1Si les stéréotypes, les représentations et les idéologies étaient au cœur des préoccupations de la linguistique, de la psychosociologie, de la sociologie dans les années 1970, ils ne le sont guère plus aujourd’hui. Pourtant, les stéréotypes n’ont jamais été aussi nombreux, divers et puissants qu’à l’ère des réseaux socionumériques et de la domination d’une rationalité technique. Ils continuent d’irriguer des discours, des pratiques, des imaginaires, des émotions et des savoirs. Comment les analyser dans la construction des représentations sociales et la circulation des idéologies contemporaines ? Produisent-ils de la connaissance ou engendrent-ils incompréhensions, simplifications et contresens ? Favorisent-ils la communication sociale ou sont-ils au contraire des agents de fractures et de replis, d’incommunications ? Que deviennent-ils dans un monde de surinformation et de globalisation envahi par le numérique, la densification des réseaux, l’expansion, la diversification et la dilution des espaces publics ?
2La question des rapports qu’entretiennent connaissance et représentation, information et opinion, stéréotypes et idéologies (Wolton [1], 2004) a été abordée dès les premiers numéros d’Hermès dans une approche communicationnelle de la culture, de la cognition et de la politique. Les croisements interdisciplinaires permettent de dépasser les définitions psychologisantes comme les définitions déterministes centrées sur les structures sociales ou linguistiques formelles. En considérant l’activité symbolique, les représentations sociales et les stéréotypes comme des phénomènes sociaux de communication, la revue Hermès, au fil de ses livraisons, a ouvert le champ des analyses sur la diversité de leurs formes sociales et culturelles, de leurs modalités et de leurs effets. Elle l’a fait en les situant dans une perspective anthropologique qui prend en compte les pratiques, les rituels, les interactions, les règles de présentation de soi et de représentation de l’Autre, ce qui est lié à la sociabilité, aux stratégies politiques et aux luttes sociales, en s’attachant à l’analyse des phénomènes de réception, d’appropriation et de rejet.
3Le terme « stéréotypé », utilisé dans la forme du participe passé, est à l’origine lié à la littérature. Il fait référence aux techniques de l’imprimerie ; mais l’adjectif est également attribué à des personnages romanesques, dont les traits physiques ou psychologiques deviennent des standards. Le stéréotype, de fait, est un procédé d’écriture exprimant par un choix stylistique et sémantique des figures simples qui font consensus entre auteur et lecteur. Mais c’est, comme le rappelle Bernard Valade, Walter Lippmann qui, en 1922, introduit le substantif « stéréotype ». Il est le premier à utiliser, au sens moderne et figuré, ce terme qu’il qualifie de « pictures in our heads » – images figées dans nos têtes, qui médiatisent et réifient notre rapport au réel. Lippmann porte un regard critique sur ces représentations simplistes partagées par le peuple et qui justifient la nécessité de confier la direction des affaires publiques à des élites expertes et éclairées. Car le stéréotype semble lié à cette caractéristique des « peuples démocratiques » décrite par Alexis de Tocqueville (1840) de chercher dans « l’opinion commune le seul guide qui reste à la raison individuelle ». Souvent relégué du côté de la propagande et de la discrimination, car agissant par simplification, homogénéisation, généralisation et catégorisation, le stéréotype permet de concevoir le réel dans une représentation partagée et rassurante du monde. Il a donc des effets sur la structuration et la circulation des idéologies. Simplificateur d’une réalité sociale complexe, il peut être considéré comme un obstacle à la connaissance, générateur de préjugés discriminants. Catégorisant, le stéréotype est profondément bivalent, comme le souligne Ruth Amossy qui propose de le concevoir de façon neutre, comme outil cognitif complexe d’appréhension du monde ; car il est aussi un moyen de connaissance (de soi et de l’Autre) et de reconnaissance par le partage d’un sens commun, dans les processus d’apprentissage ou d’acculturation. Les enfants n’apprennen-tils pas à écrire en s’appropriant des stéréotypes langagiers qui leur permettent d’entrer en communication ? Toutes les formes d’expression artistique ne s’appuient-elles pas sur ces cristallisations de la mémoire collective qui nous font accéder à une compréhension immédiate avant que de penser ?
4Écrivains et essayistes témoignent quant à eux d’une longue tradition critique des stéréotypes. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert dénonce à la fois les « croyances ignorantes », les « idées chics » et les « enthousiasmes populaires » comme opposés à la science. Il suit ainsi le chemin ouvert par plusieurs philosophes des Lumières à l’analyse critique des idées reçues et des préjugés (Voltaire, d’Holbach). L’exégèse, autre approche de l’analyse des lieux communs, en permet une interprétation sociale et politique plus étayée (Léon Bloy, 1902). Pour Jacques Ellul (1966), par « la voie et la voix des intellectuels », les stéréotypes de gauche se retrouvent à droite et ceux de la bourgeoisie dans la classe ouvrière. Le lieu commun « …vraiment commun parce qu’il ne supporte aucune discussion de base » doit être traqué chez les intellectuels à « l’état gazeux » avant qu’il ne se cristallise. Jacques Ellul rappelle que « l’intellectuel savoure sa supériorité en même temps qu’il porte les jugements les plus cruels sur ceux qui construisent leur univers mental grâce à ces vérités établies ». La production et la diffusion du stéréotype traversent ainsi toutes les couches de la société.
5Réinterroger aujourd’hui le stéréotype nous semble donc indispensable, en cherchant à préciser d’abord sa complexité dans les champs de l’épistémologie, ensuite son efficacité et ses dynamiques, enfin l’évolution de ses formes et de ses modes de circulation, au regard des processus de communication et de cognition contemporains. Nous avons proposé à des chercheurs de tous horizons, mais aussi à des acteurs sociaux et professionnels, de participer à ce chantier pour y apporter des points de vue, des éléments et des perspectives d’analyse complémentaires.
6Dans un premier temps, nous nous demandons si les cadres épistémologiques du stéréotype et des représentations ont évolué depuis les premiers travaux qu’ils ont suscités. La sociologie d’Émile Durkheim (1968, p. 625) avait posé les bases d’une réflexion sur l’importance de l’activité symbolique dans les relations sociales, en montrant que les représentations collectives permettent que « les hommes se comprennent, les intelligences se pénètrent les unes les autres. Elles ont en elles une sorte de force, d’ascendant moral en vertu duquel elles s’imposent aux esprits particuliers ». La psychologie sociale, avec Serge Moscovici, a mis l’accent sur le lien qui unit cognition et interactions sociales. Dans cette optique, le stéréotype n’apparaît plus seulement comme une grossière essentialisation d’un trait caractéristique d’un groupe social à connotation négative, mais comme une représentation sociale. Celle-ci est définie par Denise Jodelet (2003, p. 36) comme « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ». On se propose de revenir, dans une perspective épistémologique élargie, sur ces questions. Dans le cadre d’interdisciplinarité qui caractérise Hermès, l’analyse du stéréotype ne se conçoit, en effet, qu’en relation avec d’autres notions qui participent à la construction des systèmes de valeurs et des idéologies.
7Dans un second temps, on examine les processus de construction, de diffusion et de réception des stéréotypes. Voit-on apparaître de nouveaux processus de stéréotypage ? Y a-t-il un effet du médium (et notamment des médias numériques) sur la construction et l’efficacité des stéréotypes ? L’évolution des techniques de communication et la diversification des formes médiatiques, l’émergence de nouvelles sphères informationnelles, l’influence et le formatage des industries culturelles et éducatives, doivent être pris en compte, si l’on veut comprendre les dynamiques, l’évolution des mécanismes qui sont à l’œuvre dans leur structuration et leur cristallisation.
8Dans un troisième temps, le stéréotype est considéré comme un instrument de médiation dans les processus de communication contemporains, dans le contexte de la globalisation. Source d’essentialisation des identités, de prêt-à-penser, de rejet quand il se mêle à la rumeur, il peut aussi, au milieu des tentatives de captation de l’attention, faire l’objet d’interprétations, de détournements, de résistances. Ainsi, l’idée de Roland Barthes selon laquelle « le stéréotype est un fait politique, la figure majeure de l’idéologie » (1973, p. 244) semble avoir gardé toute son actualité.
Note
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On trouvera l’ensemble des références citées en introduction dans la sélection bibliographique qui ouvre le dossier.