La migration vénézuélienne et le populisme de droite au Brésil
1La représentation médiatique des conséquences et des ramifications des migrations forcées dues aux catastrophes naturelles, au changement climatique, aux conflits armés, aux guerres civiles et à l’instabilité économique et politique, contribue à façonner un stéréotype des migrants et des réfugiés et à diffuser un discours populiste et nationaliste. Son analyse fait écho aux apports de la théorie sociale contemporaine, en particulier chez Giddens, Lash et Beck (2012) et Bauman (2016 ; 2017), dont l’héritage propose des explications à l’apathie ou, selon les mots de Bauman (2017), à la « panique morale » qui retarde la construction d’une politique humanitaire à l’échelle planétaire (Morin, 2011).
2Cet article propose une réflexion sur la manière dont la perception d’une partie de population brésilienne concernant la migration vénézuélienne pourrait coïncider avec la base du populisme de droite au Brésil, étayée par des discours nationalistes.
3Le Brésil accueille 10 100 personnes déjà reconnues légalement comme réfugiées. Cependant, seules 5 100 conservent le statut de réfugié actif. En ce qui concerne les demandes de reconnaissance, sur les 3,1 millions de demandes accumulées en 2017, le Brésil en a reçu 126 100, dont 74,1 sont en cours de traitement. Les principales nationalités d’origine des demandeurs sont le Venezuela (33 %), Haïti (14 %), le Sénégal (13 %), la Syrie, l’Angola (7 %), Cuba et le Bangladesh (6 %) (Conare, 2018). De 2010 à 2017, les demandes de statut de refugiés présentées par des Vénézuéliens ont augmenté de manière exponentielle, passant de 4 en 2010 à 17 865 en 2017 (Ibid.).
4L’utilisation des termes de « réfugié » et « migrant » comme synonymes a été une caractéristique des gouvernements populistes de droite pour diffuser l’image d’un gouvernement attaché à la question des réfugiés, puisque le pays est signataire de la Convention de Genève de 1951, et ainsi camoufler la réalité.
5Moins de 20 jours après la destitution de la présidente Dilma Rousseff, le président Michel Temer a mentionné, lors de son allocution devant la 71e Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2016 à la réunion de haut niveau sur les grands mouvements de réfugiés et de migrants, que le nombre de réfugiés dans le pays s’élevait à 95 000 (ONU, 2016), une estimation éloignée des chiffres réels. Cela est dû au fait que le président a gonflé les statistiques avec les 85 000 immigrants haïtiens vivant dans le pays, munis d’un visa humanitaire, à la suite du tremblement de terre de 2010.
6Selon Laubenthal et Weiffen (2018), les principales stratégies du populisme de droite consistent à « briser les tabous dans le discours, faire des provocations calculées, faire fi des règles formelles et informelles et des insultes personnelles ; appels émotionnels, exagérations et alarmisme ; théories du complot, utilisation de généralisations rigides, distinction entre “nous” et “eux”, simplifications ; et demande de solutions radicales ». Ces stratégies corroborent les trois caractéristiques du populisme de droite : l’anti-élitisme, l’anti pluralisme et la construction de l’image de l’ennemi. Weiffen (2018) attire toutefois l’attention sur la frontière ténue entre le populisme et l’extrémisme. « Certaines positions populistes s’inscrivent dans les libertés démocratiques, mais quand il y a une dévaluation des minorités et des immigrants, quand il y a un appel à la violence, le discours est clairement traversé par l’extrémisme. »
7Dans le contexte de la migration vénézuélienne, la distinction entre « nous » et « eux » favorise la vague nationaliste qui, à son tour, est également présente dans la perception des Brésiliens qui perçoivent le « Vénézuélien » comme une menace. Entre le 25 janvier et le 8 mars 2018, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a mené 3 516 entretiens dans deux municipalités de l’État de Roraima : 2 420 à Boa Vista et 1 096 à Pacaraima. Sur ce total, 97 % étaient vénézuéliens et les 3 % restants étaient colombiens, chiliens ou péruviens (OIM, 2018). Sur les 3 516 répondants, 67 % ont quitté le pays pour des raisons économiques et de travail, 22 % à cause du manque d’accès à la nourriture et aux services médicaux, 7 % de l’insécurité et de la violence et 1 % de la persécution. Face à la question de savoir ce qui se passerait s’ils rentraient chez eux, 42 % ont déclaré qu’ils mourraient de faim et 32 % qu’ils seraient confrontés au chômage (Ibid.).
8Parmi les diverses données recueillies par l’enquête, certaines aident à déterminer le niveau de discrimination et de violation des droits de l’homme auquel les migrants sont exposés. L’accès à l’éducation, par exemple, est entravé par le manque de documentation, raison invoquée par 31 % des répondants. 37 % de la population interrogée ne prend pas trois repas par jour. Et 28 % ont déclaré avoir subi une forme de violence sur le territoire brésilien, telle que la violence verbale (81 %), physique (16 %) et sexuelle (2 %) (Ibid.).
9Avec l’afflux massif d’immigrés vénézuéliens, la solidarité attendue dans les scénarios de crise humanitaire a cédé le pas aux préjugés, dont on peut constater les effets dans l’analyse des 82 rapports et dans l’enquête de surveillance des médias sociaux numériques FGV / DAAP.
10La panique morale (Bauman, 2017) générée par la venue des Vénézuéliens est présente dans la perception d’une partie des Brésiliens, dans la couverture de la presse et dans les discours populistes de droite, renforçant les stéréotypes et prolongeant les souffrances des migrants et des réfugiés.
La perception et le stéréotype du migrant vénézuélien
11Pour l’analyse du stéréotype des Vénézuéliens, nous avons utilisé deux journaux : Folha de S. Paulo, le journal ayant le plus grand tirage du pays, et Folha de Boa Vista, principal média de la capitale de l’État de Roraima, porte d’arrivée des immigrés.
12Quatre-vingt-deux articles ont été recueillis dans la version en ligne des deux journaux, dont 22 dans Folha de S. Paulo et 60 dans Folha de Boa Vista, du 1er janvier au 18 avril 2018. L’analyse sémiotique de ces articles a révélé des tendances aux préjugés. La plupart, sinon la totalité, des appels utilisent le terme « Vénézuélien » de manière à suggérer un seul groupe de personnes – un terme toujours absent – dans une homogénéisation qui ne prend pas en compte leurs singularités en tant qu’êtres humains. Ce ne sont pas les Vénézuéliens, mais les Vénézuéliens comme de simples objets, utilisant des stéréotypes et des concepts créés par la fragilité économique, financière et politique que traverse le Venezuela.
13Désormais, les Vénézuéliens deviennent en général le signe de ceux qui posent problème, qui perturbent la paix et la sécurité locales, qui enlèvent les emplois des Brésiliens et qui constituent des obstacles pour les entités gouvernementales brésiliennes. Ce sont les représentations du « eux ». Ils sont rarement perçus comme un peuple qui recherche de meilleures conditions de vie, un avenir prometteur et qui assure son existence même avec un minimum de dignité.
14Les textes, tant par le choix des citations et des interviews que par leur élaboration et leur édition, introduisent des valeurs qui, directement ou indirectement, représentent le désir ardent d’une partie de la population locale. On entend ici que les producteurs de ces textes se nourrissent, dans une certaine mesure, d’éléments capturés dans les discours les plus divers. Il convient également de rappeler qu’il est bien entendu impossible de séparer les discours et le texte journalistique du contexte dans lequel ils sont insérés.
15Voyons donc quelques appels qui peuvent illustrer cette analyse :
Les manifestants protestent contre les Vénézuéliens et demandent aux autorités de surveiller la frontière.
17Le « contre » porte une accusation symbolique qui concentre les préjugés de la population locale, son intention étant d’éliminer la menace posée par les Vénézuéliens, sans se soucier des droits de l’homme. La demande d’inspection aux frontières fait référence à la fermeture et au déni de solidarité humanitaire, en violation des dispositions de la convention de 1951, du protocole de 1967 et de la déclaration de Carthagène de 1984.
Les Vénézuéliens utilisent les abris comme cachette, déclare le commandant de la Police militaire.
19Les abris sont destinés à la protection, mais dans ce contexte, le mot « cacher » fait référence à l’idée de banditisme, car le texte indique que les Vénézuéliens, toujours considérés comme un groupe homogène, commettent des crimes contre la communauté locale. En citant une autorité, l’appel devient plus crédible lorsqu’il semble répondre aux souhaits de la population locale, la plus troublée par la présence d’immigrés vénézuéliens et donc plus susceptible de développer des préjugés à leur encontre.
La mairie n’a pas l’intention de sortir les Vénézuéliens de la place.
21Le verbe « sortir » est utilisé ici, au lieu de déplacer, réorganiser. Il est réificateur.
L’armée achève le deuxième envoi d’immigrants vénézuéliens.
23L’appel utilise le verbe envoyer avec la référence à un traitement déshumanisé des immigrants vénézuéliens, comme s’il s’agissait d’un objet.
24De l’analyse sémiotique des 82 rapports et de la réflexion sur certains appels, nous notons que la situation des migrants vénézuéliens fait référence à l’affaiblissement du modèle de développement stricto sensu appliqué par les organisations politiques et sociales modernes et à l’urgence de leur réinvention (Giddens, Lash et Beck, 2012).
25La figure de l’individu, dont la transformation au fil du temps a déplacé son rôle dans la sphère publique vers la sphère de l’intimité (Bauman, 2001 ; Elias, 1994), est présente dans la représentation des résidents locaux et leur rejet des immigrés vénézuéliens. C’est cet individu qui retardera une politique humanitaire à l’échelle mondiale (Morin, 2011), à la faveur de la panique morale (Bauman, 2017) visible dans la couverture de presse.
26Dans les médias sociaux numériques, les discours de haine et de rejet de l’arrivée d’immigrants vénézuéliens chevauchent ceux de solidarité et de bienvenue. C’est l’observation de l’enquête de suivi réalisée par le FGV / DAAP qui a rassemblé, entre janvier et février 2018, 58 900 articles sur la migration : 2 000 articles de blogs, 5 800 de sites d’actualités et 51 000 tweets.
27Parmi les différentes questions liées à la migration vénézuélienne, les discussions autour de la loi sur la migration de 2017 ont généré 1 400 publications, principalement des groupes opposés aux immigrants, associant l’accueil des immigrants à une politique socialiste (FGV / DAAP, 2018).
28La perception du Brésilien par rapport aux immigrants est très éloignée de la réalité, comme le montre l’étude Les Dangers de la perception 2018, réalisée dans 37 pays par l’institut Ipsos. Pour les Brésiliens, les immigrés correspondent à 30 % de la population du pays, contre un nombre réel de 0,4 % (Ipsos, 2018).
29Cette distorsion favorise l’utilisation de ressources manipulatrices, à la fois par les médias et par la classe politique. Moins la population est informée et critique dans la vitrine des médias sociaux, plus le populisme, avec ses stratégies linguistiques et idéologiques, trouve un terrain fertile pour propager, renforcer et perpétuer ses idéaux nationalistes qui séparent le « nous » du « eux ».
30La perception déformée du Brésilien vis-à-vis de la migration vénézuélienne, ainsi que la création d’un « Autre » et la couverture stéréotypés de la presse brésilienne font du populisme de droite au Brésil non un désastre soudain, mais une tragédie sociale, culturelle et politique construite en silence.