CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Né à New York, fils d’un avocat et conseiller du président Harry Truman, David Lowenthal poursuit des études d’histoire et de géographie à Harvard puis à Berkeley où il obtient une maitrise dirigée par Carl Sauer (1889-1975). Celui-ci l’encourage à rédiger une thèse sur George Perkins Marsh (1801-1882) qu’il soutient en 1953 à l’université du Wisconsin à Madison. Il la remanie pour la publier en 1958 sous le titre de George Perkins Marsh, Versatile Vermonter, qu’il réédite en l’actualisant en 2000 avec un nouveau titre, George Perkins Marsh : Prophet of Conservation. Carl Sauer ouvre la géographie académique aux études culturelles et à l’anthropologie. Son influence sur plusieurs générations d’étudiants est flagrante, surtout grâce à ses articles pionniers, « The Morphology of Landscape » (1925) et « Recent developments in Cultural Geography » (1927), dont on retrouvera la philosophie dans la recherche doctorale de David Lowenthal sur ce personnage atypique qui a fait mille et un métiers [1], auteur d’un ouvrage dorénavant « classique », Man and Nature or Physical Geography as Modified by Human Action, publié en 1864, deux ans avant l’invention du mot « écologie » par le médecin allemand darwiniste Ernst Haeckel. L’importance de cet ouvrage n’avait pas échappé à Élisée Reclus qui voulait le traduire en français et à Patrick Geddes qui en conseille la lecture à Lewis Mumford. Ce dernier lui consacre un chapitre dans The Brown Decades[2] et épaule un collectif d’environnementalistes qui se réclament de sa démarche pour tenir un important symposium[3].

2Durant la Seconde Guerre mondiale, il effectue plusieurs relevés géographiques en France et en Allemagne en compagnie d’un photographe. Cette découverte de nouveaux paysages en les parcourant sans précipitation et en portant intérêt à tout ce qui les compose le marquera à jamais. C’est à cette occasion qu’il s’essaie à la photographie, qu’il appréciera comme art mais aussi comme documentation socio-anthropologique. Après l’obtention de son doctorat, il enseigne à la Jamaïque (University of West Indies) de 1956 à 1970, tout en collaborant à Londres à l’Institute of Race Relations de 1961 à 1972, avant de devenir professeur de géographie à l’University College London. Il réside alors à Londres, se rendant régulièrement en Californie, surtout à partir de sa retraite en 1985. Il a été conseiller à l’Unesco (on peut lire dans Le Courrier de l’Unesco en novembre 1976, « À la recherche des sons perdus » et en septembre 1997, « Paysages culturels »), membre de The Getty Conservation Institute, de l’US National Trust for Historic Preservation et de bien d’autres institutions patrimoniales australienne et norvégienne. Il a reçu les médailles d’or de la Royal Geographical Society, de la Royal Scottish Geographical Society et de l’American Geographical Society. Il a bénéficié d’une bourse Guggenheim en 1965-1966 pour une enquête photographique, « The American Scene », qui est publiée dans la Geographical Review (n° 58, 1968) et montrée au Pavillon populaire [4] (Montpellier) lors de l’exposition « Notes sur l’asphalte, une Amérique mobile et précaire, 1950-1990 ».

3On le voit, ce n’est pas un universitaire « classique » obnubilé par sa seule spécialité (et un aspect de celle-ci), mais plutôt le disciple de G.-P. Marsh, n’hésitant pas à mêler son érudition académique à des souvenirs de voyages, des lectures, des tableaux, des photographies et à sans cesse sortir d’un seul lieu. Aussi son écriture est-elle fluide et nourrie de ces références hétérogènes qui contribuent à l’exposé de ses thèses originales. Il n’hésite jamais à affronter les idées reçues et à tordre le cou à bien des certitudes… L’histoire pour lui est un « pays étranger » qui doit être visité comme on parcourt un site nouveau, inconnu, en se méfiant des « guides » qui sont datés et rédigés dans un autre contexte. D’une certaine façon, l’histoire reste toujours en train d’être reconstituée, racontée, explorée, appréciée, ce qui relativise bien des événements dits « historiques », chahute les habituelles chronologies, les angles d’attaque, les méthodes et appelle à un travail d’imagination, d’où le conseil à ses lecteurs du recueil Passage du temps sur le paysage, de ne pas se contenter de voir par leur regard mais à travers. Là, il a certainement en tête le mot de Marsh : « La vue est une faculté, voir est un art ».

4La lecture de sa biographie de Marsh doit être complétée par l’édition annotée de Man and Nature qu’il introduit également de manière remarquable. Marsh, à la suite d’Alexander von Humboldt, établit un lien de responsabilité entre la dégradation du climat et la mise en culture des terres. Aussi s’attarde-t-il sur les effets, par exemple, de la déforestation sur la qualité du sol, son érosion, son épuisement par la monoculture intensive, sur les inondations et la sécheresse qui pourraient en résulter. Marsh écrit de façon prémonitoire : « Dans certaines parties de l’Asie mineure, de l’Afrique du Nord, de la Grèce, voire même de l’Europe latine […] l’action humaine a causé une désolation sur la face de la terre presque comme sur la lune […] La Terre sera bientôt inhabitable par son habitant le plus noble, et une nouvelle ère de crimes humains et d’imprévoyance aussi graves […] risque de la réduire à un tel état d’appauvrissement de la production, de destructions des sols et d’excès climatiques qu’on risquera la dépravation, la barbarie, voire l’extinction de l’espèce. » Il ne rejette pas pour autant l’idée de « conquérir » la nature – tout dépend comment ? Il note que si « l’homme ne sait maîtriser la nature, il sera réduit par elle en esclavage. » Ce qui ne l’empêche pas d’affirmer que « les humains ont oublié depuis longtemps que le monde entier ne leur avait été donné qu’en usufruit ». Cette approche « responsable » et non dogmatique de la nature sera également celle de David Lowenthal, qui récuse aussi bien l’opinion des technophiles pour qui toute artificialisation de la nature lui sera profitable tout comme aux humains, et celle des environnementalistes purs et durs qui réclament une nature vierge de toute intervention humaine. Or, pour lui, « l’environnement, écrit-il en 2000, est une construction et non une essence, son existence suppose la nôtre » (« Histoire de l’environnement : de la conquête de la nature à son sauvetage », repris dans Passage du temps sur le paysage, p.118). Plus loin, il considère que pour prendre soin de l’environnement, celui-ci « doit être une expérience vécue et non pas seulement un bien. Comme nos ancêtres et nos descendants, nous nous l’approprions en lui donnant notre marque, créative ou corrosive. L’environnement ne peut être simplement conservé ou préservé, il se modifie – en bien ou en mal – à chaque génération. Ne nous lamentons point, apprenons à être fiers de nos contributions positives ; c’est ainsi que nous créerons des changements dont nos successeurs se féliciteront » (p. 118). Il admet que les activités humaines modifient la nature, sans pour autant proposer l’inaction : « la stabilité n’est pas nécessairement une vertu ; l’écodiversité n’est pas une condition uniforme mais varie avec les époques, les sites, les dimensions ; les écosystèmes ne peuvent pas retourner à un équilibre naturel, les actes passés ne sont pas réversibles. […] Mais reconnaître la complexité de l’environnement, ce n’est pas laisser la nature à elle-même. » (p. 119)

5David Lowenthal a fort à faire, il mesure l’ampleur des désastres environnementaux en cours, sait très bien que la complexité de la situation présente n’est pas perçue par tous (« Le savoir des militants écologiques ne dépasse pas celui de saint François, et leur impatience est à la mesure de leur ignorance », affirme-t-il en 1970 dans « Les croisés de l’environnement », in Passage du temps sur le paysage, p. 145) et que les réactions des politiques et des patrons ne sont pas à la hauteur. Il rappelle que le président Johnson disait, en inaugurant la Conférence sur les beautés naturelles en 1965, qu’il fallait aussi « enrichir la vie des gens » et non pas accroître le produit national brut ! Le président Nixon promettait en 1970 de redonner « leur pureté à l’air, aux eaux et à l’environnement ». Aucun des deux n’a tenu sa promesse. Le patronat est unanime à considérer que « lutter contre la pollution occasionnée par les anciennes usines est compliqué et coûteux », pour reprendre les mots du président de la Republic Steel Corporation, en 1970 (p. 141). Quant aux « réformateurs », ils angélisent l’avant-déploiement technologique où la vie de chacun aurait été en harmonie avec la nature et peu d’entre eux sont prêts à changer radicalement de mode de vie. Certes ils se prétendent écologistes, mais circulent en voiture… David Lowenthal me paraît bien mordant à leur égard, que lui ont-ils fait ? Il est vrai qu’affirmer que les Indiens sont « naturellement » des écologistes va à l’encontre des travaux des anthropologues et des historiens, qui décrivent des comportements de prédateurs. Il révèle que le fameux message du chef Seattle au président Franklin Pierce en 1854, Brother Eagle, Sister Sky est un faux rédigé par Ted Perry en 1971, comme ce dernier l’a reconnu. D’innombrables ouvrages (y compris pour les enfants) ont néanmoins repris et commenté ce discours confortant cette idée d’une vertu indienne…

6En plus de l’environnement, sur lequel David Lowenthal a beaucoup écrit, le paysage et le patrimoine, qui sont tous les trois liés, ont également retenu son attention. Dans « À la découverte des paysages de prédilections », publié en 1978, il présente les quatre « milieux » étudiés par Yi-Fu Tuan dans son livre Topophilia (la forêt tropicale, le bord de mer, les vallées et les îles), les dix connotations du paysage selon le géographe D. W. Meining (nature, habitat, objet façonné, système, problème, richesse, idéologie, histoire, lieu, esthétique) pour s’en séparer et considérer que « l’attachement aux paysages varie selon l’expérience et la prospective » (Passage du temps sur le paysage, p. 52). Il écrit : « Les paysages dont nous faisons l’expérience immédiate nous entourent, nous impliquent, et retiennent notre attention en détail ; les paysages éloignés dans l’espace et le temps sont perçus plus sélectivement, leur forme et leur contenu sont cohérents ; les paysages que nous n’avons jamais vus mêlent des impressions générales à des aspects mis en valeur. Mais l’expérience combine généralement toutes ces perspectives. Nous voyons les paysages familiers par la lunette de ceux que nous imaginons, tout comme ceux que nous n’avons jamais vus sont modelés par les lieux que nous connaissons. Des mondes connus par l’expérience des sens, par la mémoire ou par l’imagination nous attirent pour des raisons toutes différentes. » (Passage du temps sur le paysage, p. 58) Ainsi les paysages sont-ils conçus, perçus et vécus différemment par chacun et chacun voit son impression changer dans la durée avec l’entremêlement de ses souvenirs et les transformations qui affectent les paysages en question. Le temps qui passe modifie notre rapport aux paysages et plus généralement aux lieux. Notre propre vieillissement comme celui d’un lieu participent à une réécriture de l’histoire de notre relation. Le passé se brouille dans notre mémoire et l’histoire qu’on raconte sur un lieu se trouve régulièrement réécrite. Aussi notre appréciation d’un lieu évolue : « La mémoire ne fait pas que conserver le passé, explique David Lowenthal, elle ajuste les souvenirs aux besoins actuels. Au lieu de se souvenir exactement de ce qui fut, on rend le passé intelligible à la lumière des circonstances présentes » (Passage du temps sur le paysage, p. 178). Mais ce passé remémoré peut consister en un appauvrissement ou en une invention… Notre rapport aux paysages s’avère instable.

7Le patrimoine, comme le paysage qui en fait partie, est une construction culturelle, aussi sa définition comme son aura dépend largement des périodes historiques et des peuples concernés. Le tourisme fabrique un patrimoine à visiter, tout comme le partisan d’une « identité nationale » un patrimoine à honorer et à fêter. Dans son article, « La fabrication d’un héritage », texte de 2001, David Lowenthal précise sa pensée : « Le patrimoine utilise des fragments d’histoire et raconte des récits historiques. Mais ces récits et ces traces sont regroupés en fables étrangères à tout examen minutieux. L’héritage est à l’abri des critiques car ne n’est pas de l’érudition mais du catéchisme. L’héritage n’est ni vérifiable ni même une version plausible de notre passé ; c’est une déclaration de foi dans ce passé. […] Il est donc futile de dire que l’héritage est partial. L’orgueil du passé n’est pas un triste résultat de l’héritage mais son principal objectif. […] L’histoire est pour tous, l’héritage pour nous seulement. » (Passage du temps sur le paysage, p. 246-247) Le jeu entre le patrimoine et l’héritage paraît ininterrompu. Les historiens analysent le patrimoine à l’aune de l’histoire qu’ils construisent et reconstruisent et les « héritiers » apportent leur contribution qui vient changer la donne, ainsi le passé demeure une « force vivante » (Passage du temps sur le paysage, p. 261) qui équilibre mémoire et histoire, héritage et patrimoine.

8La vie réelle de chacun comporte sa part virtuelle, rêvée. Les lieux comme les gens sont faits de leurs entrelacements réciproques et actifs, à l’image du palimpseste, toute empreinte rayée reste présente, tout ajout repose sur une rature. Seul le buvard n’oublie pas.

Notes

  • [1]
    Cf. « Marsh George-Perkins », par Thierry Paquot, Dictionnaire de la pensée écologique, sous la direction de Dominique Bourg et Alain Papaux, Paris, Presses universitaires de France, 2015, p. 526-627. Il a été avocat, homme politique, diplomate en Turquie, Grèce, Italie, voyageur et herboriste, linguiste, etc.
  • [2]
    Cf. The Brown Decades. A Study of the Arts in America (1865-1895), par Lewis Mumford, New York, Harcourt, Brace and Company, 1931, traduction française par Azucena Cruz-Pierre et Martin Paquot, Les Brown decades, étude sur les arts aux États-Unis (1865-1995), postface de Thierry Paquot, Paris, Eterotopia, 2015.
  • [3]
    Cf. Man’s Role in Changing the Face of the Earth, vol. 1 et 2, sous la direction de William L. Thomas Jr, avec la collaboration de Carl O. Sauer, Marston Bates et Lewis Mumford, Chicago, The University of Chicago Press, 1956.
  • [4]
    Les commissaires de cette exposition sont Jordi Ballesta et Camille Fallet. Elle se tient du 8 février au 16 avril 2017 et montre également des photographies de Donald Appleyard, John Brinckerhoff Jackson, Chester Liebs, Richard Longsteth.

Principaux ouvrages de David Lowenthal

  • George Perkins Marsh, Versatile Vermonter, New York, Columbia University Press, 1958 ; nouvelle édition sous le titre George Perkins Marsh, Prophet of Conservation, Seattle, University of Washington Press, 2000.
  • West Indian Societies, Londres, Oxford University Press, 1972.
  • Geographies of the Mind. Essays in Historical Geography in Honnor of John Kirtland Wright, sous la direction et avec Martyn J. Bowden, New York, Oxford University Press, 1975.
  • Our Past before Us : Why Do We Save It ?, sous la direction de et avec Marcus Binney, Michigan, Michigan University Press, 1981.
  • The Past is a Foreign Country, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
  • Landscape Meanings and Values, sous la direction de, avec Edmund-Charles Penning-Rowsell, Londres, Harper Collins Publishers, 1986.
  • The Politics of the Past, avec P. Gathercole, Londres, Routledge, 1989.
  • The Heritage Crusade and the Spoils of History, New York, The Free Press, 1996.
  • No Liberty for License : The Forgotten Logic of the First Amendment, Londres, Spence Pub., 1997.
  • Shakespeare and the Good Life. Ethics and Politics in Dramatic Form, Lanham, Rowman & Littlefield, 1997.
  • The Nature and Cultural Heritage and the Culture of Natural Heritage, avec Kenneth Olwig, Londres, Routledge, 2005.
  • Passage du temps sur le paysage, choix de textes par Gilles Barbey, traduits de l’anglais par Marianne Enckell, avant-propos de Kenneth Olwig, préface de David Lowenthal, Gollion, Infolio, 2008.
  • To Pass on a Good Earth, Charlottesville, University of Virginia Press, 2014.
  • The Past is a Foreign Country. Revisited, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
Thierry Paquot
Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, auteur de nombreux ouvrages sur l’urbanisation planétaire, les utopies et l’écologie, dont La Ville au cinéma (sous la direction de Thierry Jousse et Thierry Paquot, Les Cahiers du Cinéma, 2005), Un Philosophe en ville (Infolio, 2011 et 2016), et Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains (CNRS éditions, 2017).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0277
Pour citer cet article
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