1Dorénavant, la plupart de nos concitoyens sont branchés, c’est dire qu’ils ne sont plus vraiment présents à leur environnement physique immédiat. Aussi ne disent-ils plus « merci ! » lorsque vous leur tenez ouverte la porte du métropolitain ou que la boulangère leur tend la baguette commandée d’un simple signe de tête. Bientôt, seuls les snobs ou la vieille garde useront de ce terme devenu aux oreilles du quidam totalement désuet. Ce rituel ordinaire – il s’agit bien d’un rituel de sociabilité banale – est en voie de disparition. Un vague clignement des yeux semble suffisant à celles et ceux qui, bien qu’accaparés par leur portable, veulent quand même manifester un peu de mansuétude à autrui. Ne me sentant pas particulièrement à cheval sur l’étiquette, héritée d’une culture aristocratique datée, mon étonnement face à l’effacement quasi programmé du merci ne relève pas d’un sentiment réactionnaire de classe (« tout fout le camp ! ») ou d’un âge vénérable (c’était mieux avant !) mais plutôt d’un regret qu’une forme communicationnelle populaire (c’est-à-dire générale, commune à chacun) disparaisse, alors même qu’elle était gratuite et ignorait justement les âges, les sexes et les statuts sociaux. Enfant, je n’hésitais pas à dire « merci » alors que rebelle à l’ordre parental en général, je pouvais ne pas saluer un adulte non apprécié… Les « merci », « après vous », « pardon », « s’il vous plaît » n’écorchent pas ma bouche et c’est avec plaisir que je les prononce en articulant bien leurs syllabes. Pour moi, ces mots sont l’amorce d’une conversation, qui peut-être n’aura pas lieu. De la même façon que l’échange du regard pour Emmanuel Levinas correspond à la promesse d’une rencontre. Dans le cas de la célèbre passante de Charles Baudelaire, le regard échangé ne s’est pas transformé en rendez-vous… et plus si affinité, comme l’espérait le poète.
Règles de politesse
2Comme la grande ville, de fait, est cosmopolite, je me demande si « merci » existe dans toutes les langues ? Auquel cas, son absence ne pourrait être taxée d’impolitesse. S’agit-il d’un mot assurant notre humanité la plus élémentaire, celle de la reconnaissance et de la gratitude, partagée par tous les humains ? Préparant mes déplacements à l’étranger, je m’informe toujours de quelques mots ou formules de politesse en langue locale pour montrer ma bonne volonté à honorer celles et ceux qui m’accueillent ou que je vais simplement croiser. Ainsi, ma mémoire a-t-elle emmagasiné au fil du temps : thanks et thank you pour l’anglais, Danke pour l’allemand, grazie en italien, gracias en espagnol, obrigado en portugais, dziekuje en polonais (qu’on prononce « djincouyé » ou quelque chose d’approchant), spasibo en russe, shukraan en arabe, asante en swahili ou encore Dhan’yavàda en marathi… Quant au chinois ou au japonais, ces langues disposent, m’a-t-on dit, de plusieurs mots selon les situations, la hiérarchie sociale, le statut familial, le genre, l’âge, etc. Par exemple, arigato en japonais courant correspond à « merci » ; on peut être plus précieux en disant arigatogozaimashita ; les jeunes sous l’influence de l’anglais disent sankyû et la personne gênée par votre aide sumilassèn. Ces termes traduisent-ils précisément le « merci » que nous utilisons de plus en plus parcimonieusement ? Chaque langue possède ses finesses et subtilités langagières, mais lorsque toute une population arabe dit shukraan aussi bien en s’asseyant dans le taxi collectif, acceptant un verre de thé à la menthe qu’après une explication pour trouver une adresse, l’on peut considérer que ce mot est équivalent au « merci » des francophones.
3« Merci » vient du latin mercedem, accusatif de merces, qui signifie « salaire », « solde », « intérêt », et correspond à la rémunération d’une action, comme une « faveur » accordée à un épargnant par exemple. Le vocabulaire chrétien en fait un synonyme de « grâce », de « bienveillance », de « miséricorde ». Significations qu’on retrouve dans l’expression « sans merci », qui veut dire « sans pitié ». Selon le Dictionnaire historique de la langue française dirigé par Alain Rey (Le Robert, 1992), l’interjection « merci » est repérée au xiie siècle et marque bien ce qu’on appelle dorénavant un « remerciement », mot qui n’apparaît qu’au xive siècle. Signe de reconnaissance pour un service rendu « merci » ironiquement s’emploie pour son contraire lorsqu’on dit un rien agacé « je peux lui dire merci », sous-entendu « il peut toujours attendre mes louanges après un tel coup tordu ! » « Miséricorde », du latin misericordia, « compassion, pitié », relève du registre religieux : il désigne, à la fois, toujours selon le Dictionnaire historique de la langue française, « la petite saillie sous une stalle qui permet de s’appuyer quand le siège est relevé » et le repas moins frugal que d’habitude reçu par les Chartreux une fois par semaine. C’est aussi le nom de la dague que le soldat brandit à l’ennemi pour qu’il lui demande miséricorde avant de le tuer, d’où l’expression « coup de grâce ». N’oublions pas non plus que le mot grec eucharistia veut dire « remercier » Dieu et dans le Coran, plusieurs sourates invitent le croyant à la gratitude, telle la 14 : « Si vous êtes reconnaissants, je multiplierai pour vous mes bienfaits ».
La chose sans le mot
4L’anthropologue finlandais Edward Westermarck (1862-1939), dans sa somme, L’origine et le développement des idées morales (traduction française en deux tomes, Payot, 1929), consacre quelques pages à la politesse et à la gratitude. « Dans bien des langages, observe-t-il, il n’y a pas de terme pour exprimer ce que nous entendons par gratitude, ni de phrases correspondant à notre “Je vous remercie” » (t.2, p. 151). Plus loin, il précise que « de l’absence de mot qui traduirait un sentiment, il ne faut pas inférer l’absence de celui-ci » (t.2, p. 154). Il mentionne G.M. Sproat qui, dans Scenes and Studies of Savage Life (1866), note que les « Aht n’ont aucun mot, il est vrai, qui signifie gratitude : mais il ne faut pas y voir nécessairement dans l’insuffisance de langage une insuffisance de cœur. L’Indien qui, devant un bienfait, dit, les yeux brillants, que “son cœur est bon” pour son bienfaiteur, exprime peut-être aussi bien sa gratitude que l’Anglais qui dit Thank you. » Il relève dans les récits des navigateurs, missionnaires, naturalistes et ethnologues de la fin du xixe siècle et du début du xxe de nombreuses descriptions d’attitudes qui manifestent un « remerciement » sans que l’on puisse trouver dans la langue de ces autochtones un mot équivalent au nôtre. La plupart de ses informateurs considèrent ces signes de reconnaissance, parfois différés dans le temps, comme un contre-don répondant à un don, comme les Botocudos, les Toupis, les Navajos, les Sioux, les Esquimaux, les Toungouzes, les Veddahs, les Alfouras de Halmahera, les Bataks de Sumatra, les Dayaks de Bornéo, etc. Les Motous de Nouvelle-Guinée peuvent apprécier la bonté et disposent d’un terme pour dire « merci » alors que les Tahitiens n’en ont pas, ce qui n’exclut pas un geste de gratitude. Là aussi les anecdotes s’accumulent, qui nourrissent les chapitres qu’Edward Westermarck dédie à l’altruisme, à la dette de sang, à l’hospitalité, à la charité et à la générosité. Il recense d’innombrables modalités d’hospitalité de par le monde et à travers l’histoire. Il constate que la plupart des peuples accordent une aide aux plus démunis, aux malades et aux vieilles personnes. Dans le Mahabharata, on peut lire cette sentence : « Celui qui donne de plein gré à manger au voyageur lassé qu’il n’a jamais vu auparavant, celui-là gagne un grand mérite. » (t.1, p. 575) D’après l’Hitopadésa, « un hôte résume en soi toutes les divinités » (t.1, p. 580). Il s’aperçoit que « l’hospitalité va s’affaiblissant avec le progrès des sociétés. Dans les derniers jours de la Grèce et de Rome, elle n’était plus que le souvenir d’elle-même » (t.1, p. 592). Il conclut son chapitre, particulièrement bien documenté, par ces mots qu’on pourrait entendre à présent à la radio : « Les raisons de ce déclin se discernent aisément. À mesure que se multiplient les relations entre groupes et entre pays, l’hospitalité devient un intolérable fardeau, qui ne tarde pas à rendre inutile l’établissement d’hôtelleries. On s’habitue à voir les étrangers, et ainsi disparaît le mystère qui entoure le voyageur solitaire dans une région isolée, sans grande communication avec le reste du monde. Enfin, les relations multipliées donnent naissance à des lois qui dispensent l’étranger de la protection des individus, en le plaçant sous la protection de l’État. » (t.1, p. 592) Ainsi l’hospitalité spontanée, « naturelle », se rétrécit et devient une affaire de droit et non plus de coutumes. Le « merci » ne suit-il pas le même chemin ? Faudra-t-il pénaliser celles et ceux qui prononcent ce mot ? Doit-on en faire l’objet d’un référendum ? Bref, la politesse jadis élémentaire et généralisée devient une exception. Pourtant derrière ce mot tout simple se construit et se renforce une sociabilité partagée. Le supprimer fragilise tout l’édifice social qui privilégie alors une urbanité discriminante et sélective. Je ne suis poli qu’avec mes « proches » et encore ! Le SMS et l’échange quasi instantané de mails ne s’embarrassent pas de formules de politesse ; elles sont éventuellement sous-entendues. Le point commun aux « idées morales » qu’étudie Edward Westermarck se nomme « émotion », c’est elle qu’il traque d’une ethnie à une autre sur la longue durée : peut-être qu’elle ne fait plus corps avec nos sentiments et nos façons de communiquer ?
Un don qui fait du bien
5La politesse relève de la communication, celle-ci établit le contact et l’entretient. D’où l’importance de la salutation comme entrée en matière. Dire « bonjour » signifie vouloir se lier avec la personne que vous saluez, même pour un bref laps de temps. Ce premier pas vers l’autre une fois effectué permet d’engager la conversation. Le « merci » peut clore un échange, tout en ménageant une possible suite. Ces « formules de politesse » fonctionnent comme des rites laïcs qui conditionnent les interrelations entre les humains. Cela n’a pas échappé aux artistes qui, lors des remises de prix (Oscar, Molière, César, etc.) par « les professionnels de la profession », en rajoutent des tonnes et énumèrent des remerciements à n’en plus finir. Il est vrai que ces cérémonies doivent conforter l’image que le cinéma, le théâtre ou le monde de la musique sont des « familles » ! La superstition joue peut-être aussi un rôle dans ce débordement d’affect en direct, la comédienne ou le comédien se dit : « N’hésitons pas sur les mercis, ils peuvent nous ouvrir des portes ». Robert Emmons, psychologue nord-américain, auteur d’un ouvrage sur ce mot et ses manifestations, lui accorde une grande place dans la guérison et plus généralement le mieux-être et « le développement personnel ». Il cite de nombreuses études, effectuées sur des patients atteints de pathologies graves, qui observent que ceux qui remercient l’équipe soignante, guérissent mieux. Il note que « la pensée reconnaissante favorise la jouissance des situations positives » (p. 75) et de se référer à G.K. Chesterton qui écrit : « Toutes les bonnes choses paraissent encore meilleures quand on les voit comme des cadeaux. » (p. 76). Et quand on reçoit un cadeau on remercie… Robert Emmons n’hésite pas à conclure que « plus une personne est reconnaissante, moins elle est déprimée » – et de conforter ce point de vue avec diverses études psychologiques sur la dépression qui se trouve contrecarrée par la volonté de s’en sortir en misant sur la gratitude envers ses proches qui « positivent ». Il mentionne également l’ouvrage d’Arlie Hochschild, The Second Shift (1989), qui constate que le « dysfonctionnement » au sein d’un couple provient souvent de l’absence de gratitude de l’un envers l’autre et réciproquement. S’il ne trouve pas d’expressions faciales à la gratitude, comme pour la plupart des émotions (colère, bonheur, peur, surprise, dégoût, tristesse et mépris), suivant en cela les études de Paul Ekman sur le Japon, l’Europe, les États-Unis et aussi la Papouasie-Nouvelle Guinée, il établit une corrélation entre elle et le rythme cardiaque. « À mesure que nous ressentons des émotions, explique-t-il, comme la colère, la frustration, l’angoisse et l’insécurité, notre rythme cardiaque devient incohérent, irrégulier, entravant la communication entre le cœur et le cerveau. » Alors que lorsque « nous ressentons profondément des émotions comme l’amour, la bienveillance, l’appréciation et la compassion, le cœur produit des rythmes plus cohérents, réguliers, qui augmentent la communication entre cœur et cerveau. » (p. 131) Par ailleurs, lors d’un quelconque échange entre deux personnes, leurs rythmes cardiaques interfèrent, « le signal électromagnétique engendré par le cœur de l’une peut influencer le rythme cérébral de l’autre » (p. 159), ainsi que le constatent diverses études psychophysiologiques rapportées par l’auteur. L’accueil de ce livre par la presse féminine française (Marie-Claire, Cosmopolitan, Psychologies, etc.) est enthousiaste, chaque compte rendu explique en quoi la gratitude (le fait de remercier) vous maintient en forme et plus encore contribue à votre résilience… « Plus j’étudie la gratitude, confie Robert Emmons, plus j’en viens à penser qu’un certain contraste ou une privation est parfois nécessaire pour éprouver un sentiment profond, authentique, de gratitude envers l’existence. On apprécie vraiment un été doux après un hiver rigoureux, un repas gastronomique après un jeûne, des retrouvailles après une période de séparation. » Il transforme la gratitude – code et rite – en un art de vivre en bonne santé physique et mentale, ce qui me paraît excessif.
Les échelles de la gratitude
6Dire « merci » ne suffit certainement pas pour être en accord avec soi et autrui ! Georg Simmel consacre quelques pages à la gratitude dans Sociologie (p. 577 et s.) à la suite de sa brève étude de la fidélité, c’est dire qu’il associe ces deux situations sociales. Pour lui, la gratitude appartient au domaine économico-juridique qui impose un « va-et-vient des contributions et rétributions et garantit cette action réciproque sans laquelle il n’y aurait ni équilibre ni cohésion dans la société. » La monnaie quantifie les interactions entre les humains et ainsi attribue au don d’un cadeau, par exemple, la valeur du contre-don que le receveur se doit de faire au donateur. La gratitude apparaît alors comme « le résidu subjectif de l’acte de recevoir ou de donner. » Elle possède une dimension morale qui assure à la relation entre humains, quels que soient les motifs qui y président, la possibilité d’une continuité, d’un suivi, sachant que tout échange s’avère inégal, car les deux « éléments » échangés ne sont pas véritablement équivalents. La gratitude compense en partie cette différence, consciemment ou non. Elle agit parfois comme une subordination : je me sens redevable à cette personne qui m’a rendu service et mon « merci » ne suffit pas à m’exonérer de ma dépendance. Georg Simmel écrit : « On peut dire qu’au niveau le plus profond, ce remerciement ne consiste pas à répondre au don par un autre, mais à avoir conscience qu’on ne pourrait y répondre, qu’il y a là quelque chose que l’âme du récipiendaire transpose comme en un certain état durable envers l’autre, qui fait parvenir à la conscience le pressentiment de l’infinité intérieure d’une relation qui ne peut être pleinement épuisée ou réalisée par aucune manifestation ou activité qui en reste à la finitude. » C’est pourquoi certaines personnes n’apprécient guère les cadeaux qui les enferment dans des circuits de réciprocité et entravent ainsi leur indépendance : « je ne dois rien à personne » se disent-elles pour maintenir entière leur liberté individuelle. Depuis peu, les opérateurs du numérique, comme Gmail, par exemple, proposent des réponses toutes faites et adaptées aux mails reçus précédemment, avec notamment une gamme de « Merci », « Merci beaucoup », qui est automatique et s’ajuste à vos destinataires en usant du « cher collègue », « maman » ou encore « mon amour » !
7Pourquoi ce bref papier sur le « merci », comme une invitation à mener une recherche plus conséquente ? Pour au moins trois raisons : 1/ la politesse codée évolue et se transforme au point de s’estomper dorénavant et à l’échelle planétaire de notre « univers » interconnecté, les machines-prothèses que nous utilisons (et qui nous utilisent) disent « merci » à notre place, un merci froid et convenu qui ne ressemble en rien à cette gratitude expressive et chargée d’affection ; 2/ ce petit mot participait à la communication entre humains et réglait les échanges, non sans quelques malentendus, tout en unifiant « la » société, du moins pour un temps et en assurant à chacun-e une ouverture vers autrui ; 3/ cette formule relationnelle en disparaissant fait-elle surgir un autre mode communicationnel ordinaire qui conférerait à la moindre esquisse de rencontre une pérennité possible ? Je vous remercie de m’avoir lu.