ou sa partenaire, la rencontre au Japon s’inscrit toujours dans une communauté d’appartenance qui joue à la fois le rôle d’entremetteur et de garant. Pour le dire autrement : la relation amoureuse au Japon reste subordonnée à la présence d’un collectif qui à la fois encadre, contrôle et légitime le lien noué entre deux personnes. Or, et c’est là où les outils numériques font figure d’instruments providentiels, ces outils étant fortement associés aux valeurs de performance et de fonctionnalité se présentent comme les intermédiaires idéaux. Ils transmettent les informations personnelles – qu’ils convertissent en données pures – sans les interpréter. Ce sont des interfaces qui donnent l’impression de ne pas interférer, dépositaires en apparence neutres et fiables des messages à faire circuler.

21En 2015, pour s’en assurer, Iwamoto Takuya mène l’expérience suivante : il organise une première rencontre entre un homme et une femme suivant quatre types de configuration. Ni l’homme ni la femme ne doivent dialoguer. Soit ils lisent le questionnaire rempli par l’autre, afin d’apprendre à se connaître. Soit ils écoutent une voix synthétique qui lit les questionnaires. Soit ils écoutent un humain qui lit les questionnaires. Soit ils écoutent deux robots qui échangent les informations extraites des questionnaires. « Lorsqu’ils lisent les questionnaires, cela ne marche pas, raconte Iwamoto, parce qu’ils ne se font pas confiance. Lorsqu’ils écoutent un humain, ça ne marche pas non plus, parce qu’il y a un problème de vie privée. Ils ont honte. Lorsque c’est une voix synthétique, la honte disparaît mais pas le doute. Lorsque c’est un robot, il n’y a ni honte ni doute. »

22Pourquoi n’y a-t-il plus de doute ? Parce que « les machines ne mentent pas, répond Iwamoto. Elles n’ont aucune raison de mentir puisqu’elles ne sont pas humaines. » Pour illustrer son propos, il prend l’exemple d’une autre recherche effectuée en 2014. À cette époque, Iwamoto se passionne pour les détecteurs de mensonge. « Mon but, c’était d’aider les gens faire la part du vrai et du faux lors de premières rencontres : si un inconnu s’adresse à une femme, lors d’une konkatsu party, par exemple, et s’il se met à lui dire quantité de belles choses, comment peut-elle être sûre qu’il n’a pas tenu exactement les mêmes propos à une autre femme cinq minutes auparavant ? Le seul moyen, c’est de savoir si son cœur bat plus vite. » Iwamoto invente un fauteuil équipé d’un système de mesure cardiaque qui « s’allume » lorsque son occupant fait de même.

23Le concept du dispositif repose sur l’idée que le corps ne ment pas. Si le corps ne ment pas, le détecteur non plus. Bien que son invention n’ait aucun succès, Iwamoto persiste. Il invente par la suite une anémone artificielle reliée à des senseurs, pour permettre aux amoureux de se tester l’un l’autre : si leur rythme cardiaque est élevé, la fleur s’épanouit. En parallèle, Iwamoto invente aussi un système de détection truqué – une appli pour smartphone censée mesurer l’activité cardiaque – afin de vérifier une autre hypothèse : lorsqu’un utilisateur voit l’appareil afficher une accélération cardiaque, son cœur se met à battre plus vite et, par auto-suggestion, il s’éprend de la personne qui le fait palpiter. Toute l’efficacité du dispositif repose sur la confiance que les humains accordent aux machines. Mais que ces machines disent le vrai ou le faux, peu importe : le but est d’unir les cœurs et, s’il faut pour cela « forcer » des émotions, pourquoi pas. « Tous les moyens sont bons ».

24Pour Iwamoto, ces détecteurs électroniques ne sont en rien différents des interfaces de dialogue. Il s’agit, dans tous les cas, de systèmes qui parlent à la place des humains. Ces systèmes, dit-il, sont des intermédiaires précieux non seulement parce qu’ils « exercent un fort pouvoir d’ascendance » mais qu’ils « soulagent l’individu d’une parole libre et contingente ». Avec les interfaces, l’humain n’a plus à « chercher les mots », confirme Ogawa, qui souligne ce fait que les jeunes Japonais, surtout ceux nés avec Internet, préfèrent s’envoyer des émoticônes (icônes émotionnelles) plutôt que s’exprimer avec leurs propres mots. Line, l’application de messagerie instantanée numéro un au Japon, doit d’ailleurs son succès au fait qu’elle ait, la première, proposé un répertoire d’émoticônes standardisées, téléchargeables, permettant aux utilisateurs d’exprimer leurs sentiments sans avoir à les verbaliser [5].

25On pourrait s’inquiéter que les nouvelles générations succombent au mirage d’échanges affectifs soi-disant « optimisés », c’est-à-dire débarrassés des incertitudes et des incompréhensions qui accompagnent forcément la communication humaine… Mais cette tendance, portée par le Japon, s’inscrit dans un contexte singulier – celui d’une forte désaffection pour la responsabilité individuelle – qui éclaire le phénomène sous un jour particulier. Se pourrait-il qu’un tel phénomène puisse également toucher l’Occident ?

Des machines à produire de la responsabilité collective

26Il peut sembler curieux que des individus confient le soin d’une rencontre amoureuse à des gadgets aux voix synthétiques et à des logiciels qui limitent au maximum leur part d’investissement personnel dans l’interaction. En 2013, dans un texte intitulé Effacement Work, le sémioticien Nozawa Shunsuke défend l’idée selon laquelle la culture japonaise contemporaine favorise les interactions qui produisent non pas du rapprochement et de l’identité, mais exactement le contraire : « de la distance et de la disparition ». La prolifération des entités numériques au Japon (robots, avatars, simulacres) contribue grandement à ce phénomène, dans la mesure où elle encourage les humains à se fondre dans une masse de créatures intermédiaires.

27Ces hybridations participent de ce que Nozawa nomme un travail d’effacement : en jouant avec des interfaces et des écrans, l’humain s’amuse à ne plus être lui-même, escamotant son identité au profit d’un jeu de rôle. Pour construire une relation, il s’agit donc non pas de dévoiler son moi intime ou « authentique », mais au contraire d’interposer entre soi et l’autre des couches de faux-semblants et des identités fictives qui fonctionnent comme autant de filtres susceptibles de créer du lien. Dans ce système spécifique, l’individu désirable n’est pas celui qui se distingue et se singularise, mais au contraire celui qui fait corps avec un groupe partageant des références communes.

28Ogawa Kôhei, sur ce point, est tranchant : « En Occident, dit-il, le mot d’ordre habituel pour séduire c’est “Be yourself”. Pour moi, la restriction des choix de conversation et l’obligation de se couler dans un rôle sont bien plus porteuses en termes d’échanges émotionnels. » À rebours d’un certain discours contemporain – déjà bien analysé par Alain Ehrenberg (1991 ; 1995 ; 1998) – qui veut que l’individu ne puisse s’épanouir que s’il décide de tout par lui-même et fasse la preuve constante de son autonomie –, la vision que défendent les créateurs des interfaces au Japon est celle d’une identité partagée et d’une responsabilité diluée dans le collectif. De fait, leurs machines sont considérées comme d’excellents moyens de faire une rencontre : parce qu’elles épargnent à l’individu le souci de se mettre en scène.

29Fait plus appréciable encore : elles le dispensent de tout diriger et d’être responsable en tout. Pour beaucoup de jeunes et d’adultes au Japon, le fait d’avoir à trouver soi-même un-e partenaire représente un défi difficile à relever : c’est plus facile quand il y a un encadrement de la rencontre, disent-ils, c’est-à-dire quand un groupe – la famille ou l’entreprise – s’offre comme le garant de votre valeur. Vous n’avez pas à la prouver vous-même. Mais surtout, vous n’avez pas à vous sentir coupable si le couple ne marche pas. Dans le cadre des sociétés qui ont éradiqué le mariage de convenance et qui ont fait de l’auto-détermination affective le cœur de leur système d’appariement, chacun doit construire seul-e son projet de couple. Le résultat, ainsi qu’Eva Illouz (2012) le formule, c’est que ce système « a fait de l’insécurité un trait chronique des vies modernes ».

30Au Japon, les machines qui intercèdent entre femmes et hommes contribuent à les soulager de ce fardeau du doute et de la culpabilité qui accompagnent les vicissitudes de la vie à deux. Porter le poids des décisions, répondre de ses actes, assumer une erreur… Grâce aux interfaces, l’individu peut se démettre en partie de ses choix et plaider non coupable en imputant aux technologies le pouvoir inducteur d’Éros. Le pouvoir de lier les êtres.

Notes

  • [1]
    Cette recherche fait partie du projet EMTECH (Emotional Machines : The Technological Transformation of Intimacy in Japan) soutenu par le Conseil européen de la recherche dans le programme cadre Horizon 2020 (convention n° 714666).
  • [2]
    Ogawa attribue la marge d’échec au fait que les participants ne se plaisaient pas physiquement.
  • [3]
    Ogawa souligne : « Personne n’est jamais revenu se plaindre auprès de Takashimaya, car les gens qui ont acheté les produits ont pensé qu’ils l’avaient fait de leur plein gré. Cela peut faire peur bien sûr, mais c’est notre travail de pointer ce que la technologie rend possible. »
  • [4]
    Le o-miai représente 6 % des mariages au Japon dans les années 2010, contre 69 % dans les années 1930.
  • [5]
    L’usage des émoticônes téléchargeables sur Line est si populaire qu’en avril 2019 il s’en compte 4,7 millions. Source : communiqué de presse Line, 11 avril 2019 : <linecorp.com/en/pr/news/en/2019/2666>.
Français

L’incommunication bénéficie actuellement au Japon d’une certaine faveur : les interfaces électroniques qui substituent à l’expression personnelle un répertoire de mots pré-écrits ou d’émoticônes standardisés permettent, suivant une formule consacrée, d’« éviter tout malentendu ». Pour « réduire la distance entre les humains », certains ingénieurs développent d’ailleurs des prototypes de machines programmées pour s’exprimer à la place de l’humain afin de faciliter ses échanges. Dans le domaine de l’amour, ces dispositifs se déclinent sous des formes diverses : programme sur écran tactile pour trouver l’élu-e, détecteur de coups de foudre, robot de rencontre matrimoniale… Sciemment conçus pour faire « écran », au sens propre du terme, ces outils numériques sont perçus comme d’autant plus utiles qu’ils soulagent l’individu d’une parole libre et contingente. À rebours d’un certain discours « libéral » qui veut que l’individu soit autonome, performant et responsable, les adeptes de la rencontre assistée par ordinateur prônent au contraire les vertus de l’irresponsabilité, de l’artificialité et de l’anonymat, garanties sine qua non, disent-ils, de meilleurs échanges inter-humains. Qu’en penser ?

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  • script

Références bibliographiques

  • Bozon, M., Pratique de l’amour. Le plaisir et l’inquiétude, Paris, Payot, 2016.
  • Ehrenberg, A., L’Individu incertain, Paris, Hachette, 1995.
  • Ehrenberg, A., La Fatigue d’être soi, Paris, Hachette, 1998.
  • Illouz, E., Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, traduit de l’anglais par Frédéric Joly, Paris Seuil, 2012 [2011].
  • Nozawa, S. et Gretchen, P., Effacement Work, conférence, Denver, 2015. En ligne sur : <chicago.academia.edu/GretchenPfeil>, page consultée le 17/06/2019.
  • Ogawa, K. et al., « Andoroido to no tatchidisupurei kaiwa ni okeru senkô no henka : han kyôseitekina sentaku no eikyô ni tsuite » (« L’influence des choix semi-forcés sur les préférences humaines dans la conversation avec un androïde menée par le biais d’un écran tactile »), Cognitive Studies, vol. 23, no 4, 2016, p. 411-419.
Agnès Giard
Agnès Giard est anthropologue, chercheuse postdoctorale au sein du groupe de recherche EMTECH (Emotional machines) à l’Université libre de Berlin. Ses recherches portent sur l’industrie des simulacres affectifs – épouse holographique, partenaire numérique, poupée vocale, clones post-mortem, etc. – dans le contexte du dépeuplement du Japon. Son travail de doctorat – édité aux Belles Lettres sous le titre Un Désir d’humain – a été récompensé du prix spécial de thèse par l’université Paris Nanterre en 2016, puis distingué par l’ICAS-GIS Asie comme un des cinq meilleurs ouvrages publié dans le domaine des études asiatiques en 2017.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2019
https://doi.org/10.3917/herm.084.0104
Pour citer cet article
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