1« Moi je ne reviendrai pas, toi tu es jeune, peut-être tu reviendras. » Salomon Rozenberg avait vu juste, sa fille Marceline Rozenberg, plus tard Loridan-Ivens, alors âgée de seize ans, est bien revenue des camps de la mort (Auschwitz-Birkenau, Bergen-Belsen, Ragun, Theresienstadt) ; tout comme Simone Veil (Auschwitz-Birkenau, Bobrek et Bergen-Belsen) rencontrée à Birkenau, devenue son amie, à laquelle elle restera très liée malgré des chemins de vie et des positions politiques différents. Le temps d’un autre temps, si loin et pourtant si proche, le temps qui, comme l’écrit Jankelevitch, « émousse toutes les choses, le temps, qui travaille à l’usure du chagrin comme il travaille à l’érosion des montagnes, le temps qui favorise le pardon et l’oubli, le temps qui console, le temps liquidateur et cicatrisateur n’atténue en rien la colossale hécatombe : au contraire il ne cesse d’en aviver l’horreur [2]. »
L’adolescence fauchée
2« Rouquine, juive, gauchère, étrangère » comme elle aimait à se définir, Marceline Rozenberg est née de parents juifs polonais immigrés en France. Son père, à qui elle voue un profond et tendre amour filial, devient un petit industriel fabricant de textile jacquard ; sa mère, commerçante, vend des vêtements. Troisième enfant d’une fratrie de cinq, elle est la première à avoir vu le jour en France. Lorsque la guerre éclate, la famille habite à Épinal. L’exode que l’adolescente vit un peu comme une aventure mène les Rozenberg jusqu’à Bollène dans le Vaucluse. Rebelle, Marceline fait plusieurs établissements scolaires ; en 1942, elle est cachée, puis revient chez elle. Son frère et sa sœur aînés s’engagent dans la résistance. Le 28 février 1943, elle est arrêtée avec son père sur dénonciation par la Gestapo et la milice française. Après un séjour à la prison des grandes Baumettes à Marseille, elle se retrouve à Drancy qui, avec le recul, lui paraîtra être un paradis en comparaison de tout ce qu’elle subira par la suite. Puis c’est le silence des gens, qu’elle n’oubliera jamais, montant dans les camions en route pour la gare de Bobigny, via le voyage à Pitchipoï [3].
La petite prairie aux bouleaux [4]
3À son arrivée à Auschwitz-Birkenau, elle échappe à la première sélection. Elle ment sur son âge, ce qui la sauve une deuxième fois. Matricule 78 750… Dans le bloc 9 du Lager A, elle fait la connaissance de Simone Veil, qui occupe avec sa mère et sa sœur la koya en face de la sienne. Leur amitié survivra aux camps. Marceline Loridan retrouvera par hasard sa « jumelle contradictoire [5] » dans les rues de Paris après la guerre.
4Marceline est jeune, mais elle a du culot et elle essaie de comprendre l’organisation et le fonctionnement du camp. Les violences, le travail, l’appel debout, le froid, la faim, les odeurs et la hantise constante des sélections [6] n’ont pas raison d’elle : « Ce qui me guidait le plus c’était de tenir cinq minutes de plus que les autres [7]. » Elle exécute toutes sortes de travaux : charrier des pierres, porter des rails, trier des vêtements, creuser des galeries et des fosses. Sa « mémoire empêchée [8] » oubliera longtemps que ces fosses de l’été 1944, à côté des chambres à gaz, servaient à brûler les cadavres des Hongrois pour pallier l’insuffisance des crématoires devant le flot incessant des arrivées. Non croyante, elle jeûne à Kippour pour l’honneur. Au bout de six mois, elle rencontre son père, se serre contre lui et s’évanouit sous les coups donnés par un Allemand. Lorsqu’elle revient à elle, son père lui a laissé une tomate et un oignon [9]. Plus tard, elle recevra un billet de lui dont elle oubliera à jamais le texte. Elle ne le reverra plus.
5« À Birkenau je voyais les bouleaux, mais décharnés. Il n’y avait pas de feuilles. Il n’y avait pas d’oiseaux, ils s’étaient tous enfuis. Parfois quelques corbeaux. Mais ils ne croassaient pas […] Il n’y avait pas d’herbe non plus, que de la boue. Tout était piétiné. Ces arbres décharnés nous ressemblaient [10]. » Elle goûte la solidarité et entre les multiples souffrances, de courts intervalles de sensations de bonheur. « Nous venons d’ailleurs, d’un autre monde [11] », dit-elle en évoquant ses camarades déportées. « Moi j’ai toujours un camp dans la tête [12]. »
Le silence
6Le retour fut périlleux : délivrée par les Russes, ayant rejoint les Américains, elle revient à Paris comme elle en était partie, dans un wagon à bestiaux. La mort de son père crée un chaos dans sa famille. Son oncle résistant lui conseille dès son arrivée de ne rien dire et confier de l’enfer qu’elle vient de vivre : « Ne raconte rien, ils ne comprennent rien [13]. »
7Elle se taira donc, comme elle gardera secrètes ses phobies venues des camps dont une vie entière n’aura pas raison : « J’étais prisonnière de moi-même. J’étais dans l’impossibilité de communiquer avec les autres. Prisonnière de ma propre tête. » À plusieurs occasions, elle rappelle le silence, pour elle douloureux, qui, à l’issue du conflit mondial, a recouvert le génocide juif comme une chape de plomb, rejoignant en cela les constats de Pierre Daix [14], d’Adolphe Steg [15], de Simone Veil, ce refoulement généralisé sur la Shoah dont parle Bettelheim, soutenu par les travaux d’Annette Wievorka et Serge Klarsfeld [16].
8Ce n’est qu’en 2012 que l’ouvrage de François Azouvi contredit la thèse traditionnelle du traumatisme suivi du refoulement et du retour ultérieur du refoulé, pour proposer au contraire l’existence, dès l’après-guerre, d’une mémoire du génocide toujours et graduellement entretenue « par une imprégnation progressive de l’opinion, puis de l’espace public, enfin de l’action publique [17] ». « Le vrai déporté, c’était le résistant. Le juif était une victime civile, rien du tout [18]. » Cette « lecture politique [19] » que les responsables institutionnels et gouvernementaux incitent à faire révolte Marceline.
9Alors commence pour la rescapée de Birkenau « Ma vie balagan [20] », titre qu’elle donnera plus tard à un de ses ouvrages autobiographiques : « Je vivais dans le désordre. Non seulement dans le désordre du monde, mais aussi dans le désordre de moi-même. Une forme de découverte empirique, une spontanéité tous azimuts, non contrôlée. L’affect dominait tout. Il a fallu beaucoup de temps pour que je me trouve [21]. »
10Renonçant à l’école et à l’université, elle apprend la stéréotypie et la dactylographie. Après un bref premier mariage, elle fréquente et habite le quartier Saint-Germain. Passionnée de lecture et de cinéma, elle essaie de rattraper ses retards dans le domaine culturel. Elle fréquente une faune de jeunes, intellectuels, artistes, vit une existence de bistrots et se plonge dans l’effervescence intellectuelle et sociale des années 1950 au cœur de Paris. Elle travaille comme ronéotypeuse, tape des manuscrits pour Roland Barthes et Jean Wiener. Elle entre au PC et en ressort six mois après. Porteuse de valises, elle s’engage pour la cause algérienne. Interrogée huit heures durant rue des Saussaies, elle se retire de son réseau. Elle travaille en free-lance pour des enquêtes et pour l’émission de télévision « Nous les jeunes ».
11En retrouvant sa correspondance de cette époque, elle constate qu’il n’y est jamais question de sa déportation. Dans des papiers personnels, elle avait écrit : « À quoi bon en rendre compte ! Non décidément je n’écrirai pas… Il ne faut pas, il faut continuer [22]. » Elle prolonge son silence.
Le cinéma
12Ce n’est pas par l’écriture, ou la parole publique, que Marceline Loridan va rompre son silence sur sa déportation. C’est par le cinéma, et plus spécialement dans un documentaire de cinéma-vérité.
13Avec l’évolution du matériel technique plus léger et la prise de son synchro, le besoin de transformer les rigidités du documentaire classique, le cinéma-vérité, plus tard appelé cinéma du réel, pénètre en France après les États-Unis et le Canada. « Le cinéma ne peut-il pas être un des moyens de briser cette membrane qui nous isole les uns des autres, dans le métro ou dans la rue, dans l’escalier de l’immeuble ? La recherche du nouveau cinéma-vérité est du même coup celle d’un cinéma de la fraternité [23] », interroge Edgar Morin à la veille du tournage de Chroniques d’un été [24], qui reçoit le prix de la critique internationale au Festival de Cannes (1961). Jean Rouch, ingénieur des Ponts et chaussées reconverti dans le film ethnographique, et le sociologue du cinéma choisissent d’interroger différentes catégories de Français, plutôt jeunes, sur leur perception et leur jugement sur leur propre vie. Pas de scénario, beaucoup d’improvisations. Des questions comme « Êtes-vous heureux ? », « Comment vis-tu ? », « Comment te débrouilles-tu avec la vie ? » sont les conducteurs de ce documentaire d’un nouveau genre. À l’heure de la décolonisation, un étudiant noir, questionné par Edgar Morin, apprend la signification du matricule visible à l’écran sur l’avant-bras de Marceline dont c’est le premier témoignage, en public, sur sa déportation. Deux plans d’ensemble désormais célèbres montrent sa silhouette déambuler sur la place de la Concorde, puis entrer dans les anciennes halles de Paris en évoquant son père, leur déportation et le vide irremplaçable qu’il a laissé.
14En 1962, Marceline part en Algérie avec Jean-Pierre Sergent [25] filmer l’indépendance : « L’idée […] était de montrer dans les premiers jours un pays qui se reconstruit, qui cherche ses voies [26]. » Elle avouera plus tard, en le regrettant, n’avoir pas monté dans ce documentaire les scènes de lynchage et de luttes de pouvoir par excès d’anticolonialisme ! Algérie année zéro, bien qu’interdit en France pendant sept ans ainsi qu’en Algérie, remporte le grand prix du Festival international de Leipzig en 1965.
Aux côtés du Hollandais volant [27]
15Marceline Loridan rencontre Joris Ivens, de trente ans son aîné, à l’avant-première d’un documentaire réalisé par celui-ci, À Valparaiso, en 1963.
16Admirateur de Dziga Vertov, de Flaherty et d’Eisenstein, fidèle aux principes d’un renouvellement esthétique et créatif du cinéma développé dans le manifeste de la Filmliga d’Amsterdam, Joris Ivens est aussi un réalisateur voyageur et engagé ; il parcourt le monde pour filmer les luttes sociales et politiques et les espoirs des peuples engagés dans des processus révolutionnaires. Dans ses images aux cadres très aériens et aux plans inventifs, onirisme et réalisme se mélangent. Terre d’Espagne, filmé au début de la guerre d’Espagne, sort en 1937 avec un commentaire écrit et dit par Hemingway. En 1938, il tourne en Russie Le Chant des héros à la gloire des ouvriers des Hauts Fourneaux de Magnitogorsk. Mais Ivens filme aussi les villes et les éléments. Il s’est fait remarquer en 1929 en consacrant un film à la pluie, La Pluie, tourné à Amsterdam. Pour le Mistral, court métrage de 1965, est récompensé au Festival de Venise. La Seine a rencontré Paris, inspiré par un poème de Prévert, obtient la palme d’or du court-métrage au Festival de Cannes en 1968.
17À Valparaiso marque une nouvelle étape dans la vie de Marceline. Non seulement elle rencontre le compagnon de sa vie en la personne de Joris Ivens : « Ce n’étaient pas le nombre de ses années qui me rassuraient mais ce qu’il en avait fait, un long chemin, une tranchée de promeneur sensible qui a pu s’égarer, se tromper, mais qui savait ce qu’il cherchait. J’étais une fille perdue, Joris m’a donné des axes [28]. » Mais elle va se consacrer au cinéma pour de très nombreuses années. Elle fait couple et fait œuvre. La production originale du tandem Loridan-Ivens marque une étape dans l’histoire du cinéma. Celle qui dit s’être fait sa culture cinématographique à la cinémathèque devient une grande documentariste.
18En 1967 sort Loin du Vietnam [29], la réponse de certains réalisateurs connus [30] s’interrogeant sur la façon dont à l’époque on peut filmer le Vietnam : « Loin du Vietnam échappe à tout manichéisme et rend compte de la complexité de la situation en nous laissant une marge d’interprétation [31]. » Chris Marker assure le montage des sketches très divers de ce collectif qui traduisent la gamme large de « la capacité du cinéma à embaumer le réel [32]. » Si les images de Joris Ivens sont très remarquées, c’est qu’elles ont été tournées dans un petit village du Vietnam du Nord réuni lors de la représentation théâtrale d’une petite saynète intitulée Monsieur Johnson pleure !
1917e parallèle sort en 1968. Le couple Ivens s’est installé pendant deux mois, avec le feu vert d’Hô Chi Minh, dans le district de Vinh-Linh sur le 17e parallèle qui marque la ligne de démarcation entre le Vietnam du Nord et celui du Sud. Le tournage est rude : ils se terrent et vivent dans les boyaux et les galeries creusés par la population pour se préserver des bombardements. Marceline a convaincu Joris, souvent méfiant sur les avancées de la technique, de filmer en 16 mm et en son synchrone ; elle travaille particulièrement le son, voulant « restituer tout le nuancier des bruits de la guerre, c’est au son que la population estimait la puissance des bombes et où elles allaient tomber [33] ». Jean-Louis Bory [34] ne s’y trompe pas : « Monstrueux ou admirable ? On ne sait plus. Le 17e parallèle n’est pas un film de guerre, c’est un film sur des paysans obligés à la guerre. Document d’une extrême importance, le film trace le portrait de la guerre moderne : celle, déconcertante, qui permet à un petit pays de résister à l’extraordinaire effort militaire du plus puissant pays du monde, parce que c’est le peuple qui s’y bat pour sa vie et sa liberté. »
20Comment Yukong déplaça les montagnes [35], la série de douze films qu’Ivens et Loridan tournent en Chine pendant dix ans, sort en 1976 et reste à l’affiche pendant six mois en faisant 300 000 entrées. Chou En-lai leur accorde un laissez-passer qui leur permet de circuler dans le pays. Partis des questions que les Français de l’époque se posent sur la Chine, ils interrogent ses habitants issus de régions diverses et de contextes sociaux variés : ouvriers, paysans, jeunes, intellectuels, citadins, artistes sont ainsi filmés. « Si les deux cinéastes regardent la Chine révolutionnaire avec les yeux de Rodrigue pour Chimène », l’ensemble reste culturellement intéressant à deux niveaux : un témoignage de la population chinoise dont on ne peut mesurer, hélas, le degré de liberté d’expression, et l’angle de vision de deux documentaristes encore habités par le mythe de la révolution. Antonioni tourne en 1972, durant huit semaines, un documentaire, La Chine, Chung Kuo, dans plusieurs villes chinoises, dont Pékin. Ce documentaire sera qualifié dans le Quotidien du peuple de « ver au service des socio-impérialistes soviétiques [36] ». La bande des quatre fait demander soixante modifications à Joris Ivens et Marceline Loridan, qui les refusent et rentrent à Paris, retour facilité par Chou En-lai. Lorsque Marceline Loridan revoit dix ans après à la cinémathèque leur film, elle a un regard neuf. Elle dénonce leur démarche d’Occidentaux partis filmer un rêve, une utopie. Elle prend conscience de la langue de bois des Chinois et s’interroge sur la part d’embrigadement et de sincérité dans leurs propos [37].
21Comment Yukong déplaça les montagnes clôt chez Marceline la période politique, cette obsession « de participer à une aventure qui changerait le monde ; d’aider les plus misérables, les plus pauvres ». Elle se rend compte que, d’une certaine manière, elle s’est fuie et s’est projetée sur des leurres : « En fait, c’était une illusion. Les gens se libèrent eux-mêmes ou pas du tout. »
22Une histoire de vent [38], sorti en 1989, est selon Marceline le fruit de dix ans de crise durant laquelle les réalisateurs, débarrassés des croyances politiques qui les animaient jusqu’alors, essaient « de dire autre chose [39] ». Durant cette période, ils rencontrent beaucoup de scientifiques, dont Hubert Reeves qui les initie à l’astronomie. Joris Ivens a toujours filmé, en alternance avec la guerre et les peuples, les éléments de la nature comme dans le Mistral, où ses images d’une étrange beauté se rapprochent du texte poétique ou de la peinture. Une histoire du vent exprime le bout du chemin. Joris Ivens revient au vent et à l’enfance. Ce sera l’histoire d’un vieil homme qui part en Chine pour capturer l’image invisible du vent et trouver l’harmonie entre Lumière et Méliès, entre microcosme et macrocosme [40].
23Pour Marceline une autre métamorphose est amorcée. Au silence du retour des camps à moitié rompu, s’était superposée l’excitation des combats contre l’injustice au nom de la révolution. Sa renaissance intellectuelle passe désormais par une réflexion sur elle-même et un changement de médiation.
Le témoignage et l’écriture
24Avant de disparaître en 1989, Joris Ivens avait dit à Marceline : « Nous avons filmé le vent ensemble, tu filmeras le feu sans moi ». Elle ajoute : « Le feu des fours crématoires. Il avait pensé pouvoir m’aider, m’accompagner vers ce film-là [41]. »
25En 1991, Marceline revient à Auschwitz ; elle y retourne en 1996 avec Elisabeth D. Prasetyo, coscénariste du film sur sa déportation, La Petite Prairie aux bouleaux, dont le tournage va commencer.
26C’est la diffusion de la série américaine Holocauste en 1979, réalisée par Marvin Chonsky, qui très tardivement fait surgir publiquement au sein de la société française la problématique de la médiatisation de la Shoah et de son enseignement.
27Déjà la littérature avait ouvert un champ de débats sur sa mise en récit. Le Dernier des Justes [42] en 1959, puis le Choix de Sophie [43] en 1979 utilisaient le roman pour illustrer avec des personnages et un récit fictionnels des expériences imaginées relevant du génocide juif. Pour George Steiner, c’est le silence qui doit prévaloir : l’holocauste ne peut être pollué par un sacrilège d’écriture. « Le mieux serait de se taire. Pendant cinquante ans, pendant un siècle ou un millénaire. Amende infligée au poète, au romancier, au dramaturge qui utilise le nom d’Auschwitz [44]. » Ricœur [45] prend le contre-pied ; il invoque le récit des victimes comme essentiel à une historiographie de la Shoah : les victimes acquièrent ainsi la nécessaire réflexivité à une maîtrise de leur expérience et procèdent à la préservation de la mémoire.
28La série télévisée Holocauste soulève approbation et indignation. Les raisons restent les mêmes : mieux vaut évoquer le génocide dans la fiction que pas du tout ; ou au contraire la fiction donne des représentations faussées de l’innommable [46]. Claude Lanzmann, dans son film Shoah, fait le choix original et radical d’une « fiction du réel [47] » : au lieu de chercher à expliquer une fois encore les raisons du génocide juif, il choisit de montrer à l’appui de témoignages les infrastructures, les dispositifs et les procédures de l’organisation de la mort industrielle. Il nous fait passer ainsi de représentations souvent abstraites et stéréotypées à des découvertes et des connaissances concrètes. Le réalisateur repousse et ignore les archives, mais il filme des témoins-acteurs qui, en se racontant, revivent douloureusement leurs expériences. « C’est le prix », répète Lanzmann [48]. Et lorsqu’en 1994, Spielberg sort La Liste de Schindler, celui-ci repart en campagne : « En voyant La Liste de Schindler, j’ai retrouvé ce que j’avais éprouvé en voyant le feuilleton “Holocauste”. Transgresser ou trivialiser, ici, c’est pareil : le feuilleton ou le film hollywoodien transgressent parce qu’ils “trivialisent”, abolissant ainsi le caractère unique de l’Holocauste [49]. »
29La Petite Prairie aux bouleaux, sorti en 2003 [50], n’a suscité aucune polémique. Les débats autour de la transmissibilité de la Shoah se sont apaisés [51] ; le thème de la Shoah s’est développé dans de nombreux genres, témoignages, autobiographies, romans, films, mais aussi bande dessinée. Tourné à Cracovie, et surtout à Auschwitz, le film contient des éléments de fiction, notamment le personnage du petit-fils d’un ancien SS. Le cinéma pour elle, plus que tout autre langage, permet une articulation entre la fiction et le témoignage ; elle est persuadée que la fiction permet de saisir la quintessence du réel par rapport au témoignage, qui ne provoque que de l’émotion éphémère. Et de citer le long travelling expressif de quatre minutes dans le camp. Comme dans Une Histoire du vent, elle défend un cinéma entre la fiction et le réel. L’accueil de la presse est respectueux et en empathie. Même si certains signalent qu’elle est allée un peu trop loin dans la fiction, ce film est salué à la fois pour sa pudeur et l’émotion produite.
30Viennent alors les années de la parole publique et testimoniale.
31Marceline écrit trois autobiographies – Ma vie balagan, Et tu n’es pas revenu, L’Amour après – qui se complètent car, dans chacun des volumes, elle revient sur certains événements et expériences de sa vie, les précisant ou les éclairant autrement. L’amour de son père, les camps, la mort de son père, le retour glaçant de l’après-guerre, l’empreinte indélébile des camps sur son corps et sa psyché, sa vie balagan, son chemin avec Joris Ivens, son travail, ses fourvoiements, ses bonheurs, ses colères nous sont confiés avec une vivacité à fleur de peau et une gaieté encore espiègle. Son dernier ouvrage, L’Amour après, sans doute le plus intime, est l’aveu infiniment douloureux des cicatrices morales indélébiles laissées par les camps sur le corps d’une adolescente de quinze ans, les incidences sur sa sexualité et sa vie amoureuse, et la lente convalescence qui s’ensuit.
32Ces dernières années Marceline Loridan-Ivens est devenue une familière des médias. Son œuvre cinématographique, la fondation Joris Ivens et la publication de ses trois derniers ouvrages n’en sont pas la seule raison. Elle devient un des derniers témoins et elle est invitée à prendre la parole [52] pour rappeler l’histoire en cette période de remontée de l’antisémitisme [53], des préjugés racistes et des populismes. La perte de sa vue à Jérusalem ne l’aigrit pas, mais la fuite de ses illusions « sur ce monde où l’obscurantisme gagne et l’antisémitisme renaît [54] » la taraude bien plus.
33Juive mais athée, satisfaite de savoir qu’Israël existe comme un recours, sa dernière peur sera, comme celle de tant d’autres « stuck [55] », la victoire de l’oubli par l’absence de transmission. Quand les derniers témoins auront disparu, resteront encore pour une génération les témoins des témoins. Mais après ?
34Delphine Horvilleur considère que Simone Veil est un « mensch [56] ». Marceline Loridan-Ivens l’est également d’une autre manière, avec ses révoltes, ses peurs de communiquer, ses recherches créatives et ses erreurs.
35« Simone, nous en sommes sorties vivantes et nous n’avions plus peur de rien. Nous savions toi et moi que le reste de notre vie n’était que du rab’. Qu’il fallait en faire quelque chose, quelque chose de grandiose. Tu l’as fait… », a-t-elle dit devant la tombe de Simone Veil.
36Marceline Loridan-Ivens, « sa jumelle contradictoire », a su, elle aussi, faire quelque chose de ce rab de vie, une autre forme de grandiose…
Notes
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[1]
« Je suis une juive de Birkenau et vous ne m’aurez pas » (L’Amour après, Paris, Grasset, 2018). À plusieurs reprises dans des entretiens ou des émissions de radio ou de télévision, Loridan-Ivens se présente en tant que « fille de Birkenau ».
-
[2]
Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible, Pardonner ? Dans l’honneur et dans la dignité, Paris, Seuil, 1981.
-
[3]
Néologisme créé par les Juifs français pour désigner la destination inconnue vers laquelle les conduisaient les convois de déportés.
-
[4]
Brezinka en polonais, germanisé en Birkenau, signifie « la petite prairie aux bouleaux », termes que Marceline Loridan-Ivens reprendra pour le titre de son film tourné en 2003 en partie à Auschwitz-Birkenau.
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[5]
Marianne, « Déportée avec Simone Veil à Auschwitz, Marceline Loridan raconte sa “sœur” » (entretien avec Guy Konopnicki), 30 juin 2017.
-
[6]
En novembre 1944, les Allemands ont arrêté les gaz car les aviations anglaise et américaine avaient bombardé une usine d’armements à Auschwitz, qui avait été repérée à cause des fumées des crématoires.
-
[7]
On retrouve dans beaucoup d’entretiens cette phrase de Marceline Loridan-Ivens.
-
[8]
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
-
[9]
Avec Judith Pérignon, Et tu n’es pas revenu, Paris, Grasset, 2016.
-
[10]
Ma Vie balagan, Paris, Robert Laffont, 2008.
-
[11]
CNews, #Lamatinaleinfo, 4 juil. 2018. Marceline Loridan-Ivens est interrogée par J.P Elkabach.
-
[12]
Marceline Loridan, Forum des images, entretien avec Yves Jeuland, 30 oct. 2014. Diffusion Arte, 16 janv. 2019.
-
[13]
Ma vie balagan, op. cit.
-
[14]
Bréviaire pour Mauthausen, Paris, Gallimard, 2005.
-
[15]
« Et je leur donnerai un nom impérissable », Les Nouveaux Cahiers, n° 81, été 1985, p. 10-11.
-
[16]
Cf. François Azouvi, Le Mythe du grand silence, Paris, Fayard, 2012.
-
[17]
Henry Rousso, « Les dilemmes d’une mémoire européenne », in Christian Delacroix, François Dosse et Patrick Garcia (dir.), Historicités, Paris, La Découverte, 2009.
-
[18]
Ma Vie balagan, op. cit.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
« Balagan, une sorte de désordre, de désorganisation. L’ordre de l’un est balagan pour l’autre. »
-
[21]
Ma vie balagan, op. cit.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Edgar Morin, « Pour un nouveau cinéma vérité », France observateur, n° 506, 14 janv. 1960.
-
[24]
Il faut lire à propos de Chroniques d’un été le passionnant livre de Frédéric Berthet, La voix manquante, Paris, POL, 2018.
-
[25]
Coréalisateur.
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[26]
Ma Vie balagan, op. cit.
-
[27]
C’est Georges Sadoul qui surnommera Joris Ivens Le Hollandais volant. Après la sortie du film Indonesia Calling en 1946, Joris Ivens, pour avoir pris le parti des colonisés, perd sa nationalité néerlandaise, qui ne lui sera rendue qu’en 1986 !
-
[28]
L’Amour après, op. cit.
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[29]
Fruit de la collaboration entre des réalisateurs, des photographes, des écrivains et des musiciens, des journalistes et même le chorégraphe Maurice Béjart.
-
[30]
Notamment Marker, Resnais, Lelouch, Klein, Godard et, bien sûr, Joris Ivens.
-
[31]
Laurent Veray, cité in François Ekchajzer, « Loin du Vietnam enfin proche », Télerama.fr (publié le 15/02/2015, mis à jour le 01/02/2018).
-
[32]
Antoine de Baecque, Histoire et cinéma, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 2007.
-
[33]
L’amour après, op. cit.
-
[34]
Le Nouvel Observateur, 13 mars 1968.
-
[35]
Mao Tse Toung, Œuvres choisies, Tome III.
-
[36]
Jacques Mandelbaum, « L’insaisissable mystère de “La Chine” d’Antonioni, à mi-chemin du documentaire et de la contemplation », Le Monde, 7 avr. 2009.
-
[37]
« Une histoire de vent », entretien de Serge Daney avec Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens dans l’émission Microfilms, France Culture, 30 avr. 1989.
-
[38]
Rose-Marie Godier, « La machine et le dragon dans Une Histoire de vent de Joris Ivens et Marceline Loridan », Entrelacs Cinéma et audiovisuel, n° 5, 2005, p. 78-85.
-
[39]
« Une histoire de vent », op. cit.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
L’Amour après, op. cit.
-
[42]
André Schwartz-Bart, Le Dernier des Justes, Paris, Seuil, 1959.
-
[43]
William Styron, Le Choix de Sophie, Paris, Gallimard, coll. « Du Monde entier », 1981.
-
[44]
G. Steiner, Langage et silence, Paris, Seuil, 1969.
-
[45]
P. Ricœur, Temps et récit III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.
-
[46]
« Comment nommer l’innommable ? », a souvent dit Claude Lanzmann à propos du choix du titre de son film Shoah.
-
[47]
Expression utilisée par Claude Lanzmann à plusieurs reprises.
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[48]
En particulier : Antoine Perraud, « L’œil de Claude Lanzmann était dans la tombe et regardait le vingtième siècle », Médiapart, 11 juil. 2018.
-
[49]
Samuel Blumenfeld, « Rétrocontreverse : 1994, peut-on représenter la Shoah à l’écran ? », Le Monde, 8 août 2007.
-
[50]
Anouk Aimée, qui joue le rôle de Marceline, obtient l’Ours d’or à Berlin en 2003.
-
[51]
La controverse reprendra à la sortie du roman Les Bienveillantes de Jonathan Littell chez Gallimard en 2006 (Prix Goncourt et Prix de l’Académie française, 2006). Lanzmann, reconnaissant le talent de l’écrivain, l’accuse d’être fasciné par l’horreur. Des historiens, comme Peter Schöttler, Florent Brayard en particulier, portent de lourdes charges sur l’ouvrage. Il faut lire à ce sujet, entre autres, Jean Solchany, « Les Bienveillantes ou l’histoire à l’épreuve de la fiction », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 54, n° 3, 2007, p. 159-178.
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[52]
« Ma Vie balagan », Forum des images, 30 août 2014 ; « Marceline une femme du siècle » de Cordelia Dvorak, « La vie Balagan de Marceline Loridan-Ivens » d’Yves Jeuland, Fondation de la mémoire de la Shoah, À voix nue, France Culture 2012, La Grande librairie en 2016 et 2018
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[53]
En 2018, année de la disparition de Marceline Loridan, nous assistons à une augmentation de 74 % d’actes antisémites, chiffres semblables en Angleterre et en Allemagne.
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[54]
France Inter, à Patrick Cohen (Le 7/9 de France Inter, 27 janv. 2014).
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Le mot signifie morceau, pièce, et désignait les prisonniers.
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Une personne bien, sur laquelle on peut compter, inspirante.