1Tous s’accordent à dire que la notion de stéréotype a été introduite par Walter Lippmann (1889-1974) dans son ouvrage Public Opinion publié en 1922 aux États-Unis (Lippmann, 1922). Pourtant, comme le rappelle Leonard S. Newman (2009), si Walter Lippmann est l’un des auteurs les plus cités en la matière, c’est aussi l’un des moins lus. On s’aperçoit ainsi, à l’encontre d’une idée reçue, que ce n’est pas lui qui a introduit le terme, même si son ouvrage a donné à celui-ci une notoriété qu’il n’aurait sans doute pas connue autrement. Paradoxe supplémentaire, Public Opinion, si souvent cité, a été très peu traduit : il n’en existe pas encore de traduction française, et ses traductions, quand elles existent, sont récentes : l’ouvrage n’a été traduit, semble-t-il, pratiquement qu’en russe (Lippmann, 2004) et en allemand (Lippmann, 2018).
2Une telle méconnaissance, non du concept lui-même, mais des circonstances de son apparition, invite par conséquent à en retracer la genèse pour mieux pouvoir en comprendre les tenants et les aboutissants à l’heure de la rebabélisation croissante d’un monde multipolaire (Oustinoff, 2011).
Public Opinion, ou la genèse du stéréotype dans son acception moderne
3On a tendance à considérer le stéréotype en soi, tout en reconnaissant à Walter Lippmann sa paternité. Or, pour celui-ci, le stéréotype est au centre d’une réflexion plus profonde sur les fondements de l’opinion publique, dont il est indissociable. En exergue de l’ouvrage figure la citation de l’allégorie de la caverne de Platon. Nous ne pouvons percevoir de la réalité que des formes simplifiées de processus plus complexes, que nous ne pouvons par conséquent appréhender qu’à travers une vision « stéréotypée » (Lippmann, 1922, p. 142) :
De manière générale, ce n’est pas voir que nous faisons en premier, pour ensuite définir, nous commençons par définir pour ensuite voir. Dans l’immense confusion bourgeonnante et bourdonnante du monde extérieur, nous sélectionnons ce que notre culture a déjà défini pour nous, et nous avons tendance à percevoir ce que nous avons préalablement sélectionné sous la forme stéréotypée pour nous par notre culture [1].
5« L’immense confusion bourgeonnante et bourdonnante » (great blooming, buzzing confusion) : l’expression est empruntée à William James, dont Walter Lippmann a été l’élève à Harvard, au sujet de la perception du monde chez l’enfant. Quant au terme « stéréotypé », Walter Lippmann n’est manifestement pas le premier à l’utiliser, puisqu’il le cite chez Bernard Berenson (Ibid., p. 145) au sujet des « formes stéréotypées » de l’art. Néanmoins, outre le fait que l’un des sept chapitres de Public Opinion est entièrement consacré aux stéréotypes, le terme n’apparaît pas moins de 130 fois dans l’ensemble de l’ouvrage, lui conférant ainsi une place centrale.
6La date de parution de Public Opinion n’est pas non plus indifférente : quelques années seulement après la fin de la Première Guerre mondiale, alors que Walter Lippmann avait été nommé assistant du ministre de la Guerre de Woodrow Wilson en 1917 pour ensuite faire partie de la délégation américaine à la conférence de Paris. Comme il était aux premières loges, il continue ainsi sa réflexion (Ibid., p. 142-143) :
Des grands hommes qui s’assemblèrent à Paris pour régler les affaires du genre humain, combien étaient vraiment en mesure de voir l’Europe autour d’eux, plutôt que leurs engagements au sujet de l’Europe ? Si quelqu’un avait pu pénétrer l’esprit de M. Clemenceau, aurait-il pu y trouver des images de l’Europe de 1919, ou bien une imposante sédimentation d’idées stéréotypées, accumulées et solidifiées au fil d’une longue et combative existence. Voyait-il les Allemands de 1919, ou bien le type de l’Allemand tel qu’il avait appris à le voir depuis 1871 [2] ?
8L’introduction, d’ailleurs, est intitulée The World Outside and the Pictures in our Heads (« Le monde extérieur et les images dans nos têtes ») et commence par la description d’une île où se côtoient, en 1914, des Anglais, des Français et des Allemands. La nouvelle de la déclaration de la guerre arrive avec six semaines de retard : six semaines où tous vivaient en bonne intelligence jusqu’à apprendre qu’ils sont en réalité ennemis. La représentation stéréotypée de l’Autre est donc, contrairement au cliché, une notion dynamique, car réversible en fonction des circonstances.
Stéréotypes et visions du monde
9Originellement, le stéréotype est un terme technique emprunté au domaine de l’imprimerie au xixe siècle. Littré ne le connaît d’ailleurs que dans cette acception : « Terme d’imprimerie. Il se dit des ouvrages imprimés avec des pages ou planches dont les caractères ne sont pas mobiles, et que l’on conserve pour de nouveaux tirages. » (Littré) Ce procédé permettant, mécaniquement, la reproduction à l’identique de nombreux exemplaires, il en est venu à prendre un sens péjoratif, comme l’indique le CNRTL : « Idée, opinion toute faite, acceptée sans réflexion et répétée sans avoir été soumise à un examen critique, par une personne ou un groupe, et qui détermine, à un degré plus ou moins élevé, ses manières de penser, de sentir et d’agir. Synom. cliché. » – d’où l’exemple donné en illustration : « Stéréotypes véhiculés par les médias » (Ibid.). Pour Walter Lippmann (1922, p. 171), le stéréotype n’est pas tant un processus figé, comme le suggère l’étymologie (grec stereos, solide + typos empreinte), qu’un processus inhérent à la perception du monde autour de nous : « Voici le stéréotype parfait. Sa marque distinctive est qu’il précède l’usage de la raison ; c’est une forme de perception, imposant un certain caractère aux données de nos sens avant que celles-ci ne parviennent à l’intelligence [3]. » Tel est le point central de la démonstration.
10Il suffit donc que les circonstances changent pour que l’appréhension de la réalité change elle aussi. C’était le cas de l’exemple de l’île où, pendant six semaines, Anglais, Français et Allemands n’avaient pas encore conscience qu’ils étaient en guerre. Mais cette variabilité des stéréotypes n’est pas seulement à l’œuvre dans le domaine des relations internationales : on la trouve aussi au sein de la même nation. C’est le cas des États-Unis, terre d’immigration par excellence (Ibid., p. 149) : « L’américanisation, par exemple, réside, du moins superficiellement, dans la substitution de stéréotypes européens par des stéréotypes américains. » Mais un tel changement revient en réalité à un changement plus profond encore : « Il constitue un changement d’esprit, qui, lorsque l’inoculation est une réussite, constitue en réalité un changement de vision [4] » (Idem). On comprend dès lors ce qui distingue le stéréotype du cliché, et pourquoi Walter Lippmann n’a sans doute pas eu recours à ce dernier terme, qui existe également en anglais : le stéréotype peut renvoyer au processus lui-même alors que le cliché ne renvoie qu’au résultat, ce qui confère au stéréotype un caractère dynamique qui manque généralement au cliché. En tout état de cause, le stéréotype est indissociable de notre vision du monde, et c’est là une conception qui n’est pas sans prolongements possibles à l’époque qui est la nôtre.
La massification des stéréotypes à l’heure de la mondialisation et des réseaux sociaux
11Autre idée centrale de Walter Lippmann, les stéréotypes forment système (Ibid., p. 172) : « Dans une certaine mesure, les stimuli de l’extérieur, notamment lorsque ce sont des mots imprimés ou prononcés, évoquent une partie d’un système de stéréotypes, si bien que la sensation réelle et l’idée préconçue occupent la conscience en même temps [5]. » C’est alors que l’expérience peut aller à l’encontre du stéréotype. Pour Walter Lippmann, de deux choses l’une : soit on rejette la contradiction entre les données de l’expérience et notre vision préconçue du monde au profit de la seconde, soit on procède à l’opération inverse, et l’on remet en cause le bien-fondé des stéréotypes à travers lesquels nous appréhendons la réalité. En effet : « Parfois, si l’incident est suffisamment frappant, et si l’homme a éprouvé un inconfort général à l’égard de son schème de pensée établi, il peut en être ébranlé au point de se méfier de toutes les manières habituelles de considérer la vie et de s’attendre à ce que normalement une chose ne soit pas ce qu’elle est censée être [6] » (Ibid., p. 173). À condition, cependant, de « garder l’esprit ouvert » (Idem).
12Public Opinion paraît dans les années 1920 : la décennie suivante verra l’émergence des médias de masse. Walter Lippmann semble anticiper cette massification des sources d’information, ce qui accroît d’autant l’importance des stéréotypes à travers lesquels se forme – et se déforme – l’opinion publique, qu’il conçoit également à l’échelle internationale : la Première Guerre mondiale empêche désormais de concevoir la question autrement. Walter Lippmann voit néanmoins le monde à l’échelle des États-Unis et de l’Europe, y compris au sein du melting pot (Ibid., p. 147) qui consiste, comme on l’a vu, à « américaniser » les stéréotypes européens, car l’immigration aux États-Unis provenait alors essentiellement de l’Europe. Pas un mot sur l’Asie ni sur l’Amérique latine, pas plus que sur les autres continents.
13Aujourd’hui, un tel rétrécissement de la perspective est impossible. Mais le mécanisme fondamental des stéréotypes tel qu’il est décrit par Walter Lippmann, en dépit des insuffisances qu’on peut lui trouver, demeure. Son importance est d’autant plus grande que la croissance des moyens de communication de masse a connu une progression exponentielle, qui s’étend maintenant à toute la planète, dans un monde devenu multipolaire et interconnecté comme jamais auparavant.
14Nous n’avons jamais été exposés à autant de stéréotypes, organisés en système, ceux-là même qui se retrouvent dans les fake news et qui ont joué un rôle déterminant dans l’élection aussi bien de Donald Trump aux États-Unis en 2016 que de Jair Bolsanaro au Brésil en 2018, pour s’en tenir à la dimension politique et ne donner que ces deux exemples, à l’ère de la « post-vérité ». Certes, les stéréotypes, tout comme les clichés, ont un versant positif, car sans eux, il ne saurait y avoir de communication possible (Amossy, 1989) ni d’appréhension cohérente du monde. Mais à force d’être instrumentalisés, leur versant négatif n’est pas moins à prendre en compte, avec ses conséquences parfois désastreuses et pour le moins préoccupantes. Mais, face à la massification des stéréotypes que permet l’extension sans précédent des nouvelles technologies à l’échelle planétaire, notamment à travers les réseaux sociaux, l’ouvrage de Walter Lippmann offre des solutions qui sont plus que jamais d’actualité.
15Tout d’abord, il nous invite à nous placer en amont de la question de savoir si tel ou tel stéréotype est négatif ou non, autrement dit à nous situer au niveau du mécanisme lui-même : sans stéréotype, pas d’appréhension du monde possible. En deuxième lieu, le fait même qu’il soit une simplification est, par nature, un trait négatif : il est réducteur. C’est pourquoi il ne peut qu’entrer en contradiction, tôt ou tard, avec la réalité. Il ne peut être considéré autrement que sous un angle critique. Enfin, la perception de ce décalage met alors le libre arbitre des récepteurs à l’épreuve : c’est à nous de remettre en question les stéréotypes qui orientent notre appréhension du monde quand, au lieu de nous permettre de mieux le comprendre, ils nous en donnent une vision déformée. C’est sur ces trois plans qu’il faut se placer : il ne s’agit pas de faire table rase des stéréotypes, puisqu’on ne peut s’en dispenser, mais au contraire de les concevoir non comme un processus figé, mais de manière dynamique, car ils sont susceptibles d’être modifiés, de manière au besoin radicale. Le cas de la guerre, évoquée dès le début du livre, en est la preuve la plus flagrante.
Les stéréotypes à l’heure de la rebabélisation du monde
16Pour Walter Lippmann comme pour ses contemporains, la Première Guerre mondiale est un tournant : le monde devient, selon lui, trop complexe pour que le public soit en mesure de se former une opinion éclairée par lui-même. Il considère qu’il faut donc faire appel à des spécialistes en mesure de mettre en place une « fabrique du consentement » (manufacture of consent, Ibid., p. 413) permettant à la société dans son ensemble de ne pas être la proie de ce que l’on appellerait aujourd’hui la désinformation ou, à l’inverse, de la surinformation. C’est une vision élitiste de la société – Public Opinion ne s’ouvre-t-il pas par une citation de la République de Platon ? – qu’on a pu lui reprocher, ce qui cependant n’a pas empêché Edward Herman et Noam Chomsky de reprendre l’analyse d’un point de vue opposé dans leur ouvrage La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie (Chomsky et Herman, 2008) [7]. Nous n’entrerons pas ici dans cette polémique, mais il n’en reste pas moins que la question de la place centrale qu’occupent les stéréotypes au regard de l’opinion publique voire, plus généralement, de la communication sous toutes ses formes, est rendue d’autant plus complexe que l’on doit désormais se placer à l’échelle de la mondialisation. Or, parler de « stéréotypes » demande à être recontextualisé dans le cadre de telle ou telle aire culturelle (Wolton, 2003).
17À cet égard, le fait que le terme ait été repris tel quel dans un grand nombre de langues peut donner l’illusion qu’on lui donne la même signification, pour ainsi dire copiée-collée. Qu’on en juge, tout d’abord en prenant les langues indo-européennes, dont le grec moderne stereotypia (στερεοτυπία) fait bien sûr partie : espagnol estereotipo, italien stereotipo, portugais estereótipo, roumain stereotip (langues romanes) ; allemand Stereotyp, néerlandais stereotype, danois stereotyper, norvégien stereotypi, suédois stereotyp (langues germaniques) ; russe stereotip, polonais stereotyp, serbe stereotip, ukrainien, stereotip (langues slaves) ; albanais stereotip. etc. Mais même des langues non indo-européennes l’ont emprunté : estonien stereotüüp, finnois stereotypia, hongrois sztereotípia, turc stereotip, indonésien stereotipe, japonais (sutereotaipu), etc. Il s’agit en réalité d’un « intraduisible » (Cassin, 2007).
18Poser la question en ces termes peut faire penser qu’elle n’a pas d’application pratique immédiate. C’est tout le contraire. Qu’on pense seulement au mouvement #BalanceTonPorc. C’est ainsi qu’il est connu en France, mais il est né en 2017 aux États-Unis sous la forme #MeToo, et c’est ainsi qu’il est souvent repris sans le traduire : c’est le cas en japonais, par exemple. Au Canada francophone, en revanche, la traduction est de rigueur : le mouvement s’appelle donc #MoiAussi, tout comme en chinois (Wǒ yě shì, « moi aussi »), en arabe
(ana kmân), etc. S’il ne fait aucun doute qu’il s’agit fondamentalement du même mouvement, il n’en est pas moins évident qu’il ne saurait avoir la même signification (ni d’ailleurs les mêmes formes d’action) dans telle ou telle langue. Difficulté supplémentaire : au sein de la même langue, les interprétations de la notion de stéréotype sont elles-mêmes, on l’a vu, extrêmement diverses.
19Est-ce à dire qu’une telle diversité de significations rende le terme inopératoire ? Bien au contraire : cette complexité est inhérente au monde dans lequel nous vivons depuis au moins la Première Guerre mondiale. La différence, c’est que ce monde ne saurait se réduire à la vision occidentale dans laquelle pouvait encore se cantonner Walter Lippmann. On ne peut plus avoir une perspective qui reste au-dessus des autres cultures, à l’époque considérées comme « exotiques » ou trop lointaines. Aujourd’hui, il faut impérativement descendre de cette tour d’ivoire, effectuant ainsi, au sens étymologique du terme, un « avatar », en sanskrit le terme signifiant « descente » (avatāra), qui va de pair avec une désoccidentalisation de notre regard.
20Ce renversement de perspective n’est pas aussi difficile qu’il n’y paraît au premier abord : passer d’une culture à l’autre, c’est ce que la traduction a toujours permis de faire, depuis la nuit des temps. Elle est plus que jamais nécessaire pour comprendre le monde contemporain et ses stéréotypes qui franchiront de plus en plus en masse des frontières qu’aucun mur ne saurait endiguer, alors même qu’on n’en aura jamais autant érigés, sous une forme ou sous une autre (Ourdan, 2018).
Notes
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[1]
« For the most part we do not first see, and then define, we define first and then see. In the great blooming, buzzing confusion of the outer world we pick out what our culture has already defined for us, and we tend toperceive that which we have picked out in the form stereotyped for us by our culture. » (Notre traduction).
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[2]
« Of the great men who assembled at Paris to settle the affairs of mankind, how many were there who were able to see much of the Europe about them, rather than their commitments about Europe ? Could anyone have penetrated the mind of M. Clemenceau, would he have found there images of the Europe of 1919, or a great sediment of stereotyped ideas accumulated and hardened in a long and pugnacious existence ? Did he see the Germans of 1919, or the German type as he had learned to see it since 1871 ? » (Notre traduction).
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[3]
« This is the perfect stereotype. Its hallmark is that it precedes the use of reason ; is a form of perception, imposes a certain character on the data of our senses before the data reach the intelligence. » (Notre traduction).
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[4]
« Americanization, for example, is superficially at least the substitution of American for European stereotypes. […] This constitutes a change of mind, which is, in effect, when the inoculation succeeds, a change of vision. » (Notre traduction).
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[5]
« In some measure, stimuli from the outside, especially when they are printed or spoken words, evoke some part of a system of stereotypes, so that the actual sensation and the preconception occupy consciousness at the same time. »
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[6]
« Sometimes, if the incident is striking enough, and if he has felt a general discomfort with his established scheme, he may be shaken to such an extent as to distrust all accepted ways of looking at life, and to expect that normally a thing will not be what it is generally supposed to be. » (Notre traduction.
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[7]
La traduction peut paraître tardive : vingt ans après sa première parution aux Etats-Unis en 1988, mais l’ouvrage avait été mis à jour en 2002 pour tenir compte, notamment, de l’effondrement de l’ex-Union soviétique.