CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Revue Hermès : Au regard de tes travaux sur John Dewey, y compris dans son débat avec Walter Lippmann, comment définirais-tu les stéréotypes et leur place dans la pensée politique ? Est-ce une notion utile pour comprendre la politique contemporaine ?

2Joëlle Zask : En effet, Walter Lippmann est connu pour avoir mobilisé la notion de stéréotype dès 1922, dans son livre Public Opinion. Son apport est intéressant dans la mesure où il rompt avec les croyances, alors très répandues dans les sciences sociales, en faveur de l’existence de phénomènes collectifs tels l’« inconscient collectif » chez Freud, la « conscience morale » chez Durkheim, les pulsions de la foule chez Le Bon, l’« âme du peuple » ou le « génie de la race ». Selon Lippmann, le processus de formation de représentations partagées repose non sur des conditions extra-psychologiques telles que la géographie, la couleur de la peau, le niveau économique et social, l’origine ethnique, mais sur les pratiques des individus qui, via leur éducation, leur culture, leurs interactions, forment une pensée commune. Les stéréotypes sont donc d’origine culturelle. Ils sont, écrit Lippmann, « une image ordonnée et plus ou moins cohérente du monde. C’est à eux que nos habitudes, nos goûts, nos capacités, nos conforts et nos espoirs se sont ajustés. Peut-être ne forment-ils pas une image complète du monde, mais ils sont l’image d’un monde possible auquel nous sommes adaptés. Dans ce monde, les gens et les choses ont leur place attitrée et font des choses qui sont attendues. Là, nous nous sentons chez nous. Nous lui convenons. Nous en sommes membres. » (p. 95)

3L’utilité sociopolitique des stéréotypes est alors évidente : l’ensemble qu’ils forment équivaut à ce qu’on appelait les mœurs – ce qui deviendra sous la plume des anthropologues la « culture » et, sous celle de Dewey, les « habitudes ». L’idée de « forme de vie », issue de Wittgenstein, convient également pour exprimer le côté positif des stéréotypes selon Lippmann, à savoir celui de jouer le rôle d’un socle commun qui est la source non des lois, mais de « l’esprit des lois ». Il favorise donc une union sociale durable.

4De ce point de vue, les stéréotypes semblent favorables à la participation des individus à la sphère publique puisque, comme l’affirme Tocqueville, sans idée commune, il n’y a pas d’action commune. À lire l’extrait de Lippmann cité ci-dessus, on peut donc avoir le sentiment que les stéréotypes représentent un ensemble de ressources culturelles utiles pour assurer l’adaptation des individus aux groupes auxquels ils sont liés et mener à leur « empowerment ».

5Revue Hermès : Tu as travaillé sur les relations entre l’art contemporain, l’espace public et la participation. Est-ce que pour toi la création artistique est un moyen d’échapper aux représentations stéréotypées du lien social et politique et de retrouver des formes de communication ?

6Joëlle Zask : Cette question nous conduit à considérer l’autre face des stéréotypes, leur face extrêmement négative. Elle est très présente dans le texte de Lippmann, qui ne fait pas toujours preuve de cohérence en la matière. En effet, un temps confortable et propice à la sociabilité, le socle solide qu’ils forment devient à l’opposé, quand il s’agit d’opinions, un fatras d’images irrationnelles dont aucune vérité, aucune pertinence, aucune liberté ne peut provenir. Les stéréotypes ressemblent alors à ce pour quoi nous les tenons habituellement : des préjugés rigides, indépendants de la volonté de chacun, la plupart du temps discriminants, équivalents à des images caricaturales et généralisatrices parce que l’on croit pouvoir les appliquer à tous les individus de la catégorie qu’ils expriment.

7Le mécanisme le plus problématique du point de vue sociopolitique repose sur l’action d’une autorité supérieure. Loin de penser par soi-même, chacun adhère, d’après Lippmann, à des symboles qui « sont plantés là par un autre être humain auquel nous reconnaissons une autorité » (p. 242). « Du père au fils, du prélat au novice, du vétéran au cadet, certaines manières de voir et de faire sont enseignées. Ces manières deviennent familières et sont reconnues comme telles par la masse des profanes. » (p. 145) Au lieu du processus « normal » d’acculturation qui prévalait, domine désormais un mécanisme d’endoctrinement, de domination et de soumission à l’autorité.

8Quant à l’art, s’il est compatible avec le stéréotype au sens positif, il est en contradiction par rapport au sens négatif.

9Penser l’art comme « création » (si on donne un sens fort à ce terme) pourrait être trompeur dans la mesure où la création semble réfuter le « bien connu », faire rupture par rapport aux traditions, aux poncifs de l’époque, aux préjugés en général. Non seulement la création est par définition ex nihilo, mais en outre elle témoigne d’une immense liberté, celle du sujet qui façonne comme bon lui semble son objet. Mais cette conception, qui est spécifique à une certaine vision romantique de l’artiste détaché de ce monde, son œil rivé à la beauté en soi, n’est pas plus excessive que la conception opposée, notamment marxiste, selon laquelle les artistes et l’art ne feraient jamais que reproduire les idées dominantes de leur époque.

10Ce que l’art révèle, c’est qu’entre la liberté totale et la soumission complète existe en fait un vaste domaine qui est celui des phénomènes culturels en général, dont la création artistique et l’appréciation esthétique font partie.

11De même que dans toute recherche est une avancée vers l’inconnu, les pratiques artistiques pour une part innovent et pour une autre reposent sur un héritage solide issu des générations antérieures. Cet héritage n’est tel que s’il peut être requalifié par les nouveaux venus. Une ressource authentiquement culturelle est nécessairement plastique – ce dont témoigne la langue commune –, son usage individuel contient toujours une part d’invention personnelle et d’originalité. Un tel héritage est transmis et dans le domaine de l’art, on sait à quel point la transmission de maître à élève, d’expert à novice, d’inspiré à aspirant, a été un pivot.

12Par opposition à l’ordre du transmettre, les stéréotypes sont inculqués. Ils ne font pas à proprement parler partie d’un quelconque héritage. Loin d’être souples et plastiques, ils sont rigidifiés. Certaines croyances, opérationnelles en leur temps, se figent au lieu d’évoluer. Elles cessent d’être des formes culturelles. Ce que Bachelard nommait « obstacles épistémologiques » dans les sciences correspond aux clichés en art, dont l’académisme est un bon exemple. Aucune pratique n’est à l’abri de l’académisme.

13C’est pourquoi il ne me semble pas que « l’art contemporain soit résolument et nécessairement en rupture par rapport aux stéréotypes ». Plus que jamais, il génère lui-même de nombreuses formes et contenus parfaitement convenus, ce qui fait se poser de sérieuses questions sur le degré auquel il s’agit bien d’art, ce que Rochlitz appelait « coefficient d’articité ».

14Il me semble en tout cas important d’établir la distinction la plus claire possible entre les formes héritées et les formes inculquées, entre donc ce qui relève de la continuité historique et ce qui provient d’un préconscient préformé. La valeur esthétique des œuvres dépend plus souvent qu’on ne le pense de cette variable.

Références bibliographiques

  • Bachelard, G., La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1967 [5e éd.].
  • Dewey, J., Expérience et nature (1925), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 2011.
  • Le Bon, G., Psychologie des foules, Paris, Presses universitaires de France, 1895.
  • Lippmann, W., Public Opinion (1922), New York, The Free Press, 1965.
  • Lippmann, W., The Phantom Public, New York, Harcourt, Brace and Cie, 1925.
  • Rochlitz, R., L’Art au banc d’essai, Paris, Gallimard, 1998.
  • Zask, J., L’Opinion publique et son double. Livre I : L’opinion sondée, Paris, L’Harmattan, coll. « La philosophie en commun », 1999.
  • Zask, J., Art et démocratie. Peuples de l’art, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Interventions philosophiques », 2003.
Joëlle Zask
Joëlle Zask enseigne au département de philosophie de l’université Aix-Marseille. Spécialiste de philosophie politique et du pragmatisme, elle étudie les formes et critères d’une culture démocratique partagée. Outre des articles dont certains sont présents sur ses sites (<joelle.zask.over-blog.com> ; <univ-amu.academia.edu/joellezask>), elle est l’auteure de plusieurs ouvrages dont les plus récents sont Participer ; Essais sur les formes démocratiques de la participation (Le bord de l’eau, 2011) ; Outdoor Art. La sculpture et ses lieux (La Découverte, 2013) et La démocratie aux champs (La Découverte, 2016). Dans son dernier livre, Quand la place devient publique (Le bord de l’eau, 2018), elle s’interroge sur la configuration d’une place urbaine spécifiquement adaptée aux modes de vie démocratiques.
Entretien réalisé par
Anne Lehmans
Anne Lehmans est docteure en science politique et enseignante chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux et au laboratoire IMS-Rudii (Représentations, usages, développements et ingénierie de l’information). Elle travaille essentiellement sur les cultures de l’information.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0074
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