CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Revue Hermès : Vos recherches sur les pratiques culturelles des jeunes partent toujours d’une démarche d’enquête quantitative complétée d’entretiens. Pouvez-vous expliquer comment vous cherchez à définir et qualifier des représentations quand vous construisez vos enquêtes ?

2Sylvie Octobre : Les jeunes générations sont affublées de noms étranges : digital natives, génération C (comme communicante), Y (comme « why » mais aussi comme l’image des écouteurs plantés dans les oreilles et du fil qui relie au lecteur portable) ou Z, et désormais Alpha (dénomination qui exprime bien à la fois la fascination et la peur qu’elles provoquent). Au-delà de ce que l’énumération alphabétique suggère de manque de structuration et d’assise intellectuelle de ces dénominations, on peut relever que les comportements culturels (communiquer, créer, etc.), les dispositifs technologiques (le numérique) et les valeurs qui y sont supposément attachées (collaboratif, horizontalité, intelligence collective, voire démocratie) sont structurants dans ces représentations vernaculaires sur les jeunes.

3Ces dénominations récentes, qui fonctionnent bien souvent comme des slogans marketing, nuisent souvent, par leurs effets de réifications, à l’analyse circonstanciée et sociologiquement située des rapports des enfants et des jeunes à la culture, sous le double aspect des transformations de la participation culturelle (consommations, pratiques, usages, fréquentations) et de la contribution des ressources culturelles ainsi produites à la construction de soi au fil de l’avancée en âge. De par leurs usages des réseaux et leurs modes de fonctionnement culturel contributif, les jeunes seraient ainsi peu enclins à obéir à l’autorité mais naturellement collaboratifs, ils seraient naturellement plus communicants mais leur attention serait dispersée, ils seraient hyper informés et férus de fonctionnement démocratique mais hyper crédules et rétifs au principe de représentation, ils seraient originaux et entreprenants mais intolérants à l’autorité, ils seraient créatifs mais indifférents aux questions de propriété intellectuelle, etc. Il suffit d’ouvrir les journaux pour voir abonder les stéréotypes de cette nature, qui essaiment depuis le champ culturel vers le monde du travail (ces caractéristiques rendraient ces générations difficiles à manager) comme celui de la politique (leurs formes d’engagement, réversibles et ponctuelles, notamment sur les réseaux, mettraient à mal les linéaments du fonctionnement de la démocratie représentative). Le changement n’est pas marginal si l’on compare ces générations à leurs prédécesseures, qui portaient le nom d’événements politiques (guerre du Vietnam, guerre d’Algérie, etc.), de crise économique (chocs pétroliers, crises des subprimes, etc.), de mouvements sociaux (flower power, mai 1968, etc.) ou d’épidémie (sida).

4Pour lever les fausses évidences que ces dénominations masquent, il faut rendre visibles les conditions de formation des dispositions culturelles depuis les plus jeunes âges jusqu’à la fin de la jeunesse : ouvrir la « boîte noire » de l’habitus, interroger les transmissions et leurs modalités, les modes « d’éducation buissonnière » selon le joli mot d’Anne Barrère, qui prennent leur origine dans les médias et les technocultures, considérer la somme des savoirs minuscules qui les composent et leur articulation avec les intentions et/ou attendus éducatifs de la famille et de l’école, et documenter précisément la place et les conditions de possibilité de l’agency, souvent désignée sous le terme d’autonomie culturelle, au fil du grandissement. Ceci suppose de rendre sa place à l’enfance [1] : les childhood studies sont récentes en France comparativement aux champs scientifiques anglo-saxons, puisqu’elles ne se structurent qu’au tournant des années 2000, et leur articulation avec les youth studies, mieux installées dans le champ scientifique, reste encore à construire. Ce manque d’articulation a longtemps reconduit un manque d’intérêt sociologique pour les âges les plus jeunes, laissés à la psychologie d’une part et à une focalisation sur la sortie de la jeunesse et la transition vers l’âge adulte de l’autre.

5Dans ce contexte, les travaux que j’ai menés avaient pour ambition de contribuer à une vision longitudinale de l’avancée en âge, qui puisse faire dialoguer sociologie de l’enfance, de la jeunesse et de la culture, du genre et des inégalités, mais aussi de la globalisation (avec le numérique, la globalisation de la culture et les mobilités croissantes des populations).

6Cette approche a donné lieu à des travaux quantitatifs, qui ont contribué d’une part à sortir l’enfance de l’invisibilité statistique dans laquelle elle était plongée, invisibilité qui faisait écho à une conception de l’enfance subordonnée à celle de la famille, dont la structuration du champ scientifique porte la trace ; d’autre part, à documenter certaines des transformations des rapports des jeunes à la culture en régime technoculturel globalisé [2].

7La première grande enquête, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, était un sondage portant sur un échantillon représentatif national, qui ambitionnait de compléter la grande enquête Pratiques culturelles des Français (qui porte sur les 15 ans et plus) en interrogeant les pratiques culturelles de l’enfance et de l’adolescence à la croisée des influences des parents, de l’école et des copains. La deuxième enquête, L’Enfance des loisirs, consistait en un suivi de panel d’enfants, interrogés tous les deux ans de la fin de l’enfance à la grande adolescence (de 11 ans à 17 ans) et permettait de suivre de manière longitudinale les carrières de consommateurs culturels, leurs logiques et leurs bifurcations. La troisième enquête, Le Cosmopolitisme esthético-culturel des jeunes, portait sur les effets de la globalisation de la culture sur la composition des répertoires culturels des jeunes de 18 à 29 ans, sur les choix de modalités de consommation, ainsi que sur la contribution des consommations, pratiques et usages culturels au façonnage d’une approche cosmopolite du monde [3]. Enfin, une participation à la cohorte de naissance ELFE [4] permet de suivre les conditions de la socialisation culturelle depuis la naissance et a pour le moment rendu disponibles des informations sur les climats de socialisation familial durant les trois premières années de la vie de l’enfant : ces données démontrent l’existence de variations sociales et genrées très importante des conditions de socialisation précoce.

8Cette approche a également donné lieu à des travaux qualitatifs, collectifs le plus souvent, notamment sur la question de la formation des différences de genre dans les rapports à la culture, qui permettent de montrer comment se tisse l’écheveau des représentations sociales et comment sont reconduites les partitions éducatives qui mènent à la reproduction des stéréotypes de genre [5].

9Revue Hermès : Quels sont les traits stéréotypiques des représentations de la jeunesse que l’on peut questionner grâce aux enquêtes aujourd’hui ?

10Sylvie Octobre : Ces travaux permettent de discuter la validité de certains stéréotypes. Il en va d’abord ainsi de l’enfance, considérée longtemps comme une période d’inculcation ou d’imprégnation, sorte de pâte à modeler sur laquelle la famille et l’école viendraient successivement poser leurs marques, qui plus est de manière convergente, en faveur de la reproduction des hiérarchies culturelles légitimes. Plusieurs mutations doivent être prises en compte. D’abord, les parents des enfants d’aujourd’hui sont déjà entrés de plain-pied dans les cultures médiatiques et les valeurs et hiérarchies qu’ils transmettent ne sont plus forcément en conjonction avec celles de l’école, y compris dans les milieux les mieux dotés. Ensuite, les influences « classiques » de la famille et de l’école sont concurrencées ou complétées par celle des pairs, qui a crû en importance depuis les premiers travaux de S. Hall sur les cultures juvéniles, et qui est médiée et amplifiée par le régime technoculturel. En effet, celui-ci ajoute à la puissance des stéréotypes des médias la puissance des capacités communicationnelles ou créatives des réseaux. Enfin, l’agency de l’enfant se saisit de plus en plus dans la culturalisation de l’avancée en âge : le premier smartphone, la première sortie au cinéma, etc. ont des pouvoirs instituants forts dans le groupe des pairs et pour soi-même, ils deviennent des rites de première fois qui scandent le grandissement dans une société qui érige le consumérisme en mesure de l’identité.

11Il en va ainsi aussi de l’expression digital natives. Les enquêtes montrent qu’elle confond concomitance et usage, puis usage et maîtrise. Si aujourd’hui la plupart des études s’accordent sur la familiarité des enfants et des jeunes avec un environnement de plus en plus numérisé, avec lequel ils sont nés et ont grandi (effet de concomitance), on doit souligner que certains jeunes ne sont en effet pas tant « natifs » que « naïfs » tant certains sont dépourvus des compétences liées au numérique. On peut ainsi distinguer plusieurs types de fractures numériques au sein même des enfants et des jeunes : la fracture de l’accès (en résorption), la fracture des usages, la fracture des réinvestissements (passer des usages ludiques à ceux liés aux exigences de la vie sociale) et la fracture des capacités réflexives et des compétences critiques (particulièrement sollicités dans l’immense machine à mélanger information et bruit des réseaux sociaux), etc.

12Il en va également ainsi des regards portés sur la globalisation de la culture qui génère des craintes de perte de souveraineté, de baisse de niveau et de réduction de la diversité (les trois étant implicitement liés) justifiant des politiques défensives déjà anciennes. Les jeunes font ainsi partie des premières générations qui sont plongées dans un monde culturellement réellement multipolaire : ils peuvent désormais accéder à des productions des industries culturelles d’aires géographiques qui n’obéissent pas uniquement aux traces historiques des colonisations et des aires d’influences issues de la Seconde Guerre mondiale. La ferveur récente pour les produits culturels asiatiques (mangas, manhwas, séries, K-pop et J-pop), nord-européens (séries et polar) mais aussi indiens ou africains (Bollywood et Nollywood) se comprend dans ce contexte. Ce cosmopolitisme esthético-culturel prend sa source à la fois dans l’élévation moyenne du niveau de formation des jeunes et dans l’accroissement de leur mobilité, dans la part importante de populations jeunes issues de l’immigration, qui peuvent trouver dans les chaînes de télévision, les musiques issues de leur pays d’origine, etc. une réassurance culturelle réelle ou fantasmée, mais il bénéficie évidemment beaucoup de l’effet accélérateur de la généralisation des réseaux et de la puissance des industries culturelles numériques mondiales, devenues maîtresses dans l’art de l’hybridation des références culturelles. Ce cosmopolitisme défie les lois habituelles de la stratification des pratiques culturelles saisie uniquement en termes de capitaux culturels, fait apparaître l’importance des aspirations, inégalement distribuées, des jeunes à entrer en lien avec le monde global, et propose des leviers nouveaux d’éducation pour une citoyenneté culturelle pensée dans le cadre de la globalisation. Ceci invite donc à travailler sur les inégales distributions des appétences culturelles de manière renouvelée.

13Les travaux portant sur le genre ont quant à eux permis de mettre en évidence plusieurs niveaux de stéréotypes : ceux qui portent sur les rôles parentaux des mères et des pères, ceux qui portent sur les enfants (filles et garçons) et ceux qui portent sur les objets, pratiques et contenus culturels (féminins ou masculins). Ces divers niveaux s’imbriquent de manière différente selon les milieux sociaux et différemment également à chaque âge de la vie (l’adolescence étant un moment de rigidification de ces stéréotypes, au moment même où la question de l’identité de sexe est centrale). Et l’observation longitudinale des différenciations de genre indique de surcroît qu’il s’agit d’opposition mobile dans le temps : ce que les uns aiment à certains âges sera ce que d’autres aimeront plus tard, les systèmes d’oppositions de goûts continuant à différencier les filles et les garçons de chaque milieu social même si les répertoires de goûts, eux, se déplacent.

14De manière générale, les analyses font état d’une fragmentation des enfances et des jeunesses en archipels de comportements et de goûts, que l’on considère les répertoires culturels de manière transversale ou longitudinale. Cela rend les généralisations de plus en plus délicates et l’usage de stéréotypes de plus en plus éloigné de la réalité qu’ils sont censés décrire. Par ailleurs, trop souvent les comportements technoculturels des jeunes générations font l’objet de commentaires qui prétendent que certains comportements « nouveaux » leur sont spécifiques, comme s’ils n’affectaient pas les générations plus âgées : des continuités pourtant s’observent, notamment dans la baisse de la lecture, dans la transformation du rapport à l’information ainsi que dans la complexification des demandes formulées à l’égard des institutions.

15Revue Hermès : Selon vous, quelles variables influencent le plus profondément la circulation de représentations stéréotypées ?

16Sylvie Octobre : Les représentations qui circulent sur l’enfance et la jeunesse servent en général un discours sur les équilibres généraux de la société et la place des différentes générations dans le renouvellement de l’ordre social. C’est pour cette raison que les jeunes sont souvent vus comme une classe dangereuse, c’est-à-dire soupçonnée de ne pas vouloir prendre sa place (ou plutôt la place qui lui est assignée) dans la succession des générations. Chaque génération peut être accusée de solder à mauvais compte les legs culturels de celles qui les ont précédées, surtout si ces dernières se sont vécues comme profondément engagées, comme c’est le cas des générations des années de la seconde moitié du xxe siècle. Les jeunes auraient tout perdu – et se seraient perdus – avec les jeux vidéo, puis avec Internet. Des discours déploratoires, voire déclinistes, abondent, qui s’insurgent contre la perte de valeur, de qualité culturelle, voire de sens moral.

17Les paniques morales sont légion : les loisirs culturels sont un espace électif souvent accusé d’être propice aux addictions (en matière de jeux vidéo par exemple) ou aux pathologies (l’exposition aux écrans qui affecte le fonctionnement neurologique, l’isolement du geek qui affecte le fonctionnement social, etc.). Au-delà de ce que ces paniques disent de celles et ceux qui les énoncent, elles signalent une interrogation face aux nouvelles jeunesses et à la façon dont elles sont socialisées. Ces paniques morales sont, comme toujours, paradoxales. D’un côté, les pratiques, consommations, usages, goûts et autoproductions culturels, considérés comme un espace d’autonomie, sont sommés de réaliser l’individu à ses propres yeux, et le caractère « actif » des technologies numériques est supposé révéler les aptitudes « authentiques » et revivifier la démocratie culturelle (voire la démocratie tout court). De l’autre, la montée en puissance de la notion de risque – risque de harcèlement, risque d’exposition à des contenus et interlocuteurs inadéquats, risque des fake news, risque du brouillage médiatique – a pour corollaire la volonté de sécuriser les espaces juvéniles et de contrôler les technocultures et leurs usages, jugés potentiellement dangereux, et s’accompagne d’un discours déploratif sur l’innocence perdue de l’enfance. David Buckingham avait d’ailleurs voulu mettre en évidence cette aporie des regards sur l’enfance en intitulant l’un de ses livres After the Death of Childhood, malheureusement traduit en français par La fin de l’enfance, ce qui constitue un contresens par rapport à l’intention de l’auteur, mais est tout à fait significatif du débat en jeu.

Notes

  • [1]
    L’enfance est considérée ici dans son acception légale, celle notamment de la convention internationale des droits de l’enfant, comme la période allant de 0 à 18 ans. La jeunesse désigne en général la période qui va de 18 à 29 ans.
  • [2]
    S. Octobre, Les Technocultures juvéniles : du culturel au politique, Paris, L’Harmattan, 2018.
  • [3]
    Les résultats de ces enquêtes ont été publiés dans les ouvrages suivants : S. Octobre, Les Loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, 2004 ; S. Octobre, C. Detrez, P. Mercklé et N. Berthomier, L’Enfance des loisirs. Trajectoires communes et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, 2010 ; V. Cicchelli et S. Octobre, L’Amateur cosmopolite. Goûts et imaginaires culturels juvéniles à l’ère de la globalisation, Paris, ministère de la Culture/Presses de Sciences Po, 2017.
  • [4]
    ELFE (Étude longitudinale française depuis l’enfance) est la première étude longitudinale française consacrée au suivi des enfants, de la naissance à l’âge adulte. Elle a été créée à titre pilote en 2007 (elle concernait alors 500 familles) et en vraie grandeur en France métropolitaine en 2011 : elle concerne alors 18 000 enfants représentatifs des naissances de l’année. Son originalité tient au fait qu’elle aborde de multiples aspects de la vie de l’enfant, notamment sous l’angle des sciences sociales, de la santé et de l’environnement. L’enquête est réalisée en français, arabe, turc ou anglais, langues qui sont le plus souvent parlées par les mères étrangères accouchant en France. Voir <www.elfe-france.fr>.
  • [5]
    Voir par exemple S. Octobre (dir.) Question de genre, questions de culture, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, 2014.
Sylvie Octobre
Sylvie Octobre est sociologue au Département des études, de la prospective et des statistiques. Ses travaux portent sur les rapports à la culture des enfants et des jeunes, sous l’angle des inégalités, du genre et de la globalisation. Ses dernières publications : Les techno-cultures juvéniles : du culturel au politique (L’Harmattan, 2018) et (avec Frédérique Patureau), Normes de genres dans les institutions culturelles (MC/Presses de Sciences Po, 2018).
Entretien réalisé par
Anne Lehmans
Anne Lehmans est docteure en science politique et enseignante chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bordeaux et au laboratoire IMS-Rudii (Représentations, usages, développements et ingénierie de l’information). Elle travaille essentiellement sur les cultures de l’information.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0238
Pour citer cet article
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