1Son accent marseillais agrémenté d’un léger zozotement accordait à Marcel Roncayolo une certaine bonhomie que renforçait son aimable rondeur. C’est ainsi qu’il m’apparut lors de notre première rencontre dans son bureau du boulevard Raspail, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Je venais lui demander de préfacer une anthologie de textes sur les villes que je préparais pour Larousse et sans détour il me répondit favorablement en ajoutant qu’il souhaitait en être le coéditeur. Nous nous revîmes pour mettre au point une nouvelle version enrichie de ses propositions et à chaque fois, il fut charmant, direct, sans afficher aucune supériorité, due à son savoir, sa notoriété, son âge. Par la suite, nous nous sommes régulièrement fréquentés, avons visité Chicago guidés par David Van Zanten (en compagnie d’Isaac Joseph, François Loyer et quelques autres), passé une semaine en Sicile (avec Yannis Tsiomis) à la suite d’un jury de thèse et dialogué tous les deux, plus d’une fois, en public à l’invitation d’un colloque, d’un festival ou d’un libraire. C’était un convive joyeux, appréciant le bon vin et la bonne chère… Notre anthologie, parue en 1992, a vu son tirage de 4 000 exemplaires s’épuiser en quelques années ; aussi avons-nous, à la demande d’un éditeur marseillais, établi une nouvelle édition en actualisant les bibliographies et en réorganisant les textes afin d’intégrer de nouveaux auteurs. Pour des raisons économiques, je suppose, cette nouvelle version a été abandonnée à « la critique rongeuse des souris », dans un tiroir… « Notre » anthologie se distinguait de celle de Françoise Choay et aussi de celle de René Schoonbrodt [1] en privilégiant la publication de l’intégralité de l’article retenu à un extrait et aussi, bien évidemment, aux choix des auteurs. Ainsi, ces trois anthologies se complètent plus qu’elles ne se concurrencent. Au cours de ses déplacements, sa bonne humeur était contagieuse et le petit groupe partageait des moments agréables, où son érudition sans la prétention qui souvent l’accompagne se mêlait à des souvenirs personnels sur des universitaires de renom que je m’empressais d’engranger. J’ai alors compris l’importance de l’École des Annales dans sa manière de penser la connaissance. Il ne pouvait se satisfaire d’une géographie géographique mais l’ouvrait à d’autres disciplines, comme l’histoire bien sûr, mais aussi la démographie, l’économie, l’urbanisme, l’architecture, l’archéologie, etc. La littérature et le cinéma participaient également à sa compréhension du monde et c’est avec passion qu’il évoquait les films de René Allio (1924-1995), dont Retour à Marseille (1980), lors du festival Image de Ville à Aix [2], et citait régulièrement Jules Romains dans ses écrits et conférences.
2Il effectue toute sa scolarité à Marseille et se rend en 1943 à Paris pour préparer le concours de l’École normale supérieure (ENS). Après une hypokhâgne et une khâgne en histoire au lycée Louis-le-Grand, il opte pour la géographie lorsqu’il devient normalien en 1946 et est reçu à l’agrégation de géographie en 1950. Mais l’histoire l’intéresse toujours et lors d’un entretien [3], il se souvient avec ferveur des enseignements du médiéviste Charles-Edmond Perrin, qui l’initie au cadastre et aux « formes matérielles », et de Roger Dion, qui croise histoire et géographie comme dans son Essai sur la formation du paysage français. Hors de l’ENS, il assiste au cours d’Ernest Labrousse (1895-1988), connu pour ses travaux sur l’économie durant la Révolution française. Marcel Roncayolo me confie alors : « L’œuvre d’Ernest Labrousse me poussait à “spatialiser” les fluctuations qu’il décrivait et à combiner les divers rythmes historiques, leur cadre géographique et la construction des espaces. » Du reste, dans ses travaux, l’histoire est toujours présente et, de fait, il s’impose comme un géohistorien, dans la lignée de Lucien Febvre (1878-1956) et de Fernand Braudel (1902-1985), qu’il appréciait autant l’un que l’autre. Il est nommé au lycée Saint-Charles à Marseille en 1955 et choisit cette ville comme terrain d’études. Il la considère comme un laboratoire. Son observation continue lui permet de saisir la pluralité des « villes » que Marseille possède. Jamais il ne s’en éloigne totalement, y revenant à chaque vacance, depuis qu’il travaille à Paris – d’abord comme assistant en « géographie économique et coloniale » à la faculté des Lettres de la Sorbonne, puis comme maître-assistant en géographie à l’ENS, directeur d’études à l’EHESS (1965) où il doit imaginer la formation des professeurs d’une nouvelle filière, celle des sciences économiques et sociales, sous-directeur, puis directeur adjoint de l’ENS (1978-1988), professeur à Paris X-Nanterre à partir de 1996 et directeur de l’Institut d’urbanisme de Paris (1991-1994) à l’université Paris XII (Créteil). En 2002, le jury du Grand Prix de l’urbanisme salue son œuvre. Voilà une carrière académique exemplaire jalonnée de nombreuses contributions qui ne snobent pas la vulgarisation, comme en témoignent ses Manuels et ses apports à des collectifs qui visent le « grand public ». À la différence des collègues de sa génération, Marcel Roncayolo échappe à l’engagement marxiste au sein du parti communiste français ; il s’affirme social-démocrate et flirte un temps avec Pierre Mendès-France, est membre de la rédaction de la revue de ce dernier, Les Cahiers de la République, aux côtés de Stéphane Hessel, Bernard Cazes et Claude Nicollet. Comme les géographes marxistes refusent d’enseigner la géographie de leur ennemi, les États-Unis, cet enseignement lui échoit, alors même qu’il ne s’y rendra que dans les années 1970. Il découvre l’École de Chicago – c’est du reste son exemplaire de The City, acheté à une librairie anglo-saxonne sise alors rue de Rivoli et depuis disparue, qu’il prêtera à Isaac Joseph et à Yves Grafmayer pour leur ouvrage [4] – et aussi le géographe Jean Gottmann, l’inventeur de la notion de « mégalopolis » pour désigner un continuum urbain allant de Boston à Philadelphie en englobant New York et Washington. « Hormis le cas de Paris, se souvient-il, dont on considérait alors la prédominance comme trop écrasante, j’entrais mal dans l’analyse de métropoles d’équilibre et l’application à l’organisation du territoire sur un schéma de poupées gigognes. Au contraire, j’apprécie ce qui casse la simple reproduction à des échelles différentes du même phénomène. Le changement d’échelle implique un changement de problématique, et donc de regard. L’approche de Gottmann m’a intéressé justement parce qu’il propose un modèle de métropole globale sans hiérarchie unique. Je me suis alors orienté vers ce mode d’urbanisation constitutif d’une mégalopolis à plusieurs pôles, où les campagnes devenaient des éléments du système urbain. C’est pourquoi je crois plus à la notion d’“urbanisation généralisée” qu’à celle de métropolisation. » Dans notre anthologie, il a tenu à mettre un texte de Jean Gottmann, qu’il présente ainsi : « On tend maintenant, la notion de métropole étant galvaudée, à appeler mégalopole toute “conurbation” un peu importante, ces agglomérations à têtes multiples qui se développent et étendent, jusqu’à une frontière presque insaisissable, leurs phénomènes de banlieue [5]. »
3Son approche est toujours ouverte, en ce sens que s’il étudie une ville comme Marseille ou une réalité géosociologique comme la ségrégation, il rassemble une documentation apparemment hétéroclite qu’il met progressivement en ordre afin que chaque information ou donnée trouve sa place dans une réflexion qui s’impose à lui, même si parfois elle est précédée par une intuition. Rien n’échappe à sa curiosité, il avoue privilégier « le rapport entre technique, organisation professionnelle et ville », sans toutefois laisser dans l’ombre l’analyse du marché de l’immobilier si « difficile à réaliser » (par manque d’observatoires ad hoc) ou les modalités et caractéristiques des migrations… Ainsi le moindre de ses articles est-il original et porte sa marque de fabrique : les temps braudéliens (quotidien, conjoncturel, long) s’entremêlent et le descriptif, l’imaginatif, le théorique voisinent. « Si j’avais eu à inventer une nouvelle discipline, m’explique-t-il, elle aurait pu s’appeler “morphogenèse”, à condition de considérer les formes dans leur matière, leur succession et leur coexistence. Par exemple, les rues de Paris résultent du recouvrement de systèmes multiples. Les formes ont une vie et prennent des significations différentes. Il faut par conséquent tenir compte de la genèse du sens attaché aux formes. Mais je n’ai pas inventé de discipline, car j’ai horreur de la lutte pour la labellisation. » À défaut d’un label, il élabore une « grammaire » (là aussi, on pense à Fernand Braudel et sa Grammaire des civilisations) qu’il emprunte, me dit-il, à son « ami » Élisée Reclus [6] : « Il n’y a plus d’appartenance fermée ; bien au contraire, l’appartenance intègre des attaches multiples avec des positions géographiques multiples. Pour comprendre cette complexité, j’ai proposé une grammaire afin d’associer l’évolution des formes et celle des sens. Le terme de grammaire correspond à ma manière de poser le problème de la mise en place des formes, en tant qu’éléments matériels et du sens. La grammaire comprend donc la morphogenèse et le changement de sens. » Il a conscience de sa singularité face à une géographie qui tarde à « géographiser » des faits sociaux totaux, des attitudes et comportements, des modes de penser, des pratiques territoriales, des décisions politiques, etc. Aussi salue-t-il la constitution, autour de Paul Claval, de la « géographie culturelle », en espérant qu’elle ne devienne pas un label ! « Parmi les géographes, j’avais tendance, me raconte-t-il lors de notre entretien, à faire scandale lorsque j’employais le terme d’“espace” au lieu du terme plus classique comme la “région”, car l’espace n’engageait pas une organisation définie. Ensuite la spatiologie étant à la mode, j’ai repris la notion de “territoire”, car elle comportait des éléments sociaux qui manquaient à la notion d’“espace”. Le territoire est un rapport entre un espace non délimité a priori et des pratiques, des appartenances et des pouvoirs. »
4Il observe, et en suggère une analyse provisoire, inachevée, à reprendre, que le « tiers-monde », par exemple, se manifeste aussi bien dans les villes et les pays dits « sous-développés » que dans les villes et pays dits « développés » rendant caduques ces catégories, qui du reste, ne sont plus utilisées ni véritablement remplacées ; ainsi « le Sud » est-il devenu « les Suds » sans vraiment convaincre quiconque. De même considère-t-il, « concernant le pouvoir », que « l’État-nation est dépassé ». À sa « grammaire », il nous faut ajouter un nouveau « vocabulaire »… Il s’efforce de l’élaborer dans son Abécédaire où l’on dénombre 24 entrées, dont une qui regroupe les lettres XYZ de l’alphabet et traite des « Trois dimensions + le temps ». On y trouve, ce qui n’est pas une surprise, des notices sur la « Division sociale », l’« Échelle », la « Grammaire », la « Limite », la « Matérialité », le « Projet », les « Territoires », l’« Urbain », la « Ville », mais aussi, plus original, la « Beauté », « Halbwachs », l’« Imaginaire », « Je-ne-sais-quoi », la « Nature », « Quelqu’un », la « Représentation » et « Week-end ». Seul nom propre de son Abécédaire, Maurice Halbwachs (1877-1945) : voilà un sociologue qu’il appréciait fortement. Lors de notre voyage à Chicago, il commentait le séjour que celui-ci effectua dans cette ville-laboratoire. Mais ce sont ses travaux sur Paris (Les Expropriations et les prix des terrains à Paris (1860-1900), 1909), la « morphologie sociale » (La Classe ouvrière et les niveaux de vie, recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, 1913) et sur la « mémoire » (Les Cadres sociaux de la mémoire, 1925 et La Mémoire collective, 1950 et 1997) qu’il privilégiait. Une autre notice mentionne plusieurs noms propres – « Kant, Alain et les autres » – dans laquelle il explique que c’est par Alain qu’il découvre Kant et peut ainsi se démarquer du philosophe qui, à l’époque de sa formation, dominait l’université : Bergson. Avec Kant et Alain, il a de quoi alimenter sa réflexion sur l’espace et le temps : « Je trouve en particulier chez ces deux inspirateurs, deux œuvres où la division et l’articulation entre l’intelligible, les données de la conscience, de la science et des sens sont mises en question. » (p. 250) Dans « Quelqu’un », il note : « Je rappellerai deux fils conducteurs. Soucieuse de jeter les fondements d’une “histoire naturelle” – c’est-à-dire impersonnelle de la ville –, l’écologie urbaine née à Chicago tente de l’éclairer par un changement social qui peut prendre des formes de désorganisation. Elle tend donc à valoriser l’homme mobile, de passage, le bohème, le migrant, l’exilé : paradoxe de surface. Essayant de comprendre le Paris du xixe siècle, notre génération a valorisé les notes laissées par Walter Benjamin, à la fois savant et déraciné, en exil lui aussi. Dans les deux cas, la place du “je” a valeur de méthode. » (p. 386) Cet Abécédaire témoigne de l’incroyable ampleur de son éventail référentiel, aussi bien les « classiques » des principales disciplines universitaires que les publications plus pointues et récentes.
5Une permanence géographique – et pas seulement, tant l’affectif s’invite – traverse son existence : Marseille. Marcel Roncayolo fait corps et imagination avec sa ville. Dans l’article « Ville » de son Abécédaire, Marcel Roncayolo se questionne : « Est-ce mon intérêt pour l’urbain qui m’a entraîné vers Marseille comme “laboratoire” ou est-ce ma sensibilité marseillaise qui m’a poussé vers la connaissance des villes ? Je doute de plus en plus de la réponse. » (p. 387) Mais celle-ci se précise avec son dernier ouvrage Le Géographe dans sa ville qu’il réalise avec Sophie Bertran de Balanda. C’est incontestablement une réussite, tant par l’écriture que par les illustrations et les photographies récentes ou d’époque. Prenant appui sur Julien Gracq qui explore la ville de son enfance, Nantes, Marcel Roncayolo se souvient avec une incroyable mémoire du détail, des lieux et de leurs ambiances de son Marseille : « À la fois lieu de construction sociale, la ville n’est pas un objet extérieur qui s’impose à nous. Elle est rencontre, croisement entre un objet regardé par un sujet et un sujet fabriqué par cet objet. Elle enseigne et modèle par sa matière et elle est modelée à son tour par un regard singulier qui trie et interprète. En choisissant ma ville natale comme terrain laboratoire, j’allais très tôt être conduit à lire la ville à partir de ces deux mouvements intriqués. » (p. 8) Après le récit autobiographique, la présentation de sa famille, la description de ses lieux familiers et aussi des confins de cette ville-territoire, les commentaires sur les réalisations urbanistiques successives et les parcours commentés dans les quartiers-villages, le géographe médite : « Une ville n’est pas toujours quelque chose d’ordonné, elle est toujours imprévisible. Vouloir que tout soit en place est illusoire. Le projet, dans la mesure où il est une logique d’action, se heurte toujours à la non-cohérence de l’histoire. Il est de son temps et il le reste. Il représente un avenir qui lui échappe, c’est toujours un “futur antérieur”. » Ce livre bilan d’une œuvre est admirable, le lire revient à entendre un homme qui avec simplicité vous offre la ville de sa vie. Quel cadeau !
6Géohistorien, grammairien des villes, piéton de Marseille, qui est-il ? Je lui laisse nous le préciser : « Très tôt, les théories m’ont intéressé, m’explique-t-il dans notre entretien, mais plus pour les critiquer et en mesurer les limites que pour les affirmer et m’y soumettre, car je suis dans le fond un grand sceptique. »
Notes
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[1]
Cf. Françoise Choay, L’Urbanisme. Utopie et réalités. Une anthologie, Paris, Seuil, 1965 ; René Schoonbrodt et Pierre Ansay, Penser la ville. Choix de textes philosophiques, Bruxelles, AAM éditions, 1989.
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[2]
Sur le site d’Image de ville (<www.imagedeville.org>), il est possible de voir et d’écouter Marcel Roncayolo parler de René Allio et improviser sur la notion de « représentation ».
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[3]
Cf. « L’invité : Marcel Roncayolo », entretien avec Thierry Paquot, publié dans la revue Urbanisme, n° 298, janv.-fév. 1998.
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[4]
Cf. L’École de Chicago. Naissance de l’écologie politique, choix de textes présenté et traduit par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph, Paris, Les éditions du Champ urbain, CRU, 1979, réédition chez Aubier en 1984 et en collection « Champs » chez Flammarion en 1990.
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[5]
Cf. Jean Gottmann, Megalopolis. The Urbanized Northeastern Seaboard of the United States, Cambridge, MIT Press, 1962 et son article « Mégalopolis, région laboratoire de l’urbanisation moderne », Les Cahiers de la République, n° 46, juil. 1962.
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[6]
Pour notre anthologie, il propose de publier « L’évolution des villes », un texte de Reclus, que je ne connaissais pas, qui n’est paru qu’en anglais en 1895, dans la traduction de Jean-Claude Chamboredon et Annie Méjean. Dans son bref chapô, il écrit : « Il (Reclus) fréquente Huxley et Geddes, les anarchistes de la IIe Internationale. On ne s’étonnera donc pas de trouver l’évolutionnisme au cœur de sa réflexion urbaine. Mais, à ce rapport avec la nature et la biologie, dont Reclus teste l’efficacité, s’ajoutent deux autres influences, venue de la critique sociale et politique : celles des acteurs sociaux, ceux qui modèlent la ville, spéculateurs, industriels, à côté de celle des pouvoirs traditionnels et des militaires. Placé remarquablement pour étudier les effets de l’industrialisation, dans l’Europe du Nord comme aux États-Unis, Reclus participe à la grande remise en question qui vise la division campagnes-villes, dans les idéologies et les réalités. »