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La place du stéréotype dans la société

1Aussi irrationnel que cela paraisse aux yeux des observateurs extérieurs, chaque stéréotype répond à un besoin : celui de justifier la manière d’être d’une personne et les comportements d’un groupe ou les représentations d’une société. D’autre part, il n’est que le produit de l’histoire : il change de contenu, d’objet et de nature ou même disparaît en fonction du contexte (Barthes, 1970, p. 194). On peut se demander si la question des stéréotypes raciaux ou ethniques à propos des Noirs ou des Japonais, que mentionne Walter Lippmann dans son ouvrage fondateur, avait un sens au temps de saint Augustin ou de saint François Xavier (Lippmann, 1965, p. 44). Aussi solide et immuable soit-il dans son époque, par sa nature même, le stéréotype est condamné à se transformer ou même à disparaître, au fil de l’histoire, d’autant que le monde contemporain se distingue par la rapidité parfois éblouissante des changements sociaux. C’est d’ailleurs la vitesse des changements qui caractérise la société japonaise de l’après-guerre. Dans le Japon de 1945, dont la quasi-totalité des zones urbaines et industrielles avait été mise en ruine par les bombardements des Américains, qui aurait osé imaginer que l’archipel pourrait vivre un redressement aussi rapide que spectaculaire et figurer, un quart de siècle plus tard, parmi les nations les plus prospères de la planète [1] avant de connaître ensuite une dégradation aussi constante que lancinante des conditions et de vie et de travail ?

2La première partie de cette improbable transformation aura comme témoin un manga humoristique, créé par une jeune femme de 26 ans en 1946 pour Yukan-Fukunichi, un quotidien local à Fukuoka, et repris en 1949, après de brefs passages dans d’autres canaux de publication, par le journal Asahi, quotidien le plus important de l’archipel. D’abord paru dans l’édition du soir, le manga prendra place dans l’édition matinale en 1951, dont l’impact social est plus important par son lectorat. Devenu icône du journal, le manga continuera à y paraître tous les matins quasiment sans interruption jusqu’à février 1974. Il s’agit de Sazaé-san (que l’on pourrait traduire par mademoiselle ou madame Sazaé selon son état matrimonial) de Haségawa Machiko [2]. Poussé par son succès éditorial, le manga sera relayé, un soir du dimanche 5 octobre 1969, par une chaîne privée de télévision sous forme de dessin animé. L’émission dominicale, diffusée à une heure de grande écoute pour la famille et les enfants, vite devenue une institution, continue à marquer pour un bon nombre de Japonais, même aujourd’hui, la fin du week-end et le retour de la semaine de travail. En effet, chose étonnante, plus de quarante après l’arrêt de la publication dans le journal, et 26 ans après la disparition de l’auteure, le programme continue à être retransmis par la même chaîne à la même heure.

3Du point de vue du format, Sazaé-san comme manga appartient au genre « yonkoma », bref récit raconté en quatre (yon) cases (koma). On trouve son prototype chez Hokusai (Shimizu, 2009, p. 8-12), et bien avant la naissance de Sazaé-san, ce format a connu, sous l’influence des comic strips anglais et surtout américains, un succès massif au Japon. Si le format de quatre cases est devenu standard, c’est probablement sous l’influence de la poésie chinoise ancienne qui affectionnait la construction en quatre vers (Shimizu, 2009, p. 41-67). Et même aujourd’hui, les trois principaux quotidiens nationaux recourent au manga de ce format comme un moyen de fidéliser leurs lecteurs.

4Il n’est dans notre propos d’analyser ni les épisodes publiés (6 500 en tout) ni les dessins animés dans la totalité (7 800 en tout) (Yoshida, 2005, p. 82), mais plutôt de considérer, à partir de cette œuvre, le stéréotype de l’employé de bureau et des cadres moyens, nommés couramment au Japon « salaryman », néologisme japonais à consonance anglaise (« salaried man ») et dont l’emploi est réservé aux hommes. On verra sa transformation au cours de la transposition du manga papier en dessin animé, donc du changement de média.

Une stratégie stéréotypique : le contre stéréotype dans un journal local

5Sazaé-san et son auteure, dans la toute première période (de 1946 à 1947), semblaient proposer une nouvelle figure des Japonais et particulièrement des Japonaises. Ainsi, certains critiques tentent de trouver chez Sazaé une figure de proue de l’égalitarisme entre hommes et femmes, sans qu’elle soit toutefois une militante (Kato, 1992, p. 167), tandis que son père Namihei Isono, représente par sa petite taille et ses attitudes souvent puériles [3] le mâle japonais qui a perdu confiance en soi avec la défaite de la guerre du Pacifique. Les gestes et les comportements de Sazaé, très garçon manqué pour l’époque, inspiraient sans doute une certaine idée de la liberté féminine de l’après-guerre. À l’inverse de Namihei, qui peut être perçu comme l’antipode du mâle japonais sous le régime militaire de l’avant-guerre, Sazaé, même femme au foyer, devait incarner la Japonaise de demain : elle n’hésitera pas à revendiquer une dignité pour la femme au moins égale à celle des hommes. Dans un épisode publié en 1947 par exemple, elle monte sur une tribune dans une réunion publique pour revendiquer plus de liberté pour la femme ; la même année, lorsqu’elle travaille brièvement comme journaliste, elle ose affronter, un parapluie à la main, son collègue masculin pour défendre l’égalité entre homme et femme. Dans un autre épisode, toujours publié en 1947, Katsuo, frère cadet de Sazaé, croise deux femmes discutant du capitalisme et de l’humanisme alors que dans la case suivante, deux hommes parlent du prix des légumes ; cet épisode montre ainsi le progrès des femmes et la décadence des hommes dans la conscience politique. Mais les épisodes de cette tonalité sont cantonnés dans cette première année, quand Haségawa n’a pas encore été repérée par le grand quotidien national. Avant même d’analyser les effets du changement de média, il faut évoquer le changement d’échelle au sein du même média. En effet, pour retrouver cette soif de dignité dans les yonkoma publiés dans le journal Asahi, il faudra attendre l’épisode de 1956 dans lequel Sazaé réprimande un policier en service parce qu’à ses yeux, la façon dont il hèle sa femme dans la rue manque de respect.

6Hormis ces premières années de l’après-guerre où tout paraissait possible, Haségawa a recours aux stéréotypes de genre. Certes, le journal Asahi se vante du profil socioprofessionnel de son lectorat, censé être plus ouvert aux débats d’opinions et à la confrontation d’idées que ses concurrents. Néanmoins, pour une manga-ka qui publie jour après jour ses yonkoma et qui doit créer un espace de complicité avec un vaste lectorat et l’entretenir durant une période aussi longue, il faut une stratégie qui ne peut se passer du stéréotype. En effet, pour que l’humour fonctionne, le yonkoma doit accepter les préjugés des lecteurs et les exploiter dans le récit, quitte à en prendre le contre-pied quand c’est nécessaire. C’est une question d’économie : dans Sazaé-san, on trouve des éléments significatifs à partir desquels la classe moyenne pouvait bricoler son propre autoportrait.

7Le stéréotype fonctionne avec une efficacité remarquable pour la mise en scène du frère et de la sœur cadets de Sazaé, même si parfois c’est leur complicité plus que leur différence que souligne le manga. Les exemples sont multiples : Katsuo aime, comme tous les garçons de son âge (10-11 ans), jouer au baseball ou faire du sumo en plein air entre copains, alors que le jouet préféré de sa petite sœur Wakamé est la poupée ; et si cette dernière prend soin d’imiter les adultes, son grand frère ne cesse de multiplier des farces à l’encontre des adultes. Le stéréotype de genre est parfois négatif : la sœur a toujours beaucoup de difficultés en mathématiques, tandis que le frère se comporte parfois brutalement pour satisfaire ses caprices. Cependant, compte tenu de l’importance qu’occupait et occupe encore l’ancienneté dans tous les domaines de la société japonaise, il ne faut pas sous-estimer le rôle du petit frère de Sazaé ; par ses farces répétées contre ses aînés et ses professeurs qui représentent l’autorité et le pouvoir, il rejoint sa grande sœur pour incarner une certaine idée de la démocratie et de la liberté de l’après-guerre.

Le bouleversement du stéréotype du salaryman, du super héros au mouton

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© 長谷川町子美術館

8Le mot salaryman désigne l’ensemble des employés de bureau et des cadres moyens dont est exclue la classe dirigeante. Depuis une trentaine d’années – et notamment depuis l’éclatement, à la fin des années 1990, de la bulle spéculative japonaise –, les conditions de travail des salarymen se sont fortement dégradées comme l’indique la baisse du revenu annuel des travailleurs salariés [4]. Il est aussi fréquent que la mort due à la surcharge travail, dite karoshi chez les cadres, les chercheurs et les employés de bureau, fasse couler de l’encre dans les journaux, phénomène qui n’épargne plus les femmes. Par conséquent, l’image des salarymen s’est détériorée considérablement au point qu’aujourd’hui, ils sont souvent assimilés à des esclaves ou au syachiku (bétail de l’entreprise). Sur ce point, il faut rappeler cependant qu’en pleine économie de la bulle, la surcharge de travail chez les salarymen était perçue positivement par l’ensemble de l’opinion publique, comme le soulignent les spots publicitaires célèbres pour une boisson énergisante, qui se sont construits sur la métaphore du combat : les salarymen y sont assimilés aux combattants. Ainsi, la série des spots pour la société pharmaceutique Takéda a fait appel en 1990 à Arnold Schwarzenegger, incarnation même de l’idée du combat.

9On ne trouve rien de tel dans les 6 500 épisodes du yonkoma. Au contraire, Haségawa avait tendance à souligner les problèmes chez des salarymen nouvellement installés dans les grandes métropoles, sans patrimoine : les transports en commun bondés, le salaire modeste, etc. Mais durant les 28 années de sa publication, aucun salaryman dans Sazaé-san n’a effectué d’heure supplémentaire. Il n’est jamais question non plus de chiffre d’affaires, ni de clients, ni de concurrence entre les entreprises ou entre les collègues. Certes, les deux salarymen principaux, Namihei et surtout Masuo, sont souvent représentés dans leurs lieux de travail, mais ils sont rarement au travail : le manga se construit plutôt autour de leurs bavardages. Paradoxalement, c’est dans les entreprises bien plus que dans la famille que règnent le calme et la sérénité. En effet, cette distance insouciante face au travail est un privilège dont ne jouit aucune autre catégorie professionnelle dans Sazaé-san.

Les commerçants comme stéréotypes négatifs des salarymen

10Avant l’installation des supermarchés dans les années 1960, les petits commerçants que sont les marchands de légumes, de saké, de produits alimentaires ou les restaurateurs, sont au contact quotidien avec les foyers des salarymen, qui constituent l’essentiel de leur clientèle. Le manga souligne, certes sur un ton humoristique, le rapport de forces entre les deux catégories. Les commerçants sont en effet obligés de satisfaire, même en dehors de leur travail, les femmes des salarymen. Hormis cette soumission, l’image des commerçants est fréquemment utilisée comme négatif des salarymen afin de souligner la liberté relative dont ils jouissent par rapport au reste des travailleurs. À l’opposé des salariés tranquilles, le travail poursuit les petits commerçants partout où ils vont. L’épisode qui raconte la cérémonie d’entrée à l’école primaire de Wakamé en est un bon exemple. La vie des Japonais moyens est ponctuée de cérémonies : parmi elles, celle d’entrée aux écoles est l’une des plus importantes. Le jour de la cérémonie, le commerçant, même pour assister à la cérémonie de son fils, porte le vêtement de travail traditionnel, à l’inverse des salariés qui portent un costume. Dans Sazaé-san, les commerçants et les artisans sont stigmatisés. Quels que soient les moments ou les endroits où ils se trouvent, ils sont poursuivis par leur travail. Cette stigmatisation se poursuit même dans les années qui suivent et durant lesquelles ces petits commerces se raréfient, ce qui transforme considérablement le paysage urbain.

L’art de séduire, privilège des salarymen

11À partir du début des années 1960, les supermarchés se multiplient dans le paysage urbain. Cependant, ils n’apparaissent pratiquement jamais dans Sazaé-san, pour la simple raison que c’est le plus égalitaire des magasins, où les femmes au foyer subissent des règles communes au lieu de négocier. À la place des commerçants, on voit apparaître une autre profession qui est au service, non plus des épouses des salarymen, mais directement de ces derniers : les hôtesses de bar et de cabaret qu’ils fréquentent à la sortie du bureau. Dès les premières années de la publication, on trouve assez fréquemment Namihei ou Masuo faire, au lieu de rentrer directement à la maison, un petit détour dans un bistro. Il n’est pas rare qu’ivres, ils errent dans la rue, sonnent à la maison d’autrui en pleine nuit. Le bar et ses hôtesses galantes font progressivement leur apparition, prenant la place des commerçants et des artisans durant la première décennie de la publication. On trouve régulièrement Masuo et son complice Norisuké entourés de jolies dames. La fréquentation de ces endroits équivoques peut aboutir à des scènes de ménage souvent violentes.

12Pourquoi tant d’histoires extra-conjugales parfois sordides dans un quotidien bien-pensant ? Le but n’est sans doute pas de dénoncer l’état moral des salarymen, ni d’ironiser sur la misère sentimentale ou sexuelle des vieux couples. Il s’agit plutôt de mettre en avant le pouvoir d’une profession, sinon d’une classe, dont la culture, le style de vie et l’opinion ont un impact de plus en plus important dans la société. En effet, dans Sazaé-san, l’accès aux hôtesses de nuit est présenté comme l’apanage des salarymen. Ni les commerçants ni d’autres professions dont le revenu est bien plus important que celui de salarymen ordinaires, comme les médecins ou les politiques, n’y ont accès [5]. Flirter avec des hôtesses suppose quelques privilèges : la séparation entre le lieu de travail et d’habitation que les salaryman utilisent pour se créer des moments de liberté ; même si leurs salaires mensuels ne sont pas importants, ils bénéficient d’un revenu stable, de la sécurité d’emploi et peuvent parfois recourir aux frais généraux de leur entreprise ; mieux diplômés que la génération précédente, ils possèdent une culture étendue et un langage pour séduire des femmes, privilège dont Masuo est un exemple illustre [6] et que d’autres professions n’auront sans doute pas l’occasion de connaître [7].

Changement de médias, changement de stratégie

13Suite logique des succès éditoriaux, Sazaé-san, devenu une icône du quotidien phare du centre gauche, fait son apparition sur le petit écran le 5 octobre 1969. Depuis, l’émission dominicale est programmée sans interruption : c’est la chaîne Fuji Television Network, appartenant au journal le plus à droite des quotidiens nationaux, qui a donné au manga son immense notoriété.

14Le changement de média implique un changement du mode de publication et de réception. Sazaé-san à la télévision est constituée de trois histoires d’une durée de sept minutes. Un yonkoma qui se lit en un clin d’œil ne fait pas à lui tout seul une histoire de sept minutes. Pour assurer la transposition, deux procédés sont possibles : le regroupement de plusieurs épisodes dans une seule histoire ou l’invention ex nihilo de dialogues ou de sketchs supplémentaires, des « chevilles narratives » en quelque sorte. Pour cela, des personnages secondaires seront inventés, certains personnages secondaires dans le yonkoma prendront de l’importance. Les personnages des enfants vieillissent.

Nouvelle fabrique de stéréotypes

15Cependant, c’est avant tout sur le changement dans le mode de réception qu’il faut interroger. Constatons tout d’abord une banalité aveuglante : l’impact que produit le yonkoma sur le support qu’est un quotidien est bien moindre que celui du dessin animé sur l’émission qui porte son propre nom. Le dessin animé, à la différence du yonkoma, doit séduire à lui seul le public. Mais la fidélisation de l’audience est une entreprise périlleuse. Par exemple, une des formes d’infidélité les plus courantes, qu’on nomme zapping, est un élément constitutif de la réception des programmes télévisés. Un des facteurs les plus importants dans le choix du contenu d’une émission est sans aucun doute la grille horaire. En fonction de cette dernière, le public change et, avec lui, les annonceurs. Et depuis la première émission du 5 octobre 1969, la grille d’horaire de Sazaé-san n’a pas connu de modification. Pour le producteur, tout doit se réfléchir à partir de cette condition : cette grille d’horaire exige que les histoires soient compréhensibles par les enfants, accompagnés ou non de leurs parents. Ainsi, d’après le témoignage d’un des responsables de la maison de production, environ 2 000 épisodes ont été sélectionnés pour constituer le noyau des histoires du dessin animé (Seino, Iwamatsu et Tomita, 2014, p. 55). Les deux tiers des épisodes publiés dans les journaux n’étant pas retenus, se pose légitimement la question de savoir si le yonkoma et le dessin animé constituent une même œuvre.

16Nous ne sommes pas en mesure de faire une analyse fine des critères de choix pour l’adaptation à la télévision. Aucune reproduction n’étant mise sur le marché, il est simplement impossible de visionner les émissions du passé [8]. Ce que nous proposons ici est donc forcément tributaire des impressions et des souvenirs personnels et subjectifs. Cette réserve faite, nous proposons trois hypothèses quant aux critères des choix du contenu du dessin animé, à partir de cette présupposition : le dessin animé doit, pour être accepté par la télévision, éviter tout ce qui risque de troubler la sensibilité des enfants.

17Tout d’abord, la thématique érotique est écartée systématiquement : ne sont pas retenus pour le dessin animé les épisodes mettant en scène les jeunes couples qui s’embrassent, des hôtesses accueillant leurs clients ou bien les personnages masculins troublés ou intimidés en présence de jolies et jeunes (et moins jeunes) femmes [9]. Ce dernier point sert également à sauvegarder la dignité masculine. En effet, dans la version télévisée, sont mis de côté également les épisodes où la dignité des adultes, notamment celle des hommes est mise en cause. Bien sûr, loi du genre oblige, tous les personnages font l’objet d’un traitement humoristique dans le dessin animé aussi. Mais cela n’empêche pas que le dessin animé présente les hommes adultes comme plus respectables que dans le yonkoma. Par exemple, la figure de Namihei dans le yonkoma était le symbole de la perte de confiance chez les hommes japonais à cause de la défaite de 1945, tandis que, dans le dessin animé, il est doté d’une certaine dignité, ce qui fait que certains y voient une figure patriarcale. Conséquence logique de choix, les farces que Katsuo mène contre les adultes masculins (Namihei, Masuo, Norisuké et les professeurs) sont bien moins fréquentes et manquent d’éclat. Disparaissent également les femmes qui battent leurs maris : dans le yonkoma, notamment depuis le milieu des années 1950 qui marquent le renouveau de l’économie japonaise, on voit régulièrement des femmes qui se plaignent du faible salaire de leurs maris ou de la fréquentation de ces derniers chez les hôtesses. Leur frustration finit souvent par une scène de ménage brutale où les hommes sont battus. À la télévision, on n’assistera pas à cet excès de violence féminine ; en revanche, on voit fréquemment des « kyosaika », des « maris qui ont peur de leur femme ». Enfin, dans le dessin animé, la société est représentée comme solide et stable, tandis que dans le yonkoma, est mise en avant l’évolution trop rapide de la société japonaise et des menaces sur elle. Les facteurs de changement ou de menace sont multiples comme la pollution, l’exploitation de l’espace naturel, la hausse des prix, le changement rapide des villes dû à la concentration de la population dans l’espace urbain. Trente ans après la fin de l’ère Showa provoquée par le décès de l’empereur Hirohito, le dessin animé continue à présenter un Showa mythique qui n’a existé nulle part.

Pour conclure : à chaque média son stéréotype

18Toutes ces modifications qu’a entraînées le changement de média produisent une transformation radicale de la nature de l’œuvre. Le yonkoma et ses personnages principaux accompagnent l’évolution de la société japonaise et dressent un portrait humoristique et parfois ironique mais assez fidèle de ce nouveau et puissant acteur que sont les salarymen. Le dessin animé constitue au contraire un refuge contre l’évolution sans doute trop rapide et trop brutale. Il se détourne résolument de la société et de ses problèmes pour cristalliser un mythe de la famille comme havre de paix face au mouvement de l’histoire.

Notes

  • [1]
    Par exemple, Japan as Number One : Lesson for America du sociologue américain Ezra Vogel, sorti aux États-Unis en 1979 et traduit dans la même année dans l’archipel, y sera reçu avec retentissement impressionnant et impressionné.
  • [2]
    Née le 20 janvier 1920 dans le département de Saga, Haségawa Machiko est décédée le 27 mai 1992 à l’âge de 72 ans (Shimizu, 1997, p. 252-254).
  • [3]
    Pour la référence des épisodes de Sazaé-san, nous utilisons Sazaésan de l’édition Asahi-bunko qui regroupe, en 45 volumes, la plupart des yonkoma. Pour faciliter l’accès aux épisodes qui ne sont pas retenus dans cette édition, le journal Asahi a édité en 2018 Otakara Sazaé-san [Le trésor de Sazaé-san] en six volumes.
  • [4]
    Nous renvoyons à la graphie donnée sur le site suivant en japonais : <www.nippon-num.com/economy/salary.html> [consulté le 11 février 2018]. Nous tenons à signaler que les données en euro ou en dollar risquent de ne pas refléter exactement le vécu des travailleurs à cause du taux de change fluctuant face au yen.
  • [5]
    Nous n’avons pu trouver qu’un seul épisode où une autre profession que le salaryman fréquentait un cabaret (XLII-102) : il s’agit en l’occurrence d’un paysan.
  • [6]
    Masuo, amateur de musique classique, lit Le Dit du Genji en poussant une poussette dans le quartier, joue au violon à la maison et échange des livres avec des collègues à son travail. D’autres membres des familles Isono et Fuguta possèdent un capital culturel assez important. Sazaé est présentée comme une bonne connaisseuse des romans policiers anglais et connaît l’anglais suffisamment bien pour pouvoir l’enseigner aux collégiens du quartier. Funé, diplômée d’un lycée de jeune fille, grand privilège pour l’époque, apprend l’anglais par une amie de lycée qui a étudié la littérature anglaise. Namihei cite des haïkus de l’époque Édo et fréquente le théâtre Rakugo (un théâtre comique joué par un seul acteur assis en face du public).
  • [7]
    Arrivés dans les grandes villes sans patrimoine important, le seul bien que possèdent les salarymen, c’est le bien symbolique dont les diplômes constituent un élément essentiel. C’est leur hantise. Dans Sazaé-san, nombreux sont des épisodes qui montrent les tracas des parents face aux concours de leurs enfants.
  • [8]
    Il existe certes une tentative de base de données, loin d’être complète toutefois. Nous ne disposons même pas de la liste complète des titres des histoires passées au petit écran. Voici l’adresse de la tentative en question : <www24.atwiki.jp/sazaesannokiroku/pages/21.html>, consulté le 11 février 2018.
  • [9]
    Il est important de souligner en même temps que la situation inverse, c’est-à-dire celle dans laquelle les personnages féminins sont troublés par le charme masculin, n’existe pas vraiment, à l’exception d’un épisode publié en 1946 dans le journal local de Fukuoka. Dans cet épisode, Sazaé qui n’était pas encore mariée avec Masuo, est attirée par un soldat américain. Ce déséquilibre devant l’incident éphémère de la vie est assez révélateur de ce qu’est le genre dans Sazaé-san.
Français

La culture de masse emploie abondamment le stéréotype pour se structurer quitte à le mieux critiquer ou à prendre son contre-pied. En effet, répandu dans toutes les couches sociales, il présente un des moyens les plus efficaces pour établir un espace de complicité avec le public. En même temps, malgré sa puissance représentative, le stéréotype se révèle souvent fragile, car il change de nature selon la société à laquelle il s’adresse ou selon les médias qui le véhiculent. C’est ce changement que nous tenterons d’éclaircir à travers le cas du Sazaé-san, un manga de quatre cases qui a connu une immense popularité et une étonnante longévité dans le Japon de l’après-guerre. Le manga présente en effet deux particularités fort intéressantes pour notre propos. D’abord sa notoriété : publié au départ dans un journal local juste un an après la défaite à la deuxième guerre mondiale, il deviendra une icône du journal le plus influant du pays durant la période qui a connu le redressement impressionnant de l’industrie et la transformation profonde de la société. Ensuite sa complicité avec les médias : diffusé à l’échelle locale ensuite nationale par des journaux, le manga sera adapté au petit écran à partir de 1969 et il continue à être diffusé même aujourd’hui malgré la disparition de son auteure. Ces deux facteurs jouent un rôle déterminant dans le traitement du stéréotype, qu’opère l’un des plus célèbres manga japonais.

Mots-clés

  • Sazaé-san
  • manga
  • médias
  • salaryman
  • travailleurs de bureau
  • petits commerçants
  • genre
  • stéréotype

Références bibliographiques

  • Barthes, R., « Le mythe, aujourd’hui », Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 191-247.
  • Kato, N., « Sazaé-san to sengo » [Sazaé-san et l’après-guerre], Sekai, n° 572, 1992, p. 165-168.
  • Lippmann, W., Public Opinion, New York, Macmillan, 1965.
  • En ligneSeino, M., Iwamatsu, K. et Tomita, M., « Sazae-san tettei bunseki » [Analyse complète de Sazaé-san], Mita hyoron, n° 1177, 2014, p. 52-64.
  • Shimizu I., Sazaé-san no syotai [Identité de Sazaé-san], Tokyo, Heibonsya, 1997.
  • Shimizu, I., Yonkoma manga : Hokusai kara « moé » made [Manga sous format de yonkoma : de Hokusai à « moé »], Tokyo, Iwanamisyoten, coll. « Iwanami-shinsyo », 2009.
  • Yoshida, M., « Sazaé-san no syakaiteki kanshin » [Intérêt de la société chez Sazaé-san], Rekishi hyoron, n° 665, 2005, p. 82-92.
Shinji Iida
Après avoir soutenu une thèse sur Francis Ponge (université de la Sorbonne-Nouvelle), Shinji Iida est actuellement professeur à l’université Kagoshima-Kokusai. Spécialiste de la littérature française et de l’enseignement de la littérature, il consacre également ses travaux à la culture de masse au Japon, notamment au dessin animé et au manga.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0098
Pour citer cet article
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