1Revue Hermès : Quand on parle de stéréotypes dans les sports collectifs, qu’est-ce que cela évoque pour vous ? Avez-vous noté des évolutions des représentations au cours de votre carrière ?
2Paoline Ekambi : Les stéréotypes, ce sont des idées reçues et les clichés sur, par exemple, le soi-disant manque de féminité des sportives dans les années 1980. Cela a beaucoup évolué, les sportives soignent de plus en plus leur image et se la réapproprient avec les réseaux sociaux. Elles deviennent presque des icônes de mode. Dans ma génération, la basketteuse était nécessairement une grande complexée, une homosexuelle, un garçon manqué. En revanche, on avait tendance à « sexualiser » la sportive par le passé, et cela évolue très lentement. Dans la médiatisation des compétitions internationales, on voit une différence de traitement de la performance entre les sportifs et les sportives. Les journalistes sexualisent davantage la sportive en touchant finalement à son intégrité physique dans les descriptions qui sont faites (elle est sexy, elle est jolie, etc.). Il faudrait plus de journalistes femmes pour qu’on puisse arriver à un traitement égalitaire centré uniquement sur la performance, les valeurs du sport et les « success stories », qui sont l’essence même du sport, et non sur le physique des sportives. On ne met pas assez en valeur la performance et la différence du jeu, l’engagement, les sacrifices et l’état d’esprit des sportives par rapport à leurs homologues masculins. Cela commence à changer et en intégrant plus de journalistes femmes dans les médias et en diffusant plus de compétitions féminines à la télévision, tout peut se rééquilibrer.
3Revue Hermès : On voit les taux d’audience évoluer pour les sports collectifs féminins, dans la coupe du monde de football féminin par exemple. Et ce sont des hommes qui regardent le sport féminin, pas seulement les femmes.
4Paoline Ekambi : Le public demande à voir le sport pratiqué par les femmes, parce qu’il correspond à une autre culture. Les femmes véhiculent beaucoup plus de valeurs et procurent plus d’émotions, elles ont plus de passion, de cohésion entre elles, jouent moins sur la théâtralisation que les hommes, elles montrent beaucoup plus de plaisir à jouer ensemble et sont très engagées physiquement, et parfois bien plus performantes que leurs homoloques masculins. Pourtant les sportives sont dans l’ensemble bien moins médiatisées et rémunérées que les hommes, même si ce n’est pas l’argent qui dénature tout. En 2014, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, le ministère des Sports et le Comité olympique ont mené une action sur les questions d’équité et de médiatisation du sport féminin, en lançant les « 24 heures du sport féminin » dans les médias, avec Laura Flessel comme marraine, un événement annuel qui porte désormais le nom de « Sport féminin toujours ». Les parts d’audience du sport féminin ont évolué depuis cette initiative, parce qu’il y a un public. Ce n’est donc pas le public qui pose problème, c’est le sexisme et le machisme dans le traitement médiatique du sport et aussi dans la gouvernance. Le sport est gouverné à 90 % par des hommes, comme dans les médias. À mon époque, dans les années 1980, pour que les femmes soient plus médiatisées et mieux rémunérées, on leur demandait d’être plus « sexy », dans un contexte de domination par les hommes. Mais il est inutile de rendre les hommes responsables, c’est l’éducation qui est en jeu. Le sport mis en place dans l’après-guerre par le général de Gaulle concernait surtout les hommes, il reposait sur des valeurs de virilité, de combativité, de discipline, les femmes n’y avaient pas vraiment leur place : elles devaient être certes obéissantes et esthétiques mais leur place était surtout à la maison. Pierre de Coubertin était misogyne, c’est surtout grâce à une femme peu connue, Alice Milliat – nageuse, hockeyeuse, rameuse, qui a été au début du xxe siècle l’apôtre du sport « pour et par » les femmes, et considérée comme l’une des principales forces inspiratrices du développement du sport féminin apparu durant la Première Guerre mondiale –, que les femmes ont pu participer aux jeux Olympiques.
5Revue Hermès : La pratique sportive quotidienne semble renforcer certains stéréotypes, quand le sport devient moyen de communication, par exemple autour de l’homosexualité. Qu’en pensez-vous ?
6Paoline Ekambi : On peut parler des Gay games. Il y a une omerta sur l’homosexualité masculine dans le sport, véritable tabou, alors que pour les femmes, on a longtemps considéré que l’homosexualité des sportives n’était pas un problème. Chez les hommes, certains ont fait leur « coming out », mais beaucoup ne parlent pas, parce qu’ils subissent les pressions des marques, de leurs sponsors, qui jouent un rôle important. Comme à une certaine époque pour les stars masculines à Hollywood, où l’homosexualité était taboue.
7Ensuite un autre stéréotype qui évolue est celui de la compétence des femmes pour entraîner des équipes, notamment masculines. On a l’exemple de Corinne Diacre pour le football. On peut se demander en quoi le genre aurait à voir avec la compétence dans ce domaine, pour entraîner ou arbitrer. En NBA, qui est intéressante pour observer l’évolution des mentalités, une des franchises – les San Antonio Spurs – a intégré la première femme dans son staff technique. Bientôt, c’est une femme qui sera à la tête d’une équipe masculine. Pourquoi une femme manager ne serait-elle pas compétente ? On voit de plus en plus de femmes entraîner, mais peu dans les équipes masculines. Et on voit encore beaucoup d’hommes entraîner les femmes. Quand j’étais jeune, il y avait un certain nombre de femmes qui entraînaient dans les équipes féminines de basket, parce qu’à l’époque c’était un problème pour les hommes d’entraîner des femmes, car moins bien payé et bien moins valorisant. Depuis que le sport féminin se structure, se professionnalise, connaît une exposition médiatique grandissante, il devient plus intéressant pour les marques, qui comprennent que ce marché émergent a un fort potentiel de développement, là où celui du sport masculin est saturé. Le marché fait évoluer les stéréotypes : il faut vendre aux femmes, à la diversité, qui représentent des marchés de niche. Les entraîneurs masculins ont aussi commencé à prendre les places des femmes dans le sport féminin. En basket, il y a seulement deux femmes qui entraînent aujourd’hui les équipes de femmes dans les championnats d’élite. Ce serait bien que ce soit des binômes mixtes qui entraînent, parce que la complémentarité des profils, la mixité, et la diversité sont source de richesse. L’entre-soi, la consanguinité favorisent la cooptation, il y a encore trop peu d’ouverture sociale parmi les dirigeants du sport, il y a très peu de mixité et très peu de diversité dans les staffs techniques, médicaux, et dirigeants, alors qu’il y en a sur les terrains. Il n’y a qu’une présidente de fédération, en escrime, encore trop peu de femmes directrices techniques nationales. La Fifa a une secrétaire générale africaine, c’est une révolution, donc une évolution. Plus on monte dans la gouvernance du sport et moins on voit de femmes et de diversité. Il faudrait un référent de la diversité et de la mixité au sein des fédérations sportives et des ligues professionnelles.
8Revue Hermès : Le sport pour tous évolue-t-il ?
9Paoline Ekambi : Oui, il n’y a jamais eu autant de pratiquants – même s’il y a encore des problèmes parmi les jeunes dans certains quartiers, et si le sport a été structuré pour les garçons pendant longtemps. Les filles ont du mal à trouver leur place. Les stéréotypes sont sans doute plus ancrés encore dans certains quartiers. Il y a beaucoup de nos jeunes concitoyens dont les parents sont issus de cultures à forte tradition patriarcale, avec des effets sur la pratique du sport tout particulièrement, chez les jeunes filles. Il y a un vrai travail de sensibilisation à mener auprès des parents, dans les écoles aussi. Avec Paris 2024, des ambassadeurs champions olympiques font la tournée des écoles pour communiquer sur l’importance du sport pour tous. Le sport est un vecteur d’inclusion, d’émancipation, d’autonomisation, de développement personnel, de bien-être. Mais l’offre du sport actuelle laisse peu de place aux filles, sur les terrains de plein air par exemple.
10Revue Hermès : Existe-t-il une différence entre la France et d’autres pays autour de cette question des stéréotypes ?
11Paoline Ekambi : Dans d’autres pays, c’est parfois pire, le sport étant le miroir de la société. En France, on voit une évolution, y compris dans la pratique. Le stéréotype du sportif « tout dans les muscles, rien dans la tête » a évolué. On a pendant longtemps favorisé et valorisé l’élitisme axé sur les arts et la culture, peu ouvert à la diversité, en délaissant le sport, qui est pourtant un vrai vecteur de valeurs d’inclusion sociale. Cette idée reçue a bien changé. Aujourd’hui on sait que les sportifs de haut niveau développent des compétences hors du commun très recherchées par les professionnels du monde de l’entreprise, que le sport a des bienfaits sur la santé et que c’est un facteur de bien-être. Les Américains sont plus en avance sur ces questions, comme les pays du nord de l’Europe. Le sport est un moyen d’avancer vers une société plus juste, plus équitable, plus humaine et bienveillante.
12Revue Hermès : On voit encore circuler des stéréotypes racistes sur les terrains de sport, notamment de football. Qu’en pensez-vous ?
13Paoline Ekambi : Les fédérations, les associations sportives, les clubs professionnels ne s’impliquent pas assez pour éradiquer le racisme des enceintes sportives. Il faut sanctionner durement et sans aucune tolérance les dérives racistes. C’est quand même le devoir des institutionnels du sport de protéger plus efficacement les athlètes, d’exclure définitivement des stades les personnes qui tiennent des propos racistes. Dans le basket, on ne voit pas trop ce type de dérive, qui serait rapidement sanctionnée. Le football est vraiment le sport le plus touché.
14Revue Hermès : Certains sports sont-ils plus que les autres porteurs de diversité ?
15Paoline Ekambi : Certains sports sont marqués par des stéréotypes racistes, qui se recoupent avec des formes d’élitisme social : la natation était censée ne pas concerner les Noirs à une époque à cause d’une morphologie soi-disant peu adaptée. Certains sports, très coûteux et élitistes, ne sont pas accessibles à la diversité comme le golf, l’équitation, le patinage artistique, entre autres. D’autres, comme le tennis, se sont ouverts depuis longtemps à la diversité et ont fait un travail de démocratisation avec des actions menées dans les quartiers défavorisés pour dénicher de nouveaux talents. Les politiques d’ouverture sont donc essentielles pour faire bouger les stéréotypes. Il y a encore des clichés qui persistent comme ceux des jeunes des quartiers défavorisés qui s’orienteraient davantage vers certains sports comme le football, ou encore les sports de combat, mais il faut savoir que ce sont les seuls sports accessibles pour eux, contrairement à l’aviron, la gymnastique etc. Les stéréotypes sont humains, ce n’est pas une question de culture, c’est partagé par tout le monde.
16Revue Hermès : Est-ce que les stéréotypes peuvent être positifs ?
17Paoline Ekambi : Je m’appuie sur des stéréotypes pour rire et me moquer. L’éducation non genrée est essentielle ; dans mon cas, enfant, je n’ai pas été positionnée comme une fille dans ma famille, cela m’a permis de voir des aberrations. La première fois que j’ai fréquenté un univers féminin, c’était à l’Insep, et j’ai découvert le monde des filles qui n’était pas le mien, celui des garçons non plus d’ailleurs. Je me suis construite entre ces deux mondes, sans entrer dans des comportements stéréotypés du fait de mon éducation ; j’aimais jouer avec les garçons, je me battais aussi tout comme eux, et en même temps j’adorais le maquillage et la mode. Il faut vraiment faire attention à cela. Je n’ai aucun présupposé genré, je me sens bien dans les deux mondes, je n’essaie jamais de jouer d’un côté ou de l’autre, de la séduction ou de la force. Il faut s’assumer et se concentrer sur ses forces et non sur ses points faibles, mais une femme est obligée de se projeter par rapport aux stéréotypes de ses interlocuteurs, dans les entretiens d’embauche par exemple. Les médias continuent de véhiculer des stéréotypes genrés très forts. L’éducation nationale a tendance à focaliser sur les points faibles et sur les difficultés. En France on surprotège les enfants, et ce faisant on les bride, on interdit. Aux États-Unis, on laisse les enfants tenter des expériences, on les encourage. Il faut changer notre regard sur l’éducation, éviter de genrer, permettre aux enfants de s’épanouir sans redouter les expériences même douloureuses.
18Revue Hermès : Dans vos activités associatives, que faites-vous pour lutter contre les stéréotypes ?
19Paoline Ekambi : Je pars toujours de mon histoire personnelle, de mon expérience dans mon engagement dans l’équité entre les hommes et les femmes par exemple. J’aime transmettre et partager mon expérience avec les autres, mais je ne suis pas une militante. Je suis très engagée aussi contre toutes formes de violences envers les enfants, dont les abus sexuels, je considère qu’il est de notre devoir à tous de protéger les enfants, je suis moi-même une survivante de l’inceste. Le sport m’a permis de me reconstruire et de développer une forte capacité de résilience, tout comme mon passé douloureux. Dans le sport, il y a aussi des abus sexuels. C’est important que les hommes parlent aussi de ces questions, leur parole sensibilise plus le public que celle des femmes, parce que les tabous sont plus forts sur les garçons. Je m’engage là où j’ai une expérience et je sais que je peux partager. Je suis en train d’écrire sur mon histoire et le rôle du sport dans ma reconstruction. Je soutiens un programme, « Start to Talk », mis en place par le Conseil européen pour briser le silence sur les abus sexuels dans le monde du sport et donner la parole aux victimes. Le sport est le seul domaine où on a très peu fait campagne sur #MeToo. Dans la formation des entraîneurs, il faudrait leur apprendre à détecter les problèmes, être aussi attentifs aux recrutements de bénévoles.
20En ce qui concerne la condition des femmes et des hommes, il est important de continuer à travailler sur l’égalité, l’équité dans la société, dans le monde de l’entreprise. Je suis également membre du Collectif Égal Sport pour la parité femmes/hommes ou encore membre de RED For Executive Women. J’interviens dans les entreprises et les écoles sur le thème du leadership féminin, du dépassement de soi, etc. Les jeunes filles ont besoin de références, de modèles, pour prendre confiance en elles. Il faut que garçons et filles soient ensemble sur ces questions d’égalité en général. Les sportifs femmes/hommes ont une approche similaire de la performance, ils partagent et véhiculent les mêmes valeurs universelles, c’est donc important de les faire intervenir dans les entreprises, à l’école et dans les associations : ils ont un rôle majeur à jouer.
21Revue Hermès : Quel est le rôle des réseaux sociaux ?
22Paoline Ekambi : Quand j’ai lancé ma start-up, j’ai commencé à utiliser les réseaux sociaux. Il faut y raconter une histoire et pas seulement parler de son produit. Un dirigeant doit aussi montrer qui il est authentique à travers ses actions, il doit être en phase avec les valeurs et les messages qu’il véhicule. Mon parcours, mes expériences et mes valeurs sont importants dans mon positionnement sur les réseaux sociaux. Mais je suis observatrice. Les réseaux sociaux permettent aussi de dénicher, de découvrir des discours stéréotypiques, violents, haineux. Je suis d’aileurs une des signataires de Respect Zone qui lutte contre les cyber-violences et qui développe des outils innovants de protection. Les réseaux sociaux peuvent être un facteur de cohésion, d’ouverture vers le monde. Ils font peur, parce qu’ils donnent une visibilité sur un monde qui finalement est assez violent et inéquitable. Mais ce n’est pas le monde qui a changé, notre champ d’ouverture s’est étendu au monde, et on s’aperçoit que tout n’est pas mieux ailleurs que chez nous. Les réseaux sociaux offrent une visibilité sur les problèmes de notre monde, donc permettent une prise de conscience collective pour faire bouger les lignes et offrir un monde meilleur, plus juste, plus équitable, bienveillant et plus humain aux futures générations. C’est donc intéressant. C’est aussi un formidable outil de promotion pour des sportifs issus de sports peu médiatiques, et pour des entreprises. Avec notre start-up Sportail community, nous avons nous-mêmes utilisé les réseaux sociaux pour développer notre communauté et notre notoriété.
23Revue Hermès : Les stéréotypes sont-ils liés aux générations ?
24Paoline Ekambi : Les jeunes ont changé et le monde change très vite, mais le fait d’avoir été sportive de haut niveau inspire le respect, sans parler comme des « vieux cons ». Je suis membre du Club des internationaux de basket qui crée du lien intergénérationnel. C’est important d’être avec les plus jeunes qui ont besoin des conseils et du soutien de leurs aînés, tout comme nous les anciens aimons transmettre et partager nos expériences sous forme de passation d’un héritage à perpétuer.
25Pour conclure sur les stéréotypes autour du sport, il faut penser à ces dimensions communicationnelles. Les médias insistent uniquement sur les performances et n’évoquent pas assez les sacrifices qui mènent à ces performances, ni les valeurs, les expériences, notamment dans les interviews où on retrouve toujours les mêmes questions. Dans une équipe, tout ne se joue pas uniquement sur la performance mais sur les relations entre des personnes, des équilibres. On a vu une évolution de la connaissance fine du sport, dans ses valeurs, dans ses dimensions collectives, grâce à des prises de parole de sportifs qui font bouger les stéréotypes et les représentations. Les journalistes sportifs ont une responsabilité dans des représentations figées et simplistes de la performance. Enfin, je n’aime pas la position victimaire au sujet des discriminations. Il y aura toujours des gens haineux et des discriminations, dans tous les milieux. On ne peut pas construire le monde là-dessus, il faut dépasser toutes ces représentations, faire voler en éclats les stéréotypes, dans l’éducation, le sport, la mode, dans la société en général.