CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les stéréotypes sont toujours vivants. Nous n’avons jamais vécu entourés d’autant de stéréotypes qu’aujourd’hui – notamment sur les réseaux socio-numériques – et nous ne les avons jamais autant identifiés, analysés et déconstruits dans le même temps.

2Ce constat paradoxal s’inscrit dans une actualité politique où la question des stéréotypes est placée au cœur des débats. L’« Autre » est désormais un acteur actif de la déconstruction du stéréotype, marquant une rupture majeure avec les générations précédentes. Les stéréotypes interrogent le vivre ensemble, les enjeux interculturels, la notion de « diversité » de nos sociétés métissées et mondialisées à l’heure de la montée des populismes et du rejet de l’immigration. Ces questions sont intimement politiques car le stéréotype est aussi une arme pour celui qui détient le pouvoir, qui se définit comme la « norme », qui fabrique ou entretient les poncifs.

3À l’aune de ce constat, cette contribution entend analyser l’évolution des stéréotypes ethno-raciaux d’origine coloniale à travers le prisme des institutions muséales et de l’enseignement de l’histoire. Espaces de savoirs et de culture, musées et histoire sont avant tout des enjeux de pouvoir. Comme l’écrit Françoise Vergès à l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif Décolonisons les arts (Cukierman, Dambury et Vergès, 2018) dans une interview au quotidien Le Monde : « le monde culturel a construit son propre récit en oubliant sa complicité avec la misogynie, le racisme et le sexisme. Persiste cette fiction très occidentale de l’artiste comme génie, à part de la société, sage, dans une France dont le peuple porterait en soi, par nature, la liberté et l’égalité. Ce mythe vivace fait comme si des siècles d’esclavage et de colonisation n’avaient pas contaminé l’ensemble de la société française. » (Kodjo-Grandvaux, 2018) Alors que des voix s’élèvent pour revendiquer une « décolonisation des arts », que les institutions muséales sont sommées de repenser leurs collections, « pillé[e]s au temps des conquêtes coloniales » – voir à cet égard le rapport Sarr-Savoy (2018) –, que l’enseignement de l’histoire et la notion « être français » sont remis en cause, il s’agit de repenser nos imaginaires pour mieux déconstruire les stéréotypes (Charaudeau, 2007).

4Ces enjeux sont ainsi politiques dans la mesure où ils parlent de pouvoir : des hommes sur les femmes, des Blancs sur les « racisés », des riches sur les pauvres, du « Nord » sur le « Sud », d’un « Nous » sur un « Eux »…

Entre la norme et le différent

5Dans un pays où les Blancs sont majoritaires, traiter des enjeux liés aux stéréotypes, à la diversité, à la décolonisation des imaginaires et à l’histoire officielle, revient d’abord à parler du rapport entre la majorité et les minorités racisées. Comme le précise Felwine Sarr à Séverine Kodjo-Grandvaux (Le Monde, 21 octobre 2016), « avec le postcolonialisme, il y a [désormais] une tentative de renouveler les cadres conceptuels à l’intérieur desquels on pense les dynamiques du continent. […] Nous devons penser notre futur par nos propres moyens et proposer un projet de civilisation qui mette l’Homme, et non pas la production ou la consommation, au cœur des préoccupations, en articulant un meilleur équilibre entre l’économique, le culturel et le spirituel… » Dans ce mouvement qui révolutionne la pensée politique et la culture, les lieux de pouvoir comme les musées doivent être interrogés. Comment abordent-ils le passé ? Comment construisent-ils nos représentations ? Car dans les musées, les poncifs se trouvent partout. La lente évolution des mentalités permet aujourd’hui de regarder au-delà des œuvres et de (re)penser autrement l’histoire.

6Ainsi, le combat pour la décolonisation des musées est essentiel dans un pays qui n’est toujours pas en mesure de proposer une institution abordant l’histoire de la colonisation sous tous ses aspects. Il est incroyable de penser qu’un pays dans lequel vivent 14 millions de personnes ayant l’un de leurs grands-parents né dans les outremers ou dans l’ex-empire soit incapable de bâtir un tel lieu de savoir et de connaissance sur cette histoire. Cela obligerait à regarder le problème des stéréotypes en face, et la société française n’en semble pas encore capable.

7Beaucoup de penseurs actuels critiquent cette incapacité de la France à dépasser le stéréotype, à l’image de Souleymane Bachir Diagne, Achille Mbembe ou Felwine Sarr. Cette réflexion n’est pas prisonnière des milieux académiques, elle touche désormais en profondeur les artistes des deux côtés de la Méditerranée, à l’image de Kader Attia. Comme l’écrit Gerty Dambury, « le corps de l’homme noir ou de la femme noire, après avoir été un corps “ridicule et laid”, est aujourd’hui un corps victime, un corps souffrant, un corps subalterne, un corps réfugié, un corps-femme-voilée ou un corps de toute beauté, à nouveau fortement sexualisé ». Tous ces penseurs critiquent cet universalisme abstrait qui fabrique une histoire « officielle » ne laissant guère de place à l’« Autre ». Une histoire « stéréotypante » qui marginalise l’« Autre ».

8Dans Décolonisons les arts (Cukierman, Dambury et Vergès, 2018), les auteurs écrivent que la « “race” n’existe pas mais des groupes et des individus font l’objet d’une “racisation”, d’une construction sociale apparentée à une définition historique et évolutive de la “race”. Les processus de racisation sont les différents dispositifs – juridiques, culturels, sociaux, politiques – par lesquels des personnes et des groupes acquièrent des qualités (les Blancs) ou des stigmas (les “Autres”) ». Ce discours explicite la situation sous une forme binaire (pour se faire entendre), mais il parle d’une situation bien réelle à laquelle il faut faire face. Combattre le stéréotype racial, ce n’est pas seulement expliquer comment il est apparu, comment il s’est diffusé, comment il a discriminé ou fabriqué des systèmes de domination institutionnelle. C’est aussi déconstruire ce que ce stéréotype produit encore dans notre présent. Il faut alors l’affronter et accepter de le changer.

9Les stéréotypes sont aussi vieux que la domination coloniale – ils ont même précédé les grandes vagues coloniales du xvie siècle pour certains d’entre eux – et ils reflètent l’idée que la majorité dominante a projetée sur les minorités – issues des sociétés non occidentales puis des migrations postcoloniales –, ces « Autres » qu’on ne saurait voir. Le stéréotype, c’est ce qui reste après la domination « officielle » et « légale » pour que le « Nous » conserve l’autorité sur le « Eux » ; c’est ce qui légitime, consciemment ou non, les discriminations. Ils sont ainsi les derniers garde-fous des anciens pouvoirs, les résidus de l’empire colonial français.

La complexité du stéréotype et la nécessité de le contourner

10En même temps, les stéréotypes sont doublement complexes car ils constituent aussi des pièges, porteurs d’une part de vérité, et les signes des discriminations du présent. Comme l’explique justement Patrick Charaudeau (2007) : « […] ce jugement en étant négatif occulte la possibilité que ce qui est dit renferme malgré tout une part de vérité. Ce masquage est encore plus patent lorsque la caractérisation concerne des individus ou des groupes humains : dire que les intellectuels n’aiment pas le contact des corps est peut-être un stéréotype propre aux sportifs, mais cela ne veut pas dire qu’il est complètement faux ; il en va de même des jugements que les hommes portent sur les femmes et de ceux que les femmes portent sur les hommes, de ceux que les citoyens portent sur les politiques et réciproquement. Autrement dit, il faut accorder au stéréotype la possibilité de dire quelque chose de faux et vrai, à la fois. Tout jugement sur l’autre est en même temps révélateur de soi : il dit peut-être quelque chose de déviant sur l’autre, mais il dit en même temps quelque chose de vrai sur celui qui porte ce jugement. » Pour aller plus loin, comme l’explique Ruth Amossy dans ses travaux, on peut même considérer que le stéréotype n’existe pas en soi : « Il n’apparaît qu’à l’observateur critique ou à l’usager qui reconnaît spontanément les modèles de sa collectivité. Il émerge lorsque, sélectionnant les attributs dits caractéristiques d’un groupe ou d’une situation, nous reconstituons un schéma familier. […] Plutôt que de stéréotype, il faudrait donc parler de stéréotypage, c’est-à-dire de l’activité qui découpe ou repère, dans le fonctionnement du réel ou du texte, un modèle collectif figé. » (Amossy, 1991) Cela signifie que le stéréotype est d’abord le fruit d’une culture, le produit d’une domination, le résultat d’une histoire. Les tableaux accrochés dans les grands musées, les expositions qui y sont organisées, les manuels scolaires produits et régulièrement remaniés, les grandes commémorations qui rythment chaque année politique sont à la fois des matrices pour créer de la culture commune aux « natifs », mais sont aussi des espaces d’exclusion pour les autres.

11Dans cette perspective, les musées sont des acteurs majeurs de la déconstruction. En 2011-2012, le musée du quai Branly-Jacques Chirac a ainsi présenté l’exposition Exhibitions. L’invention du sauvage[1]. En dépit des difficultés et diverses oppositions, cette exposition a représenté une véritable révolution, remettant en question le récit dominant de l’institution muséale, et a reçu un accueil très favorable de la part du public, 270 000 visiteurs s’étant rendus au musée.

12Dans la même dynamique, huit ans plus tard, le musée d’Orsay propose Le Modèle noir. De Géricault à Matisse[2], sur la représentation des Africains et des Antillais dans la peinture en France du début du xixe siècle au milieu du xxe siècle. Après avoir été présentée à la Wallach Art Gallery of Columbia University à New York, à l’initiative de Denise Murrell (de la Ford Foundation Postdoctoral Research Scholar at the Wallach Art Gallery), et avant de rejoindre le Mémorial ACTe en Guadeloupe, l’exposition marque une étape à Orsay [3]. Cette exposition se place aussi dans la continuité de celle organisée par le musée Delacroix, à travers les regards croisés de Françoise Vergès et de Lilian Thuram, Imaginaires et représentations de l’Orient. Questions de regard(s) ouverte en janvier 2018 [4].

13On pense également à l’installation-exposition, L’un et l’autre, proposée par Kader Attia et Jean-Jacques Lebel au Palais de Tokyo en 2018 [5], sur les images stéréotypées des Arabes d’hier à aujourd’hui, en les associant à des œuvres d’art, des images de guerre contemporaine. Au final, cet « assemblage d’œuvres et d’artefacts rejouant la logique impérialiste sous-tendant toute démarche muséale [6] » vient à propos pour dénoncer les modes de pensée des responsables/directions des musées (mais aussi et surtout leurs tutelles ayant en charge les politiques de ces musées publics) et décoloniser les imaginaires produits par ceux-ci (tant dans les institutions publiques que privées). Kader Attia a poussé ce travail de déconstruction la même année au MAC VAL à Vitry-sur-Seine avec l’exposition Les racines poussent aussi dans le béton, longue déambulation sur les architectures dans les banlieues et leur emprise sur l’humain, en interrogeant le regard et la manière dont nous pensons l’autre en croisant les images et stéréotypes entre passé et présent pour questionner nos héritages au cœur même des musées, lieux de déconstruction mais aussi lieux de fixation des imaginaires collectifs.

14Comme en témoigne la diversité de ces exemples, le milieu du musée se met en mouvement, mais avec grande difficulté, dans un système encore trop conservateur. Pour autant, cette mutation est indispensable, sous peine de faire des musées les sarcophages d’un monde englouti. C’est d’ailleurs toute la difficulté du Musée national de l’histoire de l’immigration que de devoir se repenser dans ce monde en mutation. Installé dans l’ancien Palais des colonies, construit en 1931 pour l’Exposition coloniale internationale, le musée porte en effet un lourd héritage. Il faut en tenir compte, sans effacer ce passé (en l’affrontant même), pour construire un récit historique sur la migration dans le présent.

15Ce travail de déconstruction est nécessaire, inévitable même, pour « dé-stéréotyper » les regards et les imaginaires. Pour engager un questionnement sur ce qui demeure et ce qui change, pour questionner la nature profonde du lien qui existe entre notre regard actuel et ce qui a été construit au temps des empires coloniaux. Nous croyons que notre regard est décolonisé, nous croyons que le simple fait de porter un regard critique sur la colonisation est suffisant, mais ce n’est que le début du processus. Pour cela, il faut se plonger dans les années de décolonisation et dans les imaginaires de l’époque. Le discours du général de Gaulle est emblématique de cette période lorsqu’il affirme en 1959, un an après son retour au pouvoir : « C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races et qu’elle a une vocation universelle. Mais à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. » À partir de ce raisonnement, se structure une société dans laquelle la blanchitude est l’épicentre. Au lieu de disparaître, les stéréotypes prennent des formes nouvelles, au sein même de la métropole – et non plus dans les lointains espaces coloniaux – largement relayées par le discours politique, médiatique ou culturel.

16Petit à petit, l’idée de « race » est supplantée par l’idée de « culture » qui distingue les peuples et les populations. Les mots changent mais les représentations et pratiques « racialistes » – bien qu’elles demeurent prohibées – demeurent vivaces dans les extrêmes des échiquiers politiques européen et étatsunien [7]. Ils continuent d’influencer les élites politiques dans leur gestion de la question migratoire, et ce bien après la disparition physique des empires coloniaux. Progressivement, c’est la « culture » – au nom même du « respect des cultures » et de leur défense – qui perpétue de manière visible et légitime les stéréotypes.

Le vieux racisme n’est pas mort…

17Récemment, le sociologue Michel Wieviorka (2011) précisait « que ce vieux racisme n’est pas mort, contrairement à ce que l’on a pu croire dans les années 1980-1990 ». Tandis que l’insécurité culturelle devient un sujet d’étude, la peur de l’« Autre » une donnée électorale, l’analyse des comportements une évidence en fonction des origines, ce constat est notamment illustré par la montée du populisme ou encore la crise migratoire en Méditerranée et à la frontière sud des États-Unis. Par ailleurs, le paléontologue Stephen Jay Gould n’exclut pas le retour du racisme de la période coloniale (ou de la ségrégation pour les États-Unis) qui avait fixé dans les cultures populaires la croyance en une hiérarchie des races.

18Dans cette perspective, le racisme se présente aujourd’hui sous des formes multiples. Il s’appuie sur les stéréotypes – dont les théoriciens ont majoritairement été oubliés, tels Georges Vacher de Lapouge en France, Madison Grant aux États-Unis ou Houston Stewart Chamberlain en Allemagne –, mais qui ont imposé l’idée d’une opposition forte entre l’Occident (au sens Amérique du Nord et Europe, hors Russie et Japon) et les non-Occidentaux, fracturant, de facto, les identités et donnant naissance à rebours à un anti-occidentalisme qui résumerait l’Occident à ce racisme-colonialisme.

19La lutte contre les discriminations en France est initiée en 1998 par les politiques gouvernementales, parallèlement à la Coupe du monde de football. Cette étape marque un tournant majeur mais reste un échec dans la mesure où le lien entre stéréotypes coloniaux et discrimination ethno-raciale n’est jamais pensé comme organique. À ne pas vouloir reconnaître l’existence des discriminations raciales d’origine coloniale (Bancel, Blanchard et Vergès, 2003) dans la société française, la politique française a, sans le vouloir, perpétué les processus de racialisation à l’œuvre dans la société, créant de nouveaux espaces d’exclusion et de discrimination dans les outremers et les banlieues.

Penser un autre modèle

20Comment penser un autre modèle sans repenser l’histoire ? La concurrence des mémoires (Hermès, 2008 ; Blanchard et Veyrat-Masson, 2008) rend l’exercice difficile. L’enjeu n’est plus seulement de tenir compte de l’histoire de l’« Autre », il faut désormais décentrer le regard et la manière de raconter les événements. Le stéréotype en histoire est complexe, il se résume le plus souvent dans la production d’une histoire ethnocentrée et incapable de tenir compte du récit de l’« Autre ». L’histoire en France semble avoir été écrite par des hommes, blancs et le plus souvent pour le bien des autres (les pauvres, les femmes et les non-Blancs), avec comme épicentre le sentiment que la grandeur de la nation correspond au moment de l’Empire colonial. Il y aurait un avant 1954-1956 (Diên Biên Phu et Suez) et un après. Un temps de grandeur et un temps de déclin.

21Cette matrice est celle qui guide avec conflit le récit national. Ce n’est pas un enjeu second, mais le cœur du débat autour du déclin présumé de la France. Comme le précisait Patrick Boucheron « Qui ne voit aujourd’hui combien sont sinistres les idéologies de la séparation ? Qui ne saisit désormais les effets désastreux d’une vision religieuse du monde où chacun est assigné à une identité définie par essence ? En mettant au jour cette généalogie du regimen, l’art de gouverner les hommes, les historiens ont jeté une lumière sombre et crue sur ce qui constitue encore aujourd’hui notre modernité. » (leçon inaugurale au Collège de France, 17 novembre 2015) Deux visions s’opposent désormais, celle d’une France issue de sa grandeur coloniale et celle d’une France forte de ses diversités. Le stéréotype de l’« Autre » est désormais une matrice identitaire, il y aurait eux et nous pour ceux qui pensent que la France est en déclin à cause de ces présences migratoires issues de l’ex-empire colonial (à l’image d’Éric Zemmour dans son dernier livre Destin français). Pas de place pour la nuance. Le communautarisme serait à l’œuvre pour détruire l’identité de la France, selon de nombreux « penseurs » de notre temps. Dès lors, on comprend mieux les enjeux autour des musées, de l’histoire, du roman national ou du communautarisme. Mais face à ces théoriciens du déclin et d’une France anti-communautariste se dresse désormais une pensée « racisée » qui rejette toute capacité aux « Blancs » à penser le postcolonial et à être capable de décoloniser le temps présent. Deux extrêmes qui fabriquent la matrice du conflit identitaire, comme nous l’expliquions avec Nicolas Bancel dans l’ouvrage collectif que nous avons dirigé Vers la guerre des identités ? (Blanchard, Thomas, Bancel, 2016).

22Les conclusions et résultats de l’étude menée en 2015 par Ipsos sur les Fractures françaises éclairent ce regard sur les conflits actuels au cœur de notre société (Teinturier et Zumsteeg, 2015). Sur l’ensemble des personnes interrogées, 26 % répondent que « la France est en déclin et c’est irréversible ». 70 % des sondés sont d’accord avec les items suivants : « Dans ma vie, je m’inspire de plus en plus des valeurs du passé », « En France, c’était mieux avant » et « Aujourd’hui, on ne se sent plus chez soi comme avant » (95 % pour les personnes proches du Front national). Dans le prolongement de ces premières réponses, les deux tiers des sondés affirment qu’il « y a trop d’étrangers en France ». Désormais, une polarisation extrêmement marquée existe « entre gauche et FN sur les difficultés pour les immigrés à s’intégrer ». Pour 81 % des répondants à ce sondage, l’islam est devenu un « problème de plus en plus préoccupant dont il faut s’occuper sérieusement ». L’idéologie de « l’ennemi intérieur » rencontre l’angoisse du « déclin », comme si la France avait besoin d’un ennemi désigné pour se construire. L’ancêtre des déclinistes actuels, Henri Massis, voit sa prophétie s’accomplir et une majorité de Français partager ses angoisses (Rennes, 1999).

23La question n’est pas (plus) simplement de prendre conscience que les stéréotypes existent, mais de prendre la mesure qu’ils sont toujours les fondements de notre manière de penser l’histoire et la politique muséale. Le regard sur l’« Autre » l’exclut du démos et du tout commun. Il fabrique deux mondes qui sont ensemble sans vivre ensemble. Le cœur du problème est que les Blancs ne se pensent pas blancs, alors que les non-Blancs doivent se justifier en permanence d’être noirs, arabes, asiatiques… Ces mécanismes restent invisibles pour ceux qui ne doivent jamais expliquer qui ils sont. Ils deviennent oppressants pour tous les autres, et prennent toute leur ampleur dans l’enceinte des musées ou dans le récit national. Alors que les univers de la publicité et du cinéma ont changé et commencent à déconstruire le stéréotype, certes encore trop lentement, les créateurs (et majoritairement les artistes) sont quant à eux pleinement engagés dans leur déconstruction, à l’image du travail d’Ayana Jackson, d’Alexis Peskine ou d’Omar Victor Diop.

24Il reste donc des citadelles à prendre. C’est tout l’enjeu de la décennie qui s’annonce. Soit ce processus se fera et se mettra en marche, par une prise de conscience collective, soit nous entrerons en conflit avec la mouvance décoloniale et nous entrerons dans un temps de la vindicte et de la culpabilisation. Pour éviter cela, il faut commencer par prendre conscience que les stéréotypes d’hier sont toujours à l’œuvre et qu’ils fabriquent toujours de la fracture raciale.

25Conçus comme des plateformes d’échanges, de savoirs et de rencontres, les musées doivent faire face aux enjeux actuels. Aujourd’hui plus que jamais, dans une perspective mondialisée, les institutions muséales sont invitées à ouvrir leurs espaces aux autres regards et aux autres histoires.

26La place du colonial dans nos récits communs est à questionner désormais, à la fois dans le global au cœur des enjeux sociaux et sociétaux, mais aussi dans des espaces spécifiques comme les expositions, et les expériences citées ci-dessus – mais cela devra aussi évoluer dans les espaces permanents de ces musées. Il est devenu absurde de prétendre parler au monde alors que nous sommes incapables de construire un lieu où ces récits divers se racontent et se croisent. L’Allemagne le fera en 2019 à Berlin, les Britanniques le font déjà à Bristol et Liverpool, les États-Unis viennent de le faire à Washington avec le musée des Africains-Américains, et les Belges sont entrés dans cette dynamique fin 2018 avec la réouverture du musée de Tervuren.

27Il est temps que la France entre dans cette temporalité post-stéréotypes, sinon elle se condamne à revivre les luttes coloniales éternellement. Il est aussi temps que le récit national et les commémorations débordent de leur chemin tracé pour intégrer les récits multiples de ceux qui désormais en font partie. C’est crucial, sous peine d’étouffer sous une histoire officielle incapable de faire sens pour ceux et celles à qui elle s’adresse… aussi.

Notes

Français

Les stéréotypes sont toujours vivants. On n’a jamais vécu entouré d’autant de stéréotypes qu’aujourd’hui et on ne les a jamais autant identifiés, analysés et déconstruits dans le même temps. C’est un paradoxe, mais c’est celui de notre temps où ces enjeux sont désormais des questions politiques majeures. Les stéréotypes interrogent le vivre ensemble, les enjeux interculturels, la notion de « diversité » et nos sociétés métissées et mondialisées à l’heure de la montée des populismes et du rejet de l’immigration. C’est aussi pour cela, au moment où l’on revendique de « décoloniser les arts », de repenser nos musées et quoi faire des collections qui s’y trouvent et qui ont « été pillés au temps des conquêtes coloniales », où l’on questionne l’enseignement de l’histoire et la notion « d’être français », qu’il nous semble important de questionner le monde des musées et celui de l’histoire, en gros de repenser nos imaginaires.
Plus qu’à reconnaître l’existence des discriminations raciales dans la société française et dans nos musées, le mouvement postcolonial initié il y a tout juste une vingtaine d’années en France a donc principalement mis en lumière la force d’occultation par les pouvoirs publics des processus de racialisation et le maintien d’une croyance en la réalisation effective de la norme de colorblindness. De ce point de vue, il a rendu criant le statut de « secret public » que revêt la question raciale dans le contexte républicain puisque, censé favoriser une reconnaissance publique du problème, il a plutôt contribué à l’enfouir.
Si la réflexion du courant postcolonial permet « ensemble » de sortir de cette impasse « raciale », le courant décolonial est plus radical, est pense de son côté que les arts et les musées ne pourront être décolonisés de l’intérieur. C’est sans aucun doute l’un des enjeux de demain : décoloniser les musées, déconstruire les stéréotypes qui y dorment, et (un jour) ouvrir dans ce pays un musée d’histoire coloniale (paradoxe bien français que d’avoir « possédé » le second empire colonial au monde et de n’avoir aucun lieu de savoir.

Mots-clés

  • stéréotypes
  • musée
  • culture
  • arts
  • colonisation
  • racialisme
  • postcolonial
  • décolonial
  • histoire

Références bibliographiques

  • Amossy, R., Les Idées reçues, sémiologie du stéréotype, Paris, Nathan, 1991.
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  • En ligneBlanchard, P. et Veyrat-Masson, I., Les Guerres de mémoire. La France et son histoire. Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques, Paris, La Découverte, 2008.
  • En ligneBlanchard, P., Thomas, D. et Bancel, N. (dir.), Vers la guerre des identités ?, Paris, La Découverte, 2016.
  • Charaudeau, P., « Les stéréotypes, c’est bien. Les imaginaires, c’est mieux », in Boyer, H. (dir.), Stéréotypage, stéréotypes : fonctionnements ordinaires et mises en scène, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 49-64.
  • Cukierman, L., Dambury, G. et Vergès, F. (dir.), Décolonisons les arts !, Paris, L’Arche, 2018.
  • Hermès, dossier « Les guerres de mémoire dans le monde », coordonné par Blanchard, P., Ferro, M. et Veyrat-Masson, I., n° 52, 2008.
  • Kodjo-Grandvaux, S., « Décoloniser les arts : “Les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges” », Le Monde, 7 oct. 2018.
  • En ligneRennes, J., « L’argument de la décadence dans les pamphlets d’extrême droite des années 1930 », Mots, n° 58, 1999, p. 152-164.
  • Sarr, F. et Savoy, B., Restituer le patrimoine africain, Paris, Philippe Rey, 2018.
  • Teinturier, B. et Zumsteeg, S., Fractures françaises, Paris, Ipsos/Sopra, avril 2015.
  • Wieviorka, M., « Le racisme biologique n’est pas mort », Books, 30 nov. 2011.
Pascal Blanchard
Pascal Blanchard est historien, chercheur au CNRS (laboratoire Communication et politique) et codirecteur du groupe de recherche Achac. Il est spécialiste de la question coloniale, de l’histoire des immigrations, du phénomène des zoos humains et des enjeux postcoloniaux. Il a codirigé l’édition de plus d’une soixantaine d’ouvrages, dont La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial (La Découverte, 2005), La France noire. Trois siècles de présences (La Découverte, 2011), Les années 30, et si l’histoire recommençait ? (La Martinière, 2017), Sexe, race & colonies. La domination des corps du xve siècle à nos jours (La Découverte, 2018) et l’ouvrage collectif Zoos humains et exhibitions coloniales. 150 ans d’inventions de l’Autre avec Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Sandrine Lemaire et Éric Deroo (La Découverte, 2011). Documentariste, il a coréalisé une douzaine de films documentaires et séries, dont Noirs de France (France 5, 2012) et Sauvages, au cœur des zoos humains (Arte, 2018). Commissaire d’expositions, il vient de présenter l’exposition Zoos humains, l’invention du sauvage qui s’est tenue en 2018 au Mémorial ACTe (Pointe-à-Pitre) après sa présentation au musée du Quai Branly-Jacques Chirac (Paris) et à la Cité Miroir (Liège), dont est issu le catalogue Exhibitions. L’invention du sauvage (Actes Sud, 2012).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0091
Pour citer cet article
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