1La stéréotypie s’inspire de la frappe des fondeurs de médailles, quand ils laissent tomber une lourde masse pour obtenir sur le métal cliché une empreinte de l’illustration. La plaque de métal fige ainsi un ensemble de caractères permettant d’économiser la recomposition typographique pour réimprimer vite et en grande quantité. Les termes cliché et stéréotype deviennent péjoratifs dès le début du xixe siècle du fait de la qualité moindre des documents issus de ces techniques de fabrication accélérées. Le langage courant retient le côté répétitif et mécanique, l’association d’images, d’idées, d’éléments devenus indécomposables, immuables. Le mot tient ses origines du grec στερεός « solide, dur » dont le suffixe -type est l’élément formant, lui-même emprunté au latin ecclésiastique typus, « figure mystique, symbole », issu de τύπος, « coup, blessure » que donne l’empreinte en creux résultant de la frappe : bref, toutes les caractéristiques et les symboliques constitutives et effectives du terme moderne, à la fois lourd de sens, mais pratique et quasi indispensable aux conceptions de la vie quotidienne. Les effets sociaux des opinions toutes faites, figées, acceptées et répétées sans réflexion critique renvoient donc à l’étymologie profonde du stéréotype.
2La galerie des communications du musée des Arts et Métiers conserve et expose des presses typographiques, dont deux chefs-d’œuvre de stéréotypie : la « machine à imprimer double » système Gaveaux et la « cliché stéréo rotative à plieuse » système Marinoni. La réunion du musée et du cliché stéréo, tous deux nés de la décennie révolutionnaire, illustre le point de départ de notre réflexion sur le rôle des musées dans la production de stéréotypes. Nous verrons en effet comment, dès ses origines, l’institution muséale, conçue comme un panoptique d’accumulation d’objets de connaissances, invente et érige sur un piédestal une science du classement, de la taxinomie, propice à l’émergence de stéréotypes. Et comment ce que Paul Feyerabend appelle l’orthodoxie scientifique – auréolée dans les muséums d’histoire naturelle obsédés par la catégorisation du monde selon des méthodologies classiques rigides – a, dans ses dérives, contribué à produire et à imposer des stéréotypes racistes et nationalistes justifiant l’entreprise coloniale du xixe siècle.
3Nous montrerons ensuite comment, à la fin du xxe siècle, les musées transformés en espaces de communication tendent au contraire à devenir des lieux de mise en scène d’une science constructiviste plus souple aux méthodologies pluralistes. Ceci les conduit à mettre en question et à nuancer les stéréotypes jusque-là érigés en ensemble de vérités dogmatiques à portée universelle. Autrement dit, nous nous demanderons comment les mutations de ses fonctions intellectuelles et sociétales font passer le musée moderne – dont le rôle consiste en une sacralisation disciplinaire des savoirs scientifiques systématiques – au musée postmoderne qui défend une systémique plus relative, qui reconnaît les limites des méthodologies même les plus évidentes, et où les sciences sont appréhendées dans leurs interactions avec la société.
Fabrique des stéréotypes : les musées modernes
4À la Renaissance, princes, aristocrates et grands bourgeois érudits prennent l’habitude de constituer des collections d’objets merveilleux et extraordinaires pour les exposer dans des cabinets de curiosités. L’accumulation et l’interprétation d’animaux taxidermisés, de fossiles étranges et de minéraux précieux inspirent de nouvelles connaissances sur l’histoire naturelle. À partir du xviie siècle, la démarche de constitution d’un florilège de connaissances au hasard de morceaux choisis et de merveilles accumulées est critiquée pour faire place aux injonctions de la méthode cartésienne basée sur l’inventaire logique et raisonné des sources du savoir. Le grec logos et le latin ratio partagent l’ambiguïté du même double sens : « compte » et « faculté de connaître ». La naissance du musée concorde avec ce moment de thésaurisation, de décompte et de classement du monde. En quoi cette voie propice au développement des sciences laisse-t-elle germer sur son sillon le stéréotype ?
De l’accumulation à l’ordre universel
5Au siècle des Lumières, explorateurs et cartographes ont à peu près fini de tracer la limite des continents. Ils s’intéressent alors à la façon dont la vie s’est dispersée et organisée sur chacun d’entre eux. L’enjeu est d’élucider l’ordre de la nature et de s’intéresser à la place qu’y tient l’homme. Selon Bruno Latour, l’histoire des sciences pourrait se résumer aux ruses de l’humanité pour inventer des dispositifs qui mobilisent d’abord les objets de connaissances, puis les savoirs du monde qu’elle produit. La fabrique de l’histoire naturelle commence par le fait de rassembler des spécimens caractérisant la diversité des formes que prend la vie, puis de les nommer, les distinguer, les comparer et en figer l’agencement – au sens propre, les stéréotyper : « Les collections sont les instruments des nombreuses sciences naturelles, [… ainsi, dans les collections du Muséum] les oiseaux du monde entier se trouvent tous simultanément rassemblés et synoptiquement visibles par le truchement de l’empaillage. […] Les collections permettent de rassembler le monde qui se range dans des placards et des tiroirs, aussi bien qu’il s’écrit sur du papier. » (Latour, 1993, p. 151)
6Comment tout a commencé ? En 1626, Guy de La Brosse, médecin de roi, obtient l’autorisation de créer un jardin pour l’étude botanique et la santé par les plantes médicinales, dans la lignée de la tradition horticole monastique et de l’université de médecine de Montpellier. Innovante dans ses méthodes depuis le Moyen Âge, cette dernière s’était dotée d’un jardin des plantes sur les modèles pisan, padouan et bolonais. La majorité des médecins du roi en sont issus : botanistes et chimistes au jardin royal, ils collectent, acclimatent, classent et rangent plantes et minéraux provenant des routes des Indes et des confins des territoires connus.
7Tout au long du xviiie siècle, Georges-Louis Leclerc de Buffon transforme le jardin d’apothicaire royal en un cabinet d’histoire naturelle dans le projet de dresser un tableau complet de la nature. Il ne s’agit plus de centrer la recherche sur la quête d’exemplaires étranges ou l’élucidation de singularités, mais de lancer l’inventaire exhaustif de la diversité du monde. La Révolution française prolonge activement cette entreprise. Partout en France, des centaines de cabinets de merveilles aristocratiques et de sociétés savantes sont fermés, leurs collections dispersées ou intégrées à une quinzaine de musées d’histoire naturelle installés dans les grandes préfectures, sous les directives du plus puissant d’entre eux : le Muséum national de Paris (Van Praet et Fromont, 1995, p. 61). Un dispositif centralisé et contrôlé, peu à peu, se met en place et génère à la fois une généralisation de la forme d’aménagement des contenus et un renforcement de son autorité.
8Au fur et à mesure que les objets de connaissances s’accumulent et menacent de submerger les scientifiques, il devient indispensable de les classer. Alors que les premières ébauches de taxinomie savante esquissées dans les cabinets de curiosités privilégiaient les ressemblances souvent dévoilées par des spécimens rares, à partir du xviiie siècle, l’épistémè change. Pour engager le grand recensement scientifique de la diversité du monde, les naturalistes renversent le point de vue du singulier vers le commun grâce à la catégorie que les savants vont fabriquer et figer, prémices du stéréotypage. L’attention et l’étude se portent sur le genre, l’espèce ou la race plus que sur le singulier ou le caractère. Chaque catégorie se caractérise par ce qui la différencie des autres : « un animal, ou une plante, n’est-ce pas ce qu’indique – ou trahit – le stigmate qu’on découvre imprimé en lui ; il est ce que ne sont pas les autres, il n’existe en lui-même qu’à la limite de ce qui s’en distingue. […] La connaissance des individus empiriques ne peut être acquise que sur le tableau continu, ordonné et universel de toutes les différences possibles. » (Foucault, 1994, p. 157) Pour cela, il faut donc échantillonner cette diversité et la rassembler dans un même lieu symbolique, à la fois laboratoire et institut de légitimation de ce nouvel ordre.
9À la Révolution, l’instauration du Muséum prévoit la construction d’un dispositif panoptique, sous forme de sanctuaire, où réunir et organiser en un ensemble ordonné d’échantillons l’immense diversité des éléments composant les trois règnes minéral, végétal et animal pour les donner à étudier aux naturalistes : « C’est sans doute une entreprise hardie que celle d’élever à la nature un palais, ou plutôt un temple qui soit digne d’elle et qui puisse en quelque sorte la contenir tout entière », déclare l’architecte Jacques de Mollinos devant les représentants du peuple formant le Comité de salut public le 3 messidor an II/21 juin 1794 (Bezombes, 1994, p. 30).
10Le Muséum de Paris missionne partout dans le monde voyageurs, explorateurs, marins, prêtres et plus tard administrateurs coloniaux chargés d’alimenter les collections. Ils ont pour recommandation de renoncer au merveilleux, de sélectionner non pas les plus beaux spécimens, mais le commun et de ne jamais choisir de façon à effectuer les prélèvements au hasard : « La science se construit dans le cabinet des naturalistes et non sur le terrain. » (Bourguet, 1997, p. 173) Le travail scientifique de stéréotypage ne commence véritablement qu’au Muséum, à partir de l’élaboration d’une typologie qui classe et rassemble les données de terrain.
11Il faut encore imposer à tous de travailler avec les mêmes catégories en écrasant la multitude des typologies vernaculaires à partir desquelles chacun ordonnait son cabinet de curiosités. Le médecin botaniste suédois Carl von Linné avait imaginé un système relativement simple pour unifier les procédures et fédérer un peu partout en Europe les amateurs éclairés d’histoire naturelle en sociétés savantes linnéennes. Or, pour enregistrer un progrès plus radical, il fallait encore dépasser ce processus foisonnant ; le plus stratégique était d’enjoindre strictement tous les naturalistes à parler la même langue, travailler avec les mêmes catégories, fonctionner à l’intérieur d’un système de classification unique et universel. L’unanimité de la nomenclature et des méthodes devenait une condition du progrès de la science. C’est en tout cas le point de vue d’Antoine-Laurent de Jussieu quand il prend la direction du Muséum en 1794. Il dispose alors d’une position qui va lui permettre d’imposer un système de classification complexe et sophistiqué, entrepris par son oncle Bernard de Jussieu. Dogmatiquement, en tant que professeur au Muséum à la tête d’immenses collections conservées dans des bâtiments monumentaux et d’une équipe conséquente d’assistants, d’aquarellistes, de taxidermistes, de voyageurs pensionnés par le gouvernement, financés par l’Empire, il impose son point de vue et ses catégories. Pour conforter sa position, il siège dans les instances du pouvoir académique et il prend part aux commissions chargées de l’enseignement et des publications des ouvrages scolaires. À sa mort, sa taxinomie est la seule enseignée dans les cours d’histoire naturelle (Duris, 1997). Ce dispositif de pouvoir péremptoire et rattaché à l’autorité centrale déploie alors les moyens de persuasion d’une vérité scientifique impérieuse.
Fabrique du stéréotype anthropologique
12Conforme à l’entreprise encyclopédique, la refonte révolutionnaire du Muséum initie une ère nouvelle de mise en revue de la nature, de l’homme et de ses réalisations. La légitimité nouvelle qui s’instaure ne vient plus de Dieu, comme le prétendaient les princes, mais du génie de la nature et des arts célébré dans les musées édifiés au xixe siècle comme des panthéons. Techniques et machines d’industrie remplacent les moines au conservatoire des Arts et Métiers. Quant aux beaux-arts, ils tiennent une place de choix au Louvre, rassemblés dans un nouveau musée et bientôt rejoints par les antiques qui asseyent dans la glorieuse histoire des empires anciens le génie esthétique des modernes. Quelques décennies plus tard, le musée d’histoire de Louis-Philippe à Versailles trace une rétrospective unifiée du peuple français, vision stéréotypée aux prémices du nationalisme naissant… Toutefois, le Muséum d’histoire naturelle révolutionnaire et impérial tient la place de choix dans la fabrique des stéréotypes, au moment où le naturel remplace le divin comme fondement de compréhension et d’explication du monde.
13Avec la ménagerie d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, la zoologie prend le pas sur la botanique. La pertinence des classifications scientifiques s’affine peu à peu, malgré une hiérarchie très égocentrée. L’anatomie comparée en est l’exemple le plus édifiant : les momies excavées lors de l’expédition napoléonienne d’Égypte comparées à l’étude in vivo, le moulage puis la dissection du corps de Swatche – dite Saartjie Baartman, femme khoïsan exposée dans les foires d’Europe, connue comme la Vénus hottentote – aboutissent à une homologation des théories raciales par Georges Cuvier.
14Inspirées par les naturalistes des Lumières et centrées sur une catégorisation de l’humain en différentes races ordonnées hiérarchiquement, la docte affirmation de ces théories par l’autorité légitime du Muséum garant du savoir naturel installe un stéréotype tenace, que l’anthropologie va étayer et étoffer. L’exposition des statues et squelettes au Muséum prouve, légitime et impose au monde ces résultats où l’homme moderne se rattache à la grande civilisation pharaonique, loin de la sauvage et archaïque hottentote. Fruit et source de l’accumulation, fabrique et temple de la norme, de l’altérité et du monstre, le classement muséal finit par fixer, hiérarchiser, imposer ses catégories. Et la société tout entière s’en empare pour justifier la colonisation.
15Le Muséum de Paris et celui de Londres, deux institutions phares des deux pays dominants du moment, imposent leur typologie au reste du monde. En arrière-fond se joue l’influence décisive des grandes puissances impériales. L’inventaire de la diversité du monde, son classement en catégories imaginées par les savants européens contribuent aussi à « l’établissement de l’hégémonie européenne sur le monde par des états nations en rapide expansion » (Corbey, 1997, p. 544). Chaque collecte de naturaliste, chaque expédition contribue à l’appropriation symbolique de nouveaux territoires jusque-là inconnus. L’Occident cartographie, s’empare de ces espaces par l’intérieur bientôt phagocytés, « exocannibalisés ». Il range en catégories tous les éléments qui les constituent pour les intégrer dans le dispositif de connaissance du Muséum, complété dès 1880 par le musée d’ethnographie du Trocadéro.
16Dans cette compétition d’influences nationales, des propositions scientifiques nouvelles s’établissent, comme celle, d’abord controversée, de Charles Darwin. À Paris, au Muséum, l’anthropologie, liée à l’anatomie animale et à la paléontologie, ouvre une vaste galerie en 1898 mettant en scène ce nouvel évolutionnisme. Seulement, encore à cette époque, « la science mettait en ordre et classait les observations, sans aller jamais au-delà ; le changement scientifique était un changement de système de classification que seule rendait dramatique une réunification erronée de ces systèmes » (Feyerabend, 1992, p. 320). Aujourd’hui, la visite du bâtiment rappelle cette période, par la symbolique des lieux et par la scénographie. La sculpture de l’Orang-outan étranglant un sauvage de Bornéo (Frémiet, 1895) accueille le curieux en rappelant simplement la hiérarchie de ce monde : trois humanoïdes, le singe fort et brutal, l’homme sauvage, faible et mis en danger par la nature, le visiteur civilisé capable d’y mettre bon ordre. La scénographie enfonce le clou : à l’entrée de la galerie d’anatomie, un écorché humain debout, surélevé, semble mener la grande marche des squelettes animaux.
17Autre effet de cette compétition, l’entreprise coloniale armée de nouvelles sciences – phrénologie, craniologie, physiognomonie, anthropométrie – s’efforce encore d’établir en collections les hommes qui peuplent ces territoires lointains avant de les catégoriser, sinon de les hiérarchiser (Bahuchet, 2002), pour finir par les exposer dans les zoos humains, à l’occasion d’expositions universelles. L’apogée de ces stéréotypes, monstres sacrés des sciences modernes, s’accomplit dans les idéologies totalitaires racistes. L’empire nazi permet à August Hirt, professeur d’anatomie de la Reichuniversität Straßburg, de planifier sa collection de squelettes juifs en relation avec les camps de la mort, témoignant jusqu’au cœur du xxe siècle de la vivacité de cette dynamique renouvelée entre l’anatomie au musée, la systématique scientifique et l’exacerbation du stéréotype dans la cité.
Une remise en question du musée postmoderne
18Cependant, la position hégémonique du Muséum perd peu à peu son souffle avec la crise de la modernité. Obligée d’investir l’essentiel de ses forces là où elle fait autorité, l’institution s’épuise dans un processus sans fin d’accroissement et de conservation de ses collections, puis de classification essentiellement descriptive. Si bien que dès le xixe siècle, les professeurs se livrent à une guerre interne, acharnée, pour défendre la place nécessaire à l’installation des collections relevant de leur spécialité. L’institution ne parvient pas à se remettre en question ni à prendre la mesure des mutations qui s’annoncent avec l’émergence de la biologie et de l’expérimentation. D’avoir négligé le débat avec l’extérieur, les autres savants et les collectionneurs amateurs, a contribué à fossiliser le débat en interne, au sein de la communauté scientifique, jusqu’à en vitrifier tout ferment régénérateur.
19Comme les musées des beaux-arts, repliés sur leurs exigences académiques, ont manqué les tournants d’avant-garde, les muséums sont passés à côté des révolutions les concernant : théories de l’évolution, écologie, etc. Le champ des connaissances dans lequel ils excellaient est devenu marginal, tandis que l’entretien des bâtiments vétustes et des collections envahissantes coûte toujours plus cher. Le public qui n’y avait jamais été admis que pour s’y recueillir, soumis à une liturgie incompréhensible, s’en désintéresse. Pour perdurer, ils devaient non seulement convaincre les milieux académiques et le pouvoir en place de l’intérêt stratégique des recherches, mais gagner aussi l’assentiment de la cité, en démontrant leur utilité pour la connaissance et l’éducation des citoyens.
20Les crises de la suprématie européenne liées aux guerres mondiales et à la décolonisation se répercutent sur une crise du sens même des musées qui, dans la seconde partie du xxe siècle, engendre des mutations profondes dans la manière d’exposer le monde et les savoirs. Les stéréotypes raciaux colportés par les vieux idéaux totalitaires, eurocentrés, voire esclavagistes, se heurtent à l’échec de leurs principaux partis. L’heure de gloire des musées anthropologiques s’écroule dans une longue agonie, au même rythme que les tentatives plus récentes du musée de l’Homme ou des musées des arts et traditions populaires (ATP). De leur côté, les musées d’histoire érigés à la gloire des armes, de la nation, des grands hommes ou de grands épisodes ont du mal à résister aux changements de régime ou des idéologies dominantes. Le souvenir royal, aristocratique ou napoléonien perd son lustre – même les musées de la mine ou de résistants se vident au rythme des derniers témoins. Assoupis, ils respirent la poussière, et les stéréotypes véhiculés – nationalistes ici, idéologiques là, racistes, hagiographiques, sociétaux – ne font plus autorité dans l’épistémè post-moderne.
Le musée réinventé
21Depuis la fin des années 1980, les musées d’histoire finissent par être peu à peu rattrapés par les sciences historiques en pleine effervescence, comme l’école des Annales, qui portent la nuance et le détail en bouclier contre les tendances anthologiques : mémoriaux nationaux, militaires, résistants laissent la part belle aux débats d’historiens qui questionnent les points de vue sur le passé, avec comme exemple l’historial de Péronne, le Centre historique minier à Lewarde, le Centre d’histoire de la résistance et de la déportation à Lyon, le Deutsches Historisches Muséum de Berlin. Les objets d’étude des ethnologues changent aussi, et les métamorphoses des ATP, des musées de métiers ou de minorités s’orientent au xxie siècle vers des lieux où la mise en débat des questions scientifiques, plus précisément de sciences humaines, constitue un espace public de rencontre, voire de rassemblement comme au Quai Branly, au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) ou au musée de l’Homme récemment rouvert.
22Dans la même période, la montée en force de l’écologie a permis à la plupart des muséums d’histoire naturelle de se réinventer, en devenant des lieux de communication sur la science et la nature à destination du grand public. Ainsi, la rénovation de la grande galerie du Muséum l’a transformée en espace d’exposition, en imposant de reléguer au second plan la systématique qui régnait sur l’organisation du Muséum. Pour commencer, décision symbolique, les collections sont descendues dans les nouvelles réserves enterrées devant la grande galerie de l’évolution.
23En outre, en se focalisant sur des thématiques environnementales, sur des sujets liés à la santé, à l’alimentation, et plus généralement à l’anthropocène, l’acquis des expositions d’information scientifique a notablement renouvelé les muséums. Leur histoire, leur stature institutionnelle, les bâtiments monumentaux consacrés à l’étude de la nature, leurs collections et leur expérience de la taxinomie les prédisposaient à intervenir sur ces questions en leur conférant une indéniable légitimité pour prendre la parole et contribuer aux vastes débats qui agitent la société tout entière. Ils s’efforcent maintenant de mettre en scène des problématiques complexes mêlant science et société, montrant que leur résolution n’est jamais ni définitive ni parfaite, que les solutions s’élaborent parfois douloureusement, dans la violence des rapports de force, jusqu’à l’émergence d’une opinion commune, d’un consensus au moins momentané.
24En 1974, le généticien André Langaney, directeur du Laboratoire d’anthropologie biologique, fait retirer des galeries publiques du musée de l’Homme, contre l’avis de ses supérieurs, le squelette de Swatche. En 1991, il réalise l’exposition « Tous parents, tous différents » qui sera vue par plus de 500 000 visiteurs et par laquelle il rompt radicalement avec ce qu’il appelle « des stéréotypes racistes venus de loin » (Langaney et al., 1992), en expliquant que « la société colonialiste par exemple s’est longtemps efforcée de faire passer l’idée de “race” hiérarchisée pour une notion scientifique afin de justifier les inégalités sociales et les oppressions économiques » (Degoy, 1996). La scénographie de l’exposition se propose alors, autant que possible, de mettre en question les stéréotypes en créant des situations paradoxales et surprenantes pour amener les visiteurs à modifier leurs représentations.
25Peu à peu, le musée relègue sa prérogative stéréotypique à produire de la certitude au profit d’un espace public de discussion des stéréotypes, comme en témoignait encore l’exposition inaugurale du Mucem Au bazar du genre sur la construction des genres en Méditerranée (Chevallier, 2013). Quoi de plus stéréotypique que la construction et les rapports de genre, d’autant plus dans cet espace méditerranéen rabaissé à son caractère macho et sexiste. Cependant, l’exposition s’inscrit au cœur de l’espace public : adulée par les sympathisants, épinglée par les militant-e-s gender, dénigrée par les traditionnalistes en plein débat sur le mariage pour tous. Armé de toute sa légitimité, le nouveau musée national ne classe pas savamment ses objets ni n’entretient les stéréotypes de genre. Au contraire, il se prémunit de toute prétention à l’exhaustivité par l’astuce d’une présentation sous forme de bazar. Il dessine en un éventail de focales les contours de ce que le genre peut vouloir dire sur ce territoire précis, laissant à chacun-e l’interprétation des ellipses et des constellations d’œuvres et objets ethnographiques qui interrogent les stéréotypes par la surprise, l’érudition et l’esthétique agencées judicieusement autour d’un appel à la nuance (Lambert, 2014).
26Le musée n’est sans doute pas encore une agora, mais il oppose aux facilités de l’esprit les exigences de la culture, d’un débat public mûri au contact des témoignages de l’histoire comme des sciences contemporaines, à l’articulation du passé et de l’avenir, un lieu symbolique fort de la cité, contribuant à construire l’opinion publique à l’égard des grands et petits problèmes de société touchant à la science, à la technique, à l’histoire, à l’art et au progrès. Cette histoire-là reste encore et toujours à inventer, à réaliser, car elle ne se contente ni de facilité ni d’évidence. Les expériences innovantes se heurtent aux habitudes et aux recettes anciennes, si bien qu’aujourd’hui au sein des musées coexistent, se développent, se maintiennent des conceptions de leurs missions allant des plus traditionnelles aux plus créatives (Rasse, 2017).
27Les catégories stéréotypées persistent, héritage des anciennes fabriques muséales. Les sciences et les vérités relativisées, le musée se confronte aujourd’hui au risque de devenir le média stratégique de populistes ou de fondamentalistes qui en utilisent son caractère patrimonial et sacralisant pour y légitimer des messages politiques et idéologiques. Dans la Pologne actuelle gouvernée par Droit et justice, le parti d’extrême droite, l’histoire au musée est révisée dans une logique de victimisation et de glorification nationaliste. Dans certains États puritains, le créationnisme s’expose comme le juste résultat d’une remise en question des sciences modernes…