Marc VERNET, Ainsi naquit Hollywood. Avant l’âge d’or, les ambitions de la Triangle et des premiers studios, Paris, Armand Colin, 2018, 272 p.
1Prenant place entre le cinéma des premiers temps (1895-1907) et la période classique qui débute dans les années 1920, l’histoire de la Triangle et des premières implantations de studios sur la côte ouest des États-Unis se situe à une période charnière et peu étudiée de l’histoire du cinéma. Une période mouvementée et méconnue, ponctuée de nombreuses alliances, créations et fusions de sociétés, durant laquelle les principaux acteurs se livrent une concurrence acharnée pour s’imposer sur le marché national et international. C’est à une plongée dans cette terra incognita, cet « Atlantide du cinéma américain » pour reprendre ses propres termes, que nous convie Marc Vernet dans cet ouvrage. Comme l’indique le titre, son ambition n’est pas simplement d’établir une monographie de la Triangle, société phare de la période, mais bien d’ouvrir une réflexion plus large, de proposer une histoire globale de l’industrie cinématographique américaine et des prémices d’Hollywood au prisme de l’histoire complexe et tourmentée de cette société. Si une telle ambition peut sembler démesurée dans un ouvrage de moins de 300 pages, il faut préciser que l’auteur s’appuie sur le travail réalisé par une équipe de chercheurs et d’archivistes dans le cadre d’un programme de recherche sur la société Triangle, soutenu par l’agence nationale de la recherche. Associant quatre universités (Paris 1, Paris 3, Paris 7, Montpellier 3), une équipe du CNRS (Arias) et deux cinémathèques (la Cinémathèque française et l’Institut Jean Vigo), ce programme de recherche de trois ans a permis un travail en profondeur sur les très riches fonds d’archives de la Triangle des deux côtés de l’Atlantique. Ce travail d’équipe sur des fonds variés, et pour certains inédits, a permis de mettre en évidence le rôle central de la Triangle dans les grandes manœuvres qui se jouent dans le cinéma américain durant cette période charnière, aussi bien dans le domaine de la production que de la distribution ou de l’exploitation. Grâce à un examen critique approfondi de la documentation exhumée dans le cadre de ce programme de recherche, Marc Vernet offre au lecteur une brillante synthèse de l’histoire de la Triangle et au-delà, une passionnante immersion dans l’industrie cinématographique américaine de la fin des années 1910.
2L’ouvrage se structure en quatre chapitres chronologiques qui abordent différentes thématiques et retracent de façon claire et didactique les grandes étapes de l’histoire de la Triangle.
3Faisant le point sur l’état de l’historiographie et détaillant la démarche scientifique adoptée (objectifs, sources, méthode), l’introduction illustre cette capacité de l’auteur à embrasser dans un même mouvement l’histoire générale du cinéma américain et l’histoire singulière de la Triangle ; à concilier le souci du détail avec une réflexion ample, une mise en perspective large de son sujet qui fait toute la singularité et la richesse de ce livre. La présentation détaillée des documents d’archive jusque dans leur matérialité (couleur ou format du papier, traces de notes manuscrites gommées, traces de feu ou d’eau, etc.) traduit certes l’œil expert d’un chercheur qui fut pendant près de quinze ans directeur de la Bibliothèque du film, mais elle est avant tout révélatrice d’une démarche scientifique qui considère chaque source, chaque document d’archive comme une porte d’entrée singulière et digne d’intérêt sur une réalité complexe. En évoquant les archives manquantes (contrats d’acteurs, versions intermédiaires des continuity script, etc.), en retraçant le cheminement matériel des archives depuis leur production jusqu’à leur mise à disposition par la Cinémathèque française ou en questionnant sa propre démarche scientifique, Marc Vernet nous invite, au-delà d’Hollywood et de la Triangle, à une passionnante réflexion sur le métier d’historien.
4Le premier chapitre, consacré à « La formation des firmes », se présente comme une sorte de prologue, une réflexion liminaire à l’histoire de la Triangle. Sans apporter d’éléments informatifs réellement nouveaux, il propose néanmoins une synthèse claire et précise du fonctionnement de l’industrie cinématographique américaine du début des années 1910 et permet de replacer la naissance de la Triangle dans un contexte plus large. L’intérêt principal de cette synthèse est d’articuler l’histoire de la production avec une analyse du système de distribution et d’exploitation propre au territoire américain. Ce tableau général permet également à l’auteur de proposer une réflexion sémantique sur le terme même de studio. Qu’entend-on en 1910 par studio ? Quelle réalité se cache derrière ce vocable en matière d’infrastructures techniques, de personnels, de pratiques de tournages ? Mais l’aspect le plus intéressant de ce premier chapitre est sans conteste la dimension géographique donnée à l’analyse de l’industrie cinématographique américaine de la période. Revenant en détail sur l’ancrage territorial des premiers studios implantés dans un triangle Boston-Chicago-Philadelphie, Marc Vernet analyse les avantages et les inconvénients de ces localisations et propose une véritable géohistoire des premières implantations de la côte ouest. En étudiant les liens entretenus par les sociétés de production avec leur environnement économique, culturel, paysager et climatique, il offre une vision fine et nuancée des dynamiques spatiales à l’œuvre dans l’industrie cinématographique américaine des années 1910 et du rôle réel des infrastructures de la côte ouest dans l’organisation globale de la production. Il revient ainsi sur l’idée reçue selon laquelle le développement d’Hollywood serait postérieur à celui des studios de la côte est. En effet, l’image d’Épinal d’une grande transhumance des forces vives du cinéma américain d’est en ouest, abandonnant subitement la grisaille du New Jersey pour le soleil de la Californie, ne résiste pas à l’analyse détaillée de l’histoire des différents studios. Marc Vernet démontre bien que les infrastructures continuent de se développer sur la côte est simultanément aux premières implantations californiennes, ces dernières n’étant considérées dans un premier temps que comme des structures d’appoint pour des tournages en extérieur de quelques semaines, le cœur de l’industrie cinématographique américaine restant sur la côte est.
5Avec le deuxième chapitre (le plus long et le plus riche des quatre que compte l’ouvrage), un nouvel acteur entre en jeu : la Triangle. L’auteur retrace de manière détaillée les conditions de la naissance de ce qui n’est au départ qu’une société de distribution ayant un contrat d’exclusivité avec deux maisons de production dont dépendent trois prestigieux labels dirigés par David W. Griffith (Fine Arts), Thomas Ince (Kay Bee) et Mack Sennett (Keystone). S’appuyant sur les archives inédites du fonds de la Cinémathèque française, Marc Vernet revient sur quelques idées reçues, affine la chronologie des faits, présente ses principaux animateurs et analyse son organisation interne. Au-delà de la description – parfois un peu touffue – d’une chronologie et d’un organigramme complexe, ce chapitre est surtout l’occasion d’observer le fonctionnement et les évolutions de l’industrie cinématographique américaine du milieu des années 1910, dont la Triangle constitue une formidable caisse de résonnance. À travers l’analyse détaillée du fonctionnement interne de la société, de ses ambitions économiques et artistiques, mais également de ses liens avec la concurrence ou des films réalisés (la dernière partie du chapitre est entièrement consacrée à l’analyse détaillée des films produits entre novembre et décembre 1915), ce deuxième chapitre pointe déjà les faiblesses du dispositif (difficultés financières, tensions internes et concurrence entre les réalisateurs-superviseurs vedettes que sont Ince, Griffith et Sennett). Il met également en évidence le fait que la Triangle préfigure les évolutions futures du système hollywoodien vers une centralisation accrue des fonctions au sein du studio et une indépendance croissante des stars.
6Le troisième chapitre se concentre sur l’année 1916, année charnière pour l’histoire de la Triangle, en montrant les avancées et les signes de faiblesse que connaît alors la société. Évoquant pêle-mêle les investissements d’Ince dans les studios de Culver City, le lancement d’une nouvelle star nommée Douglas Fairbanks ou les tentatives de déstabilisation de la Triangle par ses concurrents, en passant par l’analyse de l’usage des grands espaces ou de la couleur dans les films tournés sur la côte ouest, ce troisième chapitre fourmille d’analyses passionnantes, au risque parfois de perdre le fil directeur de l’ouvrage. C’est le cas notamment dans le développement sur les films Civilization et Intolerance réalisés en 1915-1916 par Ince et Griffith. Si l’analyse détaillée de la mise en œuvre de ces deux superproductions réalisées et distribuées en dehors de la Triangle est tout à fait intéressante, elle semble s’éloigner quelque peu de la problématique centrale de l’ouvrage.
7Le quatrième et dernier chapitre, intitulé « Une seconde vie (1917-1919) ? », revient en détail sur les années de sursis de la Triangle dans un contexte national et international très différent, marqué notamment par l’entrée en guerre des États-Unis en 1917. Marc Vernet y analyse avec précision l’évolution de l’organigramme et le jeu complexe de chaises musicales qui marque ces années 1917-1919 pour tenter de donner un nouveau souffle à la société après le départ des principaux fondateurs et des trois superviseurs vedettes : Griffith, Ince et Sennett en mars et juin 1917. De nouvelles personnalités font alors leur apparition comme le réalisateur Frank Borzage, ou le General Manager Harry O. Davis (débauché de Universal), recruté pour tenter de mettre en place un fonctionnement plus centralisé de la firme, qui préfigure le studio system des années 1920. Une fois encore, Vernet s’attache avec justesse à mettre en perspective cette évolution et les difficultés de la Triangle avec l’évolution générale de l’industrie cinématographique américaine. Ce chapitre lui permet d’évoquer le rôle de plus en plus important des exploitants regroupés au sein de la First National, l’autonomie croissante des réalisateurs et acteurs vedettes à l’image de Chaplin, Pickford ou Fairbanks et la mise en place d’un star producer unit system, mais également la constitution de ce que l’auteur appelle la Paramount 2 – société intégrée verticalement et horizontalement qui absorbe un à un les acquis de la Triangle en difficulté (stars, studios, outils de distribution, etc.). La fin du chapitre décrit, à la façon d’un cliffhanger, les réussites artistiques et les innovations techniques des derniers mois de la Triangle, avant d’évoquer plus rapidement la chute finale et d’énumérer les causes internes et externes de cette faillite annoncée.
8Grâce à une construction rigoureuse, un chapitrage clair, des illustrations nombreuses et un appareil critique pertinent (les chronologies de la Triangle et des implantations de studios sur les côtes ouest et est sont un support précieux à la lecture), Ainsi naquit Hollywood a vocation à jouer le rôle d’un « livre-outil », d’un ouvrage de référence pour les étudiants comme pour les chercheurs.
9Une des grandes qualités du livre est de parvenir à effectuer une coupe transversale dans l’histoire du cinéma américain, en analysant sur une période très courte les mutations d’une industrie aux nombreuses ramifications sans privilégier une seule approche (économique, technique ou esthétique), mais en envisageant le phénomène dans sa globalité et sa complexité. En interrogeant sans cesse les liens entre les différentes branches de cette industrie (production, distribution, exploitation) et en articulant l’histoire de la Triangle avec celle des autres studios, Marc Vernet parvient à replacer cette histoire de la naissance d’Hollywood dans un contexte historique plus large et à en restituer la complexité et les subtilités. En effet, le système des studios n’est pas appréhendé ici – comme c’est bien souvent le cas – comme une bulle autonome, mais comme une composante de la culture, de la société et de l’économie américaine. En multipliant les sources et en variant les échelles d’analyse, le livre embrasse dans un même mouvement l’histoire technique, économique, géographique, esthétique et culturelle du cinéma américain des années 1915-1919. Cette approche large et globalisante, si elle permet d’éviter les simplifications abusives, n’est pas sans poser quelques difficultés. Tenir les deux extrémités du spectre (de l’analyse d’un plan à l’histoire générale des États-Unis) ou relier des éléments aussi épars que la persona de Fairbanks, les bilans financiers de la Triangle ou les installations techniques des studios de Culver City n’est pas toujours aisé. Mais si le lecteur se perd parfois dans la chronologie des multiples fusions, absorptions, créations et rachats de firmes, Marc Vernet parvient par la clarté de son écriture et son sens de la formule à synthétiser son propos et à rendre cette description des mécanismes économiques utile à la compréhension des dynamiques globales. Par ailleurs, le sentiment de confusion qui saisit parfois le lecteur à la lecture de certains passages sur la complexité du système de distribution des films ou sur les manœuvres financières au sein de la Triangle reflète bien le climat d’ébullition de ces années 1910 et la concurrence acharnée à laquelle se livrent les grandes sociétés cinématographiques pour asseoir leur domination sur le marché américain et imposer un nouveau modèle d’organisation. On pourra certes regretter l’absence en annexe d’un inventaire des principales sociétés évoquées dans l’ouvrage, ou encore celle d’une carte de localisation des studios pour étoffer l’analyse passionnante de la géographie des espaces de tournages, mais ces quelques limites n’enlèvent rien aux qualités remarquables d’un livre qui reste dans son ensemble d’une grande clarté et constitue une mine d’informations précieuses. Au-delà de son intérêt scientifique évident, l’ouvrage offre enfin un vrai plaisir de lecture. Marc Vernet navigue avec aisance dans cet univers des pionniers de la côte ouest et parvient à nous communiquer son enthousiasme et sa passion, grâce à un style clair, enlevé, souvent drôle et percutant. En retraçant avec minutie l’histoire de la Triangle et des premiers studios, Ainsi naquit Hollywood vient ainsi combler un manque en éclairant de manière passionnante cette préhistoire du studio system qui renouvelle notre regard sur le cinéma américain des années 1910.
10Morgan Lefeuvre
11Université Rennes 2
12Courriel : <morganlefeuvre@yahoo.fr>
James C. SCOTT, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, traduit de l’américain par Marc Saint-Upéry, préface de Jean-Paul Demoule, Paris, La Découverte, 2019, 302 p.
13Rarement un ouvrage savant chahute autant les connaissances, considérées comme acquises, de son lecteur. Anthropologue et politiste, anarchiste, professeur émérite à Yale, James C. Scott, né en 1936, a publié de nombreuses études, dont plusieurs ont été traduites en français : La Domination et les arts de résistance (Amsterdam, 2009), Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013) et Petit Éloge de l’anarchisme (Lux, 2013). Son sujet est essentiel : la naissance des sociétés organisées sous l’autorité d’un État. Pour le dire autrement, quand, pourquoi et par qui un État se constitue-t-il, se maintient-il, se renforce-t-il ou périclite et meurt ? Traditionnellement, et je caricature volontiers, l’on admet qu’avec l’apparition de l’agriculture (il y a environ 12 000 ans), les nomades se sédentarisent et créent des villages, dont certaines deviennent des villes où se concentrent les pouvoirs religieux, guerriers et marchands. C’est le surplus agricole qui entretient ces trois « catégories sociales » urbaines qui, à leur tour, font vivre des artisans, des valets, des fonctionnaires, etc. Le marché participe aussi de la constitution des villes, lieu d’échanges qui consolident et développent la division sociale du travail. L’État résulte de la concentration d’humains et de leurs activités en un lieu – il surgit de l’urbanisation. Mais cette concentration démographique accroît les risques de contamination lors de pandémies et fragilise les conditions mêmes de sa reproduction. Bref, les villes, puis l’État, naissent sans la garantie d’une pérennité illimitée… Or, James C. Scott qui mobilise toute une littérature spécialisée (archéologie, histoire environnementale, géohistoire des maladies, agronomie, anthropologie, etc.) remet en cause ce beau récit – pourtant si « logique » – et démontre que des sédentaires peuvent redevenir nomades, que les deux cohabitent durant plusieurs millénaires, que l’agriculture (ou domestication de certaines espèces animales et végétales) ne va pas de soi et exige la maîtrise de l’eau, que le chasseur-cueilleur « travaille » (?) quelques heures par jour pour se nourrir, qu’il atteint rapidement une sorte d’état d’abondance, qu’il bivouaque au gré des ressources naturelles (?) locales qu’il n’épuise pas n’importe comment, veillant à une certaine harmonie avec son environnement auquel il appartient et demeure en assez « bonne santé » (selon nos critères actuels)… James C. Scott inscrit son enquête dans l’anthropocène (« qui entend désigner une nouvelle ère géologique au cours de laquelle l’activité humaine a affecté de façon décisive l’écologie et l’atmosphère de la planète », p. 18), qu’il date de l’utilisation du feu et non pas de la « Révolution industrielle » (xviiie siècle) ou de la bombe atomique (1945). Il distingue un anthropocène « faible » qui débute il y a 400 000 ans (bien avant l’homo sapiens) et un « fort » qui commence avec l’agriculture, il y a environ 12 000 ans. L’agriculture, qui réclame de l’eau, se manifeste d’abord près des fleuves, et ce dans chaque continent, avec la particularité de privilégier la culture d’une ou plusieurs céréales (riz, blé, orge, maïs, sorgho, millet) qui exige le travail régulier de paysans attachés à une terre, ce qui va faciliter la mise en place de l’État. « Je l’ai déjà dit, précise l’auteur, la domestication des plantes et des animaux n’était pas strictement nécessaire à la sédentarisation, mais elle a créé les conditions d’un niveau de concentration sans précédent des aliments de la population, en particulier dans les milieux agroécologiques les plus favorables : riches plaines alluviales, sols de loess et rives des lacs et des cours d’eau. » (p. 34) Il questionne la notion de « domestication » et inverse l’habituelle présentation des choses : pour lui, c’est le chien ou la vache qui domestiquent l’homme, de même pour la céréale qui réclame l’attention continue de l’agriculteur. « La domestication des plantes, explique-t-il, telle qu’elle s’exprime par excellence à travers l’agriculture sédentaire nous a rendus prisonniers d’un ensemble annuel de routines qui façonnent notre labeur, nos modes d’habitations, notre structure sociale, l’environnement bâti de la domus et une grande partie de notre vie rituelle. Du défrichement (par le feu, la charrue ou la herse) aux semailles en passant par le désherbage, l’arrosage et la vigilance constante accordée à la maturation, le cultivar dominant organise l’essentiel de notre calendrier. » (p. 105) Il indique que cette domestication des céréales s’accompagne de la présence des commensaux (moineaux, souris, punaises, tiques, etc.) et d’un nouveau régime alimentaire ayant ses propres pathologies, d’où de nouvelles formes organisationnelles des soins et des croyances (amulettes, prières, pèlerinage, etc.) et de réglementations collectives (comme la pratique systématique de la « quarantaine »). Toute concentration humaine, aujourd’hui encore, favorise la transmission de maladies… La thèse principale du livre est la suivante : pas d’État sans production de céréales. « Je crois que la clé du lien entre l’État et les céréales, constate l’auteur, c’est le fait que seules ces dernières peuvent servir de base à l’impôt, de par leur visibilité, leur divisibilité, leur “évaluabilité”, leur “stockabilité”, leur transportabilité et leur “rationabilité”. Des cultures comme les légumineuses, les tubercules et d’autres plantes sources d’amidon possèdent certaines de ces qualités adaptées aux exigences de l’État, mais aucune ne les possède toutes. Afin d’apprécier les avantages uniques des céréales, il faut se mettre à la place d’un collecteur d’impôts de l’Antiquité, qui privilégiait avant tout la facilité et l’efficacité de l’appropriation de l’excédent. » (p. 146) Ces États sont urbains et entourent les villes de remparts pour éviter que les habitants ne s’enfuient, refusant un asservissement contraignant. Les archéologues remarquent que les femmes, en particulier, sont raptées ou capturées lors des guerres et rassemblées dans des ateliers textiles où elles s’épuisent au travail, mangent mal et meurent jeunes, après plusieurs grossesses. À Uruk, un atelier d’État emploie 9 000 femmes ! Les Cités-États connaissent une forte natalité, alors que les femmes nomades régulent les naissances à cause de leurs déplacements. Une corrélation s’impose entre accroissement de la population et généralisation de la forme État : la population mondiale d’il y a 10 000 ans avant notre ère est comprise entre 2 et 4 millions, les 5 millions sont atteints en 5000, et les 50 millions en 1000 avant J.-C. L’on compte environ 170 millions de Terriens en l’an 0, 275 millions en l’an 1000, 500 millions en 1500, un milliard en 1800, 1,5 milliard de Terriens en 1930 et près de 8 milliards à présent ! Deux autres « faits historiques » sont reconsidérés par l’auteur, l’écriture et l’esclavage. « À l’origine, remarque l’auteur, ni en Chine ni en Mésopotamie l’écriture ne fut conçue comme un moyen de représenter le langage » (p. 162) Pour lui l’écriture sert d’abord à compter. Il précise : « Les premières tablettes administratives d’Uruk vers 3300-3100 avant notre ère, sont des listes, des listes et encore des listes, principalement de céréales, de main-d’œuvre et de taxes. Les thèmes traités par les tablettes qui nous sont parvenues sont, par ordre de fréquence, l’orge (en tant que ration et objet de taxation), les prisonniers de guerre et les esclaves mâles et femelles. » (p. 159) Quant à l’esclavage, il est constitutif et des villes importantes et des États. Il note que les Athéniens ignoraient certainement que les carrières, mines, forêts (pour les galères) ne fonctionnaient que grâce à l’apport d’une population servile. Les déportations de populations et leur implantation forcée résultent des guerres, mais aussi des États soucieux de profiter d’une main-d’œuvre soumise. James C. Scott signale un ouvrage d’Adam Hochschild qui calcule qu’en 1800, de notre ère, « près des trois quarts de la population pouvaient être considérés comme asservis » (p. 173). Cela nous oblige à relativiser l’adage cité par d’innombrables urbanophiles : « L’air de la ville rend libre ». Il s’agit d’un adage allemand du xve siècle qui n’a de sens qu’après le second servage à l’œuvre après les grandes pestes, guerres et famines de cette époque, en Occident. Auparavant, les villes possédaient leur marché aux esclaves… Ce serait un anachronisme que d’appliquer cet adage pour les villes de Mésopotamie ou pour celles qui naissent en Occident un peu plus tardivement. Cette urbanisation/étatisation repose également sur la déforestation massive et la salinisation excessive – aussi ce que nous nommons « civilisation » n’est autre qu’un écocide (p. 210). James C. Scott montre aussi qu’en face de ces États, qui peuvent rapidement disparaître, règne le mode hétérogène des « barbares ». L’histoire de l’humanité devient l’histoire de leurs rivalités, guerres et velléités de contrôler la production et la distribution des céréales et celles des esclaves. Les barbares devinrent les mercenaires des États ou bien formèrent des États corroborant ainsi le proverbe chinois : « on peut conquérir un royaume à cheval, mais il faut en descendre pour le gouverner » (p. 263).
14Voilà une livre décoiffant qui a le grand mérite de réexaminer l’apport des archéologues et préhistoriens, non pas pour le rejeter, mais le reconsidérer à l’aune de la géohistoire de l’anthropocène, c’est-à-dire en tenant compte des effets et méfaits sur la « nature » des activités humaines. Ce contre-récit, allégrement écrit, combine judicieusement l’écologie, la démographie, les techniques, l’économie, la santé, les croyances, pour mieux comprendre ce qu’est l’État, qui dorénavant domine notre horizon politique.
15Thierry Paquot
16Courriel : <th.paquot@wanadoo.fr>
Michel MATLY, La Fonction de la bande dessinée, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, coll. « Communication et civilisation », 2018, 219 p.
17Ce livre, construit à partir du cadre théorique d’une thèse consacrée à la représentation de la guerre civile espagnole en BD, est ambitieux. Il veut « démontrer que le montré porte l’essentiel de la transmission sémantique et engage le principal des mécanismes narratifs de la bande dessinée, parce qu’il permet à son créateur de tirer parti avec la meilleure économie possible de sa multimodalité afin d’assurer l’efficacité et la pertinence de sa communication » (p. 199). Cette construction théorique qui se réclame de la sociopoétique et du constructivisme se présente sous la forme de 11 chapitres, courts mais denses, qui se divisent en trois parties. La première, qui couvre les quatre premiers chapitres, traite de la représentation et de sa transmission : elle définit l’œuvre comme « une machine à communiquer du sens et le sens comme un composite de signification, d’émotion et d’engagement » (p. 17). La deuxième partie rassemble les cinq chapitres suivants. Elle s’intéresse à la spécificité du médium BD. La troisième partie, composée des chapitres dix et onze, se veut plus opérationnelle. Elle vise « à tirer les conséquences des propositions théoriques et à fournir des éléments complémentaires de méthode à l’analyste de la bande dessinée, applicable à un corpus de grande taille aussi bien qu’à une œuvre particulière » (p. 18).
18Cet ouvrage est passionnant. Cependant, il agace le chercheur en communication, car si son objet est la problématique sont communicationnels – les phrases citées le démontrent –, son traitement ignore très largement les recherches en communication. Trois exemples : le terme « machine à communiquer » aurait mérité que l’auteur s’intéresse aux définitions du terme média et aurait justifié une lecture des travaux sur l’intermédialité. De même, de nombreuses BD ne sont pas des numéros uniques (one shot), mais des albums inscrits dans une série. Du coup, le cadre théorique aurait gagné à s’enrichir des réflexions des collègues travaillant sur la sérialité. Enfin, si des auteurs comme P. Marion ou E. Maigret sont bien cités (une fois), d’autres comme B. Berthou ou P. Robert ne le sont pas. Chose surprenante puisque ce dernier a publié – chez le même éditeur ! – un ouvrage intitulé De l’incommunication au miroir de la BD (2017). Or, l’apport théorique de P. Robert aurait permis M. Matly de nuancer certains propos sur la transmission du sens et lui aurait ouvert des pistes fécondes sur l’étude du son ou du décor. Mais ne boudons pas notre plaisir, cet oubli des recherches en communication est très largement compensé par l’élaboration d’une construction théorique remarquable.
19L’auteur n’a pas suivi un cursus en SHS, mais vient des sciences de la nature, ce qui lui permet de proposer une approche ouverte, non dogmatique, assemblant en une construction solide des briques théoriques prises dans des univers qui dialoguent peu. Rafraîchissant et efficace. D’autant plus efficace que l’écriture, simple et nette, se met totalement au service de l’ambition intellectuelle de l’auteur. Or, cette dernière – c’est suffisamment rare pour être souligné – est grande. Il s’agit de fonder une nouvelle approche de la BD. De fournir aux futurs chercheurs ce qui lui a manqué dans son travail de thèse : un cadre théorique et méthodologique pour analyser une œuvre ou un ensemble d’œuvres relavant du neuvième art. Ce cadre théorique s’appuie sur des travaux de disciplines trop peu utilisées en sciences de l’information et de la communication comme la psychologie cognitive (pour étudier les rapports texte/image) ou la psychologie sociale (pour définir la BD comme une représentation d’une représentation). Il permet également de faire des propositions fortes qui, justement parce qu’elles sont critiquables, c’est-à-dire argumentées sur un ensemble de travaux commentés, sont des points d’ancrage pour un débat scientifique permettant de mieux saisir l’objet. Parmi ces propositions invitant à un débat académique enrichissant citons : la primauté de l’image sur le texte : « l’image est la première à imposer son sens au lecteur, constitue le cadre de référence sémantique dans lequel le texte ne viendra qu’éventuellement s’insérer ensuite pour le préciser ou le modifier » (p. 138) ; l’insuffisance des théories sémiologiques pour mettre à jour les spécificités du média BD : « …les propositions de la théorie sur les aspects sémantiques de la bande dessinée nous apportent plus de similitudes que de différences entre le média et les autres modes de communication » (p. 155), la nécessité d’abandonner une analyse structurale au profit d’une approche fonctionnaliste : « Il s’agit d’explorer non la structure mais la fonction du média, et donc de privilégier ce qu’on appellera une analyse fonctionnelle de la bande dessinée, dans la mesure où elle se rapporte à un exercice sur son contenu » (p. 160) ; la mise en valeur de la discontinuité entre les vignettes : « La discontinuité de la bande dessinée n’est pas sa contrainte, mais au contraire sa force et d’une certaine façon sa supériorité » (p. 165), etc.
20Si l’ouvrage propose donc une élaboration théorique qui invite à une saine controverse scientifique, il a également le mérite de proposer des éléments méthodologiques qui peuvent nourrir utilement la réflexion des chercheurs en sciences sociales. Tout d’abord, il propose, dans le chapitre 10, une méthode permettant de tester, de falsifier au sens de Popper, le cadre théorique si patiemment et brillamment construit au cours des neuf chapitres précédents. La démarche est courageuse, peu courante et mériterait d’être généralisée à toutes les constructions intellectuelles portant sur les médias. Ensuite, il souligne, avec à-propos, la nécessité pour l’analyste de sortir de la fascination pour les chefs-d’œuvre : « qu’elles soient indiscutablement médiocres ou au contraire reconnues comme des chefs-d’œuvre, toutes les bandes dessinées présentent un intérêt équivalent, celles d’être le témoin d’une origine et d’un temps » (p. 192). De même, il met en lumière la difficulté de tout travail historique sur un phénomène jugé mineur : oubli dans la mémoire collective de la plupart des auteurs et de leurs œuvres, difficultés matérielles à rassembler un corpus qui ne bénéficie pas d’un travail préalable de recensement (les histoires courtes publiées dans des magazines pas forcément centrés sur la BD par exemple), etc. Enfin, il souligne la nécessité de dépasser la neutralité axiologique par un effort de réflexivité : « Loin de s’effacer devant l’œuvre et son auteur, devant le sujet dont il traite, il [le chercheur] doit au contraire s’inclure et s’efforcer de percevoir ce qui le sépare de l’auteur, ce qui l’éloigne aussi des lecteurs contemporains de l’œuvre, ce qui un jour l’éloignera aussi de ceux qui décrypteront ces propres travaux » (p. 196).
21Ce livre, on l’aura compris, est un ouvrage à lire absolument. Par tous ceux qui aiment la bande dessinée bien évidemment, mais aussi et surtout par tous ceux qui, loin des conformismes, attendent ce que ne produisent plus guère les travaux de thèse : une pensée qui donne à penser.
22Éric Dacheux
23Université Blaise Pascal
24Courriel : <eric.dacheux@uca.fr>
Vincent BERTHET, L’Erreur est humaine. Aux frontières de la rationalité, Paris, CNRS éditions, 2018, 224 p.
25Vous croyez appliquer un raisonnement rationnel à chaque fois que vous êtes amenés à prendre une décision qui compte dans votre vie ? Il n’en est rien : toutes les décisions, même quand elles sont basées sur un raisonnement, répondent aussi à des affects, des émotions, des sensations. Vous pensez alors que ces sentiments qui influencent vos décisions ne tiennent qu’au hasard de la vie et de vos agissements ? Et bien détrompez-vous, car tout aléatoires qu’ils vous apparaissent, vos comportements ont une grande part de prédictibilité. Alors vous en conclurez sans doute que votre cerveau arrive à assimiler correctement le hasard. Nouvelle désillusion, votre organe cognitif n’est pas du tout préparé à saisir ce qu’est l’aléatoire : tout au contraire, comme il est une véritable machine à produire du sens, il va trouver des relations là où il n’y en a pas.
26Rationalité, sentiment et hasard se combinent dans toute décision que nous prenons sans pour autant que nous soyons équipés pour y distinguer clairement la part de chacun. Face à de telles déconvenues, il n’y a qu’une seule solution : lire L’erreur est humaine, de Vincent Berthet !
27En effet, ce livre participe utilement et intelligemment à nous faire comprendre le lien qui existe entre jugements, décisions et biais cognitifs. Pour cela, il explore et décortique de façon très pédagogique l’influence de la cognition et du comportement sur les décisions de l’individu. Se plaçant volontairement dans une approche à mi-chemin entre la psychologie cognitive et l’économie, Vincent Berthet puise dans les résultats expérimentaux, notamment ceux de D. Kahneman et A. Tversky, pour présenter des situations simples et reproductibles, faisant intervenir des valeurs de gains ou de pertes, et mesurer ainsi l’analyse que nous faisons du risque.
28Le livre débute sur la notion de décision rationnelle, longtemps idéalisée par les économistes, et puis saute dans les apports des sciences de la cognition pour révéler en quoi notre rationalité est toute limitée. S’il vous en prend de vouloir comparer les prix et qualités des différentes doudounes avant de vous lancer dans les préparatifs de vos vacances d’hiver, votre analyse rationnelle va très vite se confronter au grand nombre de magasins dans votre ville et de sites web à consulter. Après une analyse minutieuse des propositions de deux ou trois revendeurs, vous serez vite saturés et foncerez sur la première promotion du quatrième magasin : vous aurez alors atteint les limites de votre rationalité ! Même pour des achats importants, comme une voiture ou une maison, ce sera la même chose. En revanche, si vous devez ensuite expliquer à vos amis les circonstances d’un tel choix, votre cerveau fera fi de cette part d’irrationalité et constituera de toutes pièces une explication argumentée et valorisante, mettant en avant votre sagacité. Vous finirez même par croire en votre propre explication.
29Kahneman a obtenu un prix « Nobel » d’économie en 2002 pour ses études sur les jugements dans l’incertitude (Tversky était décédé en 1996). Ses travaux sont à la base de la finance comportementale. La riche idée de Kahneman est de présenter notre jugement comme la résultante d’un « Système 1 », tout à la fois intuitif, rapide et à moindre coût, et d’un « Système 2 » lent, énergivore et rationnel. Nous sommes ainsi sans arrêt en train d’équilibrer nos impressions et nos réflexions. Nous alternons entre des processus contrôlés et des processus automatiques. Les premiers proviennent de jugements, sont explicites et verbalisables ; ils répondent à un fonctionnement délibéré. Les autres relèvent de nos impressions, sont directement et immédiatement corrélés à nos perceptions et se font sans effort ; ils répondent à des processus assimilables à des fonctionnements sécurisés.
30On apprend également dans L’erreur est humaine que l’esprit humain est en incapacité d’accepter le hasard pour ce qu’il est. Chacun d’entre nous a des difficultés pour apprécier les probabilités autrement qu’à travers son propre vécu. Nous raisonnons plus facilement sur des effectifs que sur des proportions et nous avons du mal à comprendre ce qui constitue les « faux positifs » ou les « faux négatifs » dans un test, médical par exemple. Pour couronner le tout, on associe trop facilement l’explication du passé avec la prédiction de l’avenir : il nous semble crédible que quelqu’un qui pose un regard éclairé sur l’histoire sera plus à même de fournir une clairvoyance du futur. D’ailleurs les experts qui analysent les crises passées ou les phénomènes auxquels personne ne s’attendait, sont les mêmes qui se risquent à des augures. Pourtant, du fait du hasard, il y a un « effet plafond » dans la prédiction, et ce plafond est vite atteint ! De par notre inclinaison à la narration en toutes circonstances, nous participons tous à la production de croyances beaucoup plus souvent qu’à celle de connaissances.
31Passant tour à tour en revue la rationalité parfaite, le cerveau « storyteller », le risque décisionnel, les heuristiques, et tout ce qui s’invite dans la composition des biais cognitifs, Vincent Berthet en vient à présenter la rationalité limitée dans notre monde moderne non pas comme une tare mais comme un élément de notre quotidien dont il faut tenir compte : « Si notre jugement est en proie à des égarements cognitifs, n’oublions jamais qu’un organisme façonné par des millions d’années d’évolution ne peut être foncièrement “biaisé”. En fait, nos erreurs de décision résultent moins de biais cognitifs que du décalage entre nos propriétés cognitives et celles de l’environnement moderne dans lequel nous évoluons. »
32Benoit Le Blanc
33ENSC
34Courriel : <benoit.leblanc@ensc.fr>