CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Revue Hermès : Alors que la plupart des usages du concept de stéréotype sont négatifs et, à l’instar des premières définitions de Lippmann, stigmatisent la tendance à simplifier et figer les représentations sociales avec des conséquences discriminantes, vous proposez une vision du stéréotype comme outil de catégorisation indispensable à la construction de la pensée abstraite dans les processus cognitifs, notamment dans l’apprentissage de l’écriture. Pourriez-vous rappeler la définition que vous en proposez et la fonction que vous lui assignez ?

2Brigitte Marin : Son caractère schématisant et synthétique en fait l’outil privilégié du processus de catégorisation et, par conséquent, d’accès à la pensée abstraite.

3Les propriétés du stéréotype le renvoient à ce qui est banal, figé, permanent, évident ; en cela elles concernent les caractéristiques de ce qui s’apparente à la valeur fondamentale et intrinsèque d’un objet, d’une personne ou d’une représentation. L’étymologie même du mot stéréotype, issu du grec στερεός (stereos) – qui signifie ferme, dur – et de τύπος (typos) – qui désigne l’impression – relève du domaine de la typographie. Ce mot désigne ainsi à l’origine la copie d’une forme imprimante en relief, composée de caractères typographiques et de gravures sur bois, recouverte de plâtre pour servir de moule à un alliage de métaux. La métaphore du moule est révélatrice du caractère reproductible, et dès lors potentiellement industriel, que permet le stéréotype, avec une coïncidence fonctionnelle entre deux éléments, l’original et son « stéréotype ».

4C’est précisément dans le contexte du vocabulaire des métiers que ce mot a été forgé à la fin du xviiie siècle pour désigner le support qui permet de stéréotyper, c’est-à-dire de reproduire matériellement un texte ou une œuvre en de nombreux exemplaires. Le terme de cliché, souvent associé au stéréotype, provient aussi du vocabulaire de l’imprimerie, où il désignait la surface imprimée du stéréotype.

5L’évolution sémantique de ces deux termes a suivi une voie parallèle, s’appliquant par métaphore à des formes de pensée ou de jugement grégaires, telles que le journaliste Walter Lippmann les a modélisées en leur donnant le sens d’image ou de représentation véhiculée à l’identique. L’opposition original vs reproduction redouble ainsi celle de connotations positives vs négatives.

6Dans le cadre des études qui ont été menées sur l’usage du stéréotype, nous écartons d’emblée les valences négatives et élitistes associées à la notion de stéréotype pour envisager au contraire ses vertus pédagogiques et didactiques potentielles dans le cadre de la mise à disposition, dans les classes, d’artefacts susceptibles d’outiller les pratiques d’écriture des élèves. L’identification et l’usage du stéréotype, en ce qu’ils favorisent la reconnaissance et la mise en mots de l’expérience du monde, peuvent améliorer les apprentissages littéraciés.

7Revue Hermès : Quel lien faites-vous entre production de texte et reproduction caractéristique du processus de stéréotypage ?

8Brigitte Marin : La production de texte du scripteur novice s’apparente dans un premier temps à la reproduction telle qu’elle se manifeste dans le processus de stéréotypage. En effet, la qualité d’une production d’écrit s’évalue à partir de la plus ou moins grande prise en compte de contraintes textuelles, typologiques ou génériques. Ainsi, la production écrite, dans sa phase balbutiante, débute inéluctablement par une reproduction (au sens de production seconde) censée répondre aux attentes liées à l’observation d’un « modèle » premier – le texte d’auteur, le texte de l’expert.

9Le processus de stéréotypage s’apparente à l’entrée d’un individu dans la sphère commune des représentations partagées par les membres d’une même communauté. Le stéréotype doit donc devenir une représentation cognitive commune identifiable par l’élève avant d’être approprié.

10Revue Hermès : Quelle différence entre stéréotype et norme d’écriture ?

11Brigitte Marin : Le stéréotype introduit la stabilité d’un système de contraintes constitutives du genre, stabilité à partir de laquelle des variations permettront de se démarquer du stéréotype pour faire œuvre originale. Le stéréotype force le genre à se dévoiler. C’est ainsi son caractère visible et lisible qui permet de l’opposer à un système de normes, de règles, par essence plus implicites, hors application et exemplification.

12Revue Hermès : La capacité à connaître et utiliser les stéréotypes semble liée aux inégalités sociales. Vous dites que l’exigence d’originalité et de créativité de la part des enseignants place certains élèves, qui ne disposent pas du capital symbolique nécessaire, en difficulté parce qu’ils ne maîtrisent pas les codes, les normes des genres. L’explicitation et la conscientisation des stéréotypes seraient donc un préalable à l’apprentissage de l’écriture, notamment créative.

13Brigitte Marin : L’écriture dans les différents genres intervient dès le début de l’école élémentaire et accompagne l’entrée des élèves dans le langage écrit. Or les textes exigés à l’école font appel à des ressources hétérogènes, souvent non enseignées et dont disposent par conséquent inégalement les élèves, en fonction de la communauté discursive que constitue leur contexte familial. Le rapport au(x) genre(s) dans lequel se développent les habiletés littéraciées est infléchi par la plus ou moins grande proximité avec les genres attendus à l’école, proximité que permet l’appartenance à la communauté discursive familiale.

14La notion de stéréotype s’avère utile pour réinterroger les inégalités entre élèves selon une perspective peu explorée sur le plan didactique. Les connaissances relatives aux genres de discours interviennent dans les processus de production de texte et constituent pour le scripteur des contraintes, mais aussi des ressources.

15La maîtrise des genres et la capacité à en identifier, puis à en reproduire les caractéristiques apparaissent comme une forme particulièrement discriminante de capital symbolique. Ainsi, l’entrée par les stéréotypes est plus susceptible d’aider les élèves, et notamment ceux en difficulté, à appréhender la nécessité d’écrire dans un genre et de s’approprier les ressources nécessaires pour pratiquer les genres qu’on leur propose, plutôt que l’exigence d’originalité ou de créativité valorisée par certains enseignants.

16Revue Hermès : Vos travaux montrent l’importance de la communication dans l’acquisition de compétences d’écriture. Quel rôle jouent les stéréotypes notamment vis-à-vis des genres littéraires dans ces processus de communication ? Sont-ils nécessaires ? Comment circulent-ils ? Constituent-ils une part de l’« univers référentiel commun » nécessaire aux apprentissages ?

17Brigitte Marin : Le travail collaboratif développe les compétences discursives des élèves. Travailler sur les stéréotypes, qui constituent un matériau intrinsèquement dialogique, s’inscrit dans une conception tout aussi dialogique de l’apprentissage de l’écriture. Le travail décrit dans les études portant sur le tutorat entre pairs place les élèves dans un réseau d’interactions, de sorte qu’ils communiquent et verbalisent leurs appréciations sur les textes d’autrui à partir de critères qu’ils ont abstrait à partir des stéréotypes qu’ils se sont appropriés.

18La situation d’interactions multiples conduit les élèves à faire évoluer leurs représentations de l’activité textuelle à partir des différents textes qu’ils lisent. Il s’agit de textes d’experts apparentés aux romans d’aventures, de textes des pairs sur la même thématique, d’interactions écrites avec les pairs dont ils critiquent les productions. Les genres, formations discursives qui résultent d’une construction historique collective, sont ici appropriés dans l’échange. C’est ce qui permet, tout en s’appuyant sur des stéréotypes, d’échapper au formalisme de la simple mise en œuvre de consignes. Dans ce jeu d’interactions, les élèves apprennent que tout texte est construit en réponse à d’autres textes et que tout texte emprunte ses matériaux aux textes du même genre qui l’ont précédé et qui constituent autant de ressources potentielles pour écrire.

19Revue Hermès : La mise en place d’un dispositif de travail collaboratif basé sur la communication entre les élèves semble favoriser les apprentissages à travers la conscientisation des stéréotypes et des normes d’écriture. Peut-on établir un lien entre collaboration entre élèves et découverte des stéréotypes dans l’écriture ?

20Brigitte Marin : La collaboration entre élèves s’avère particulièrement efficace lorsqu’elle s’inscrit dans une modalité de responsabilisation. Ainsi, conçue dans le cadre d’un dispositif asymétrique où un élève est censé conseiller le second pour la révision de son texte initial, et le second mettre en pratique les conseils du premier, il apparaît de manière significative que les élèves ayant fait œuvre de critique du travail de leurs pairs ont pour cela dû s’appuyer sur les stéréotypes de genre. Ce faisant, ils ont été conduits à abstraire les critères leur permettant de conseiller leurs camarades et de prendre conscience du rôle des stéréotypes dans les contraintes génériques. Au final, ce sont eux qui ont le mieux réinvesti leurs propres conseils dans la deuxième version de leur production d’écrit.

21Revue Hermès : Les enseignants se positionnent-ils comme des vecteurs de stéréotypes ou comme des critiques ? Voit-on une évolution au cours de la scolarité ?

22Brigitte Marin : Les exigences en termes de recherche de créativité croissent avec le niveau de classe des élèves. L’écriture personnelle au lycée relève de cette demande d’originalité qui suppose, pour y répondre, de s’être approprié les stéréotypes afin de souscrire aux contraintes de genre avant de les dépasser pour faire œuvre originale. La connotation négative du stéréotype me semble à traiter avec circonspection dans une démarche progressive qui laisse à l’élève le temps de s’approprier un modèle pour ensuite, lorsqu’il en a la pleine maîtrise, le dépasser en s’éloignant du « modèle » pédagogiquement rassurant. L’exigence immédiate d’originalité sans l’accompagnement nécessaire est source d’inégalités.

Brigitte Marin
Brigitte Marin est professeure des universités en linguistique française à l’université Paris-Est-Créteil. Directrice de l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de l’académie de Créteil, elle préside le bureau du réseau national des ESPE. Elle est également présidente d’un comité d’évaluation du Haut comité d’expertise de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) et assure des missions d’expertise pour le fonds de recherche de Québec. Les recherches qu’elle mène dans le cadre du laboratoire CIRCEFT (EA 4380) concernent le lexique, la compréhension de texte, la didactique de la langue écrite, le travail collaboratif et le rôle des pratiques langagières enseignantes dans la régulation des inégalités entre élèves.
Entretien réalisé par
Anne Lehmans
Anne Lehmans est docteure en science politique et enseignante chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux et au laboratoire IMS-Rudii (Représentations, usages, développements et ingénierie de l’information). Elle travaille essentiellement sur les cultures de l’information.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0077
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...