1S’il y a bien une chose qu’on ne peut pas reprocher à Internet, c’est d’empêcher les imaginaires de se faire et se défaire. Lorsque le stéréotype est abordé dans les médias traditionnels comme les journaux et la télévision, c’est souvent pour parler de discriminations. À l’heure du durcissement des débats politiques en Europe et aux États-Unis sur les inégalités sociales, il est intéressant de se demander si le processus de stéréotypage persiste dans les contenus produits en marge des traditionnels flux communicationnels médiatiques, dans des lieux où les citoyens ont la possibilité théorique d’agir sur les informations, dans les méandres de l’Internet participatif.
2L’aube des années 2000 fut marquée par le Web 2.0 et les débuts du libre-échange de données avec les logiciels libres, les initiatives Open Source et les réseaux peer-to-peer. Dans ce contexte apparurent les premiers forums de discussion qui ont fédéré les internautes autour de sujets hétérogènes. Parmi ces forums, les imageboards se distinguent. Les imageboards pionniers tels que 2channel et Futaba Channel furent créés au Japon respectivement en 1999 et 2001, et proposaient aux internautes de poster des messages sans création de compte utilisateur attaché à une adresse mail, ce qui a encouragé les discussions anonymes – d’où le surnom « Anon » donné par défaut à tous les utilisateurs [1]. Cette particularité fit des imageboards un lieu où s’échangent des informations d’opinion en passant par des partages d’objets tels que des images, des textes, des vidéos ou des hyperliens. Rapidement, ce sont les imageboards anglophones 4chan (2004) et Reddit (2006) qui furent plébiscités par les utilisateurs du monde entier, avec plusieurs millions de messages par jour. Suite à plusieurs événements liés au hacking [2], les imageboards sont aujourd’hui assez populaires, bien qu’ils demeurent des lieux où les codes de langage et d’humour restent ésotériques pour le simple « visiteur ». En outre, les contenus produits par les usagers sont caractéristiques des mutations des sociétés dans l’instantanéité de la circulation des informations et dans certains questionnements qui en découlent, lesquels sont retransmis avec, évidemment, toute la distance cynique qu’autorise le fait d’être derrière un écran.
3Dans quelle mesure le processus de stéréotypage est-il impliqué dans la production de contenus spécifiques aux imageboards ? À travers quelques exemples éloquents, nous allons voir comment les représentations sociales qui transitent peuvent agir sur les imaginaires que les internautes contribuent volontairement à perpétuer en se jouant avec désinvolture de l’ambivalence des stéréotypes.
Stéréotypes, mèmes et imageboards
4La particularité des imageboards est d’encourager l’échange d’objets numériques. Lorsque ces objets s’imposent comme incontournables et se propagent, ils sont appelés mèmes. Hors du contexte d’Internet, les mèmes correspondent à des objets culturels aux signifiants textuels, visuels ou sonores tels que, par exemple, des figures emblématiques ou des airs populaires (comme des jingles), des slogans, des vêtements, des notions ou des comportements. Ces signifiants ont, à l’instar de tout objet culturel, une portée allégorique qui contribue à formuler une représentation du réel en fonction des dimensions référentielles, symboliques et contextuelles dans lesquels ils s’inscrivent. Dans un espace qui les stimule, ces objets sont reproduits sous une forme et portée significatives transformées par la subjectivité de la personne ; ils sont porteurs d’imaginaires. Reproduits de façon récurrente, ils peuvent donc paraître se « répliquer ». La circulation des mèmes comme éléments culturels a été pensée et théorisée sous le nom de « mémétique », comme une approche évolutionniste des codes culturels au travers du tissu social. C’est dans son ouvrage Le gène égoïste (1976) que Richard Dawkins émet l’hypothèse selon laquelle l’évolution de la culture se verrait, à l’image de l’évolution génétique, muter de façon dynamique – variation et sélection – par la réplication d’objets culturels qu’il appela mèmes, un terme tiré du grec ancien mimeme et qu’il établit en homophonie et par analogie avec les gènes. Ces analogies, bien qu’elles soient encore aujourd’hui contestées, eurent le mérite d’initier des études hybrides dans le champ de recherche en sciences sociales, en particulier anglo-saxonne, sur les pratiques culturelles. Nous retiendrons ici le fait que cette notion a imprégné les conceptions contemporaines de l’information sur Internet en nommant mèmes ces informations « autoréplicatives » et en les intégrant dans le langage courant.
5Pour comprendre les mécanismes de transmission des mèmes, il faut se pencher à la fois sur leur structure formelle et sur les imaginaires qu’ils révèlent par la mise en relation des univers de discours, des systèmes de valeurs, des pratiques sociales, et des contextes socioculturels dans lesquels ils sont produits. Sur les imageboards, les mèmes prennent forme par les actions successives d’emprunt, de réinterprétation et de réécriture d’objets visuels, textuels ou sonores appelés templates. Sommairement, le template est le support de base, la matière première, la substance qui possède des caractéristiques qui lui permettent d’être réadapté. Avant même d’y voir un potentiel procès cognitif, on peut observer que le template sur lequel se structure le mème possède toutes les caractéristiques du stéréotype, lequel est lié dans ses origines à l’idée de reproduction manufacturée. En effet, le terme de stéréotypie (proche historiquement de celui du « cliché » reproductible en photographie) désignait au xixe siècle une opération d’imprimerie qui consistait à fondre des caractères de plomb typographique les uns avec les autres, de façon à produire des blocs réutilisables. Formant des phrases utilisées de façon récurrente par les auteurs dont les textes étaient imprimés, ces blocs permettaient aux imprimeurs de voir leur tâche facilitée. Il s’agit donc, à l’époque, avant même sa portée figurative, d’une opération bien formelle et manuelle de copie d’un objet reproduit par imitation d’un auteur à l’autre. Le template est souvent une image « prête à l’emploi » dont les caractéristiques sémantiques sont déjà posées (per sonnages, composition, cadre discursif, etc.) et sur laquelle il suffit d’appliquer des mots, dessins ou photographies pour lui donner un nouveau sens. Le processus de stéréotypie, auparavant manuel, devient informatique dans la production des mèmes sur Internet, mais conserve toutes ses propriétés de reproduction à l’infini.
L’exemple du mème « Racists on 4chan »

6Nous proposons ici d’aborder deux mèmes anglophones [3] : l’un ancien, datant d’une période où l’imageboard 4chan était encore un espace clos réservé aux « initiés » et ne débordait que très peu dans la « vie réelle », et un autre, très récent, résultant des secousses politiques et médiatiques du gouvernement Trump aux États-Unis. De ces deux mèmes, on peut dégager des grands schèmes de l’usage des stéréotypes dans leur forme et leur réception.
7Pour commencer, l’exemple éloquent d’un ancien mème datant de novembre 2010, communément appelé « Racists on 4chan » et également connu sous le nom de « Niggerwalks ». Il s’agit d’une courte bande dessinée qui parodie les contradictions dans la façon dont un individu blanc qui adopte des opinions personnelles peuplées de préjugés racistes interagit avec un individu noir in real life (IRL [4]), et les commentaires injurieux qu’il va proférer sur 4chan à la suite de cette rencontre.
8La première image de ce mème montre un personnage de type caucasien (« personnage blanc ») en train de marcher. Sur la seconde, il croise un « personnage noir » de type africain-américain. Dans la seconde case de la bande dessinée, le personnage noir apostrophe le personnage blanc – « Wassup pussy [5] ? » – et lui demande ce qu’il regarde. Le personnage blanc détourne les yeux et lui répond timidement. Dans la case suivante, le personnage noir lui dit qu’il plaisantait en l’interpellant ainsi, et lui demande comment il va. Le personnage blanc, hors-champ bégaie et semble rire, gêné. Le personnage noir s’éloigne en lui souhaitant « peace ». Le personnage blanc apparaît au coin de l’image avec une petite larme à l’œil, symbolisant son ego mis à mal. L’encart suivant indique « Later » : le personnage blanc, très énervé et bouffi d’orgueil, poste un message raciste sur 4chan, qui pourrait se traduire ainsi : « Ce singe sous-humain, un putain de nègre m’a suivi aujourd’hui. Il m’a dit quelque chose dans son jargon inintelligible. Quand il est parti je l’ai remis à sa place, je lui ai dit à cet enfoiré qu’il était un sale nègre. Je déteste les nègres, bon sang. »
9Ce mème croise plusieurs énoncés. Le premier, le plus évident, est celui qui prend forme entre les deux personnages, dans un univers de discours de « relation à l’Autre ». Dans cet espace, l’imaginaire du personnage blanc interagit avec les conditions situationnelles de la communication dans lesquelles il se trouve ; il est perturbé par le fait que le personnage noir ouvre la discussion. L’imaginaire qui l’empêche de s’« affirmer » est issu d’une représentation sociale évidente. En effet, ce mème apparaît dans le contexte social qui précède les soulèvements sociaux contre les violences policières à l’encontre des Noirs aux États-Unis [6], mais il est révélateur d’un imaginaire qui était déjà bien installé dans les esprits car très médiatisé : un Noir qui marche dans la rue représente une « menace [7] ». Le personnage noir est bien conscient de cet imaginaire puisqu’il y est confronté quotidiennement, et cette façon d’interpeller le personnage blanc est intentionnelle, soit pour provoquer la gêne, soit pour « tester » ce dernier dans ses réactions. Le second énoncé de ce mème se place entre le lecteur et la portée signifiante de la représentation physique du personnage noir. Le dessin représente les corps des deux personnages avec des couleurs uniformes ; le personnage blanc est très blanc et le personnage noir est très noir. Toutefois, du corps du personnage noir, seuls se démarquent les yeux, les lèvres très rouges et les dents. Cette représentation des Noirs est issue d’un long héritage des caricatures dépréciatives dans les représentations populaires, dont le personnage de Jim Crow est le triste représentant d’une longue tradition « humoristique » des Blackfaces [8] bien connue aux États-Unis. L’équivalent européen étant la bande dessinée franco-belge, qui pendant des décennies, tout comme les Blackfaces, stigmatisa les personnages noirs tant par l’aspect physique – les traits du visage clownesques – que par les attitudes de paresseux, voleur, naïf ou comique. En termes de symbolique raciale, cette façon de représenter les populations noires perdura jusqu’aux années 1960, marquant la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis et le début des indépendances des colonies européennes. Or, d’une case à l’autre, ce mème passe d’un imaginaire du Noir agressif à celui du Noir nigaud, deux de ces stéréotypes les plus courants. Dans ces représentations populaires qui ont marqué les imaginaires, les Noirs parlent également en « petit nègre » ou en anglais « écorché ». Dans le cas de notre mème, le personnage blanc reproche au Noir de lui avoir parlé dans un « jargon inintelligible ». Cela semble désigner pour lui l’« African-American Vernacular English », plus communément appelé « Ebonic », qui correspond à un ensemble de caractéristiques linguistiques propres aux communautés africaines-américaines qui se différencie de l’anglais « standard » par une grammaire et une morphologie spécifiques, et qui se rapproche de l’accent non-rhotique du Sud des États-Unis. Toutefois, cet accent ne transparaît ici que par quelques rares signifiants textuels ; l’abréviation de « kidding » en « kiddin’ », ou encore « You alright ? » en ôtant le verbe, ce qui laisse entendre que ce qu’il dit reste très compréhensible. Empruntés aux rappeurs africains-américains, ces codes d’écriture sont très souvent utilisés par des utilisateurs des imageboards pour paraître street credibles [9], par exemple remplacer le banal « you all » par « y’all ». Le fait que le personnage blanc – qui est justement habitué à 4chan et donc à ces habitudes langagières – qualifie cet accent d’« inintelligible » produit le paradoxe amusant de cette situation interdiscursive. C’est ce qui constitue ici le troisième énoncé de ce mème ; le ridicule de la situation mis en exergue par le parallèle entre la réaction du personnage blanc face au personnage noir et le message anonyme, très hostile à son encontre. Par extension, c’est un énoncé qui replace également ce personnage au sein de la communauté 4chan. En effet, il s’agit là d’un clin d’œil aux habitués des imageboards – et donc, aux lecteurs de ce mème – puisque le personnage blanc incarne le stéréotype de l’edgelord énervé. Le terme edgelord désigne une personne dont les propos sont volontairement fermés à tous types d’opinions contraires, qu’elles soient de l’ordre de l’empirique ou de la critique. Ses propos sont souvent basés sur une opinion personnelle trop généralisante (par exemple, en s’appropriant le jugement de la doxa, ou des explications savantes et irréfutables du monde) pour justifier des idéaux essentialistes. On dit de ces propos qu’ils sont edgy, c’est-à-dire fermés, non pas parce que ces internautes sont convaincus de la véracité de leurs propos, mais parce qu’ils refusent de prendre en compte toute opinion contraire, même argumentée. Le domaine de prédilection des edgelords est l’appel au politiquement incorrect. Ils se dressent contre toute forme de morale ou d’idéaux progressistes que représentent les mouvements pour les droits civiques et de gauche en général (dénonciations des discriminations raciales, de sexes et de genres, écologie, véganisme, etc.) en les considérant comme des doctrines de la bien-pensance [10]. Leurs messages sont donc volontairement provocants et surviennent de manière inopinée. S’y ajoute une pauvreté de raisonnements qui leur impute la réputation d’individus frustrés se réfugiant derrière des messages venimeux. C’est pourquoi ce message laissé par le personnage blanc dans le mème « Racists on 4chan » est amusant pour les internautes habitués à ce genre d’interactions haineuses ; il consiste en un archétype de propos appelé copypasta [11]. À la manière d’un copier/coller (copy/paste en anglais), ces messages sont récurrents dans leurs forme et contexte d’apparition.


10Le mème « Niggerwalks » tel qu’on l’a vu peut être facilement compris à sa première lecture puisqu’il s’agit d’un OC (Original Content) : un mème « original » n’ayant pas encore connu de réadaptations, et qui sert donc de template sur lequel peuvent se développer d’autres mèmes. En effet, si « Niggerwalks » portait initialement sur la rencontre entre Blancs et Noirs, ses réadaptations ont mis en scène d’autres rivalités interethniques ou interculturelles entre hommes et femmes, Européens et Américains, ou encore entre Israéliens et Palestiniens. Le template pose donc le cadre sémantique, sur lequel les strates de signifiants s’ajoutent à chaque itération : on peut dire par là qu’ils sont « encodés » et, au fil de plusieurs réinterprétations, la réception peut devenir complexe. Dans son essai Encoding/Decoding (1980), Stuart Hall décrit le processus de communication comme « une structure produite et entretenue par l’articulation de moments liés entre eux, mais distincts » (Hall, 1980, p. 29) L’étape de la production/circulation d’une information destinée à être communiquée « demande un ensemble de rapports sociaux de production : l’organisation et la combinaison de pratiques au sein des appareils médiatiques », ce qu’il nomme « véhicules symboliques » (Idem). Les appareils médiatiques sont ici les imageboards, dans lesquels agissent les mèmes, un type d’informations organisées et combinées. En 1999, Susan Blackmore écrit des mèmes qu’ils sont produits par une succession d’instructions précises décomposées, analysées et synthétisées pour être reproduites facilement, qu’ils soient utiles ou non (Blackmore, 1999). Les mèmes, agissant comme des « véhicules symboliques », sont donc issus d’une sélection d’informations susceptibles d’être reproduites. Or, on l’a vu, le stéréotype est un schème qui agit de la même manière ; il simplifie un objet ou une idée pour atteindre le but recherché, l’imitation sociale. À l’époque de la stéréotypie, Gabriel Tarde mettait l’accent sur l’efficacité des clichés verbaux et textuels, car le langage serait « le grand véhicule de toutes les imitations » (Tarde, 1890). Or, c’est aussi là ce que soutient Hall lorsqu’il affirme que la forme discursive est la plus à même de « faire circuler le produit, de même que sa distribution auprès de différents publics. » Les mèmes des imageboards, comme toute forme de communication ou de langage, sont compris lorsque des codes de discours sont mis en œuvre. Dans notre exemple « Niggerwalks », ce sont les personnages et leurs interactions qui font la syntaxe de ce mème, qui forment les règles du « langage ». Toutes les itérations du processus mémétique encodent par ces « signes-véhicules » de façon humoristique le template de base. La part d’humour d’un mème se trouve donc dans la pertinence de l’encodage du template, mais aussi dans la compréhension de cette pertinence.
Reconnaissance par les codes
11En effet, lorsque le memer (meme maker) est conscient des différentes étapes par lesquelles est passé le template depuis son apparition, il est capable de comprendre les codes qui sont à l’origine du méta-humour d’un mème. La reproduction dépend de la logique des « transitions d’une forme à l’autre » dans le processus de communication selon Hall. On comprend donc ce langage lorsqu’on détient toutes les clés pour le traduire, c’est ce qui permet l’adhésion à l’idée qui y est exprimée. Les représentations collectives figées ont habituellement un rôle important dans la cohésion d’un groupe ; adhérer aux idées véhiculées par un stéréotype permet d’affirmer son appartenance à ce groupe et aux idées qui l’identifient socialement. Ici, les imageboards tiennent lieu d’appareil médiatique mais également de groupe social ; toutefois, les opinions politiques de leurs membres y sont extrêmement divergentes.
12Comprendre les codes des mèmes ne signifie pas forcément adhérer aux stéréotypes qu’ils expriment, mais adhérer au groupe qui les utilise. C’est ce qui est reproché aux edgelords par les usagers des imageboards : adhérer aux stéréotypes qu’ils diffusent sans prendre de distance avec ceux-ci, les utiliser dans un premier degré « trop simpliste ». Le fait de mettre à distance les stéréotypes en les utilisant sans forcément y adhérer vient rompre l’habituelle dualité des stéréotypes que définit Amossy comme « bivalence constitutive » : « tantôt schème réducteur qu’on s’attache à dénoncer, tantôt élément positif dont on analyse les fonctions constructives et la productivité » (Amossy et Herschberg Pierrot, 2005, p. 52) La suppression de cette bivalence place donc tout visiteur extérieur à ce groupe face à l’ambiguïté des opinions exprimées dans les mèmes, car il est difficile de savoir s’il s’agit de premier degré ou de critique sociale. Ce principe d’adhésion explique d’une part l’impénétrabilité des imageboards et, d’autre part, la difficulté de distinguer si les stéréotypes sont assumés comme opinions personnelles ou utilisés de façon à susciter des opinions divergentes (par simple provocation ou pour en déconstruire les idées reçues).

13Des courants stylistiques se distinguent, et font des mèmes une discipline qui joue de strates complexes de signifiants. L’un de ces courants, les anti-mèmes, pousse l’exercice d’encodage des templates dans ses extrêmes : il consiste à produire un mème d’un humour absurde en le dépouillant de toutes les strates significatives qui en faisaient la source humoristique, de telle sorte que le template redevient insignifiant. Le stéréotype est utilisé ici pour sa simplification « au pied de la lettre », sans aucune arrière-pensée ni opinion exprimée. Cette pratique subtile de forme et de production renverse le processus mémétique et nécessite une bonne connaissance des itérations qu’a subies le template. Mais si les anti-mèmes sont volontairement non oppressifs et neutres politiquement, certains autres courants tout aussi fermés peuvent être plus complexes à cerner dans leurs degrés d’adhésion aux stéréotypes qu’ils utilisent, notamment lorsque l’impact social de ces représentations entre en jeu. Prenons l’exemple du mème NPC Wojak.
L’exemple du mème « NPC Wojak »
14Le NPC Wojak est un mème d’opinion, apparu dans le contexte des échanges de messages edgy sur 4chan, prenant racine à l’intersection entre l’imaginaire geek lié aux jeux vidéo et la culture scientifique en psychologie. En octobre 2011, une étude en psychologie intitulée « Not Everyone Conducts Inner Speech » fut publiée sur le site de la revue Psychology Today par R. T. Hurlburt, tentant de démontrer que de nombreux individus n’ont pas l’habitude de se « parler » dans un monologue intérieur qui permet une autocritique. Que cette étude soit fondée ou non, ce qui nous intéresse ici se trouve dans l’appropriation par les internautes de 4chan d’un discours considéré comme scientifique – et donc tenant du « savoir savant » – pour justifier les imaginaires d’un stéréotype – tenant du « savoir de sens commun » – souvent essentialisant. S’appuyant sur cet article, un internaute lança l’idée qu’une partie des individus seraient dépourvus de libre-arbitre et tributaires des mouvements de groupe, à l’image du Non-Player Character (NPC). Dans les jeux vidéo, un NPC est un personnage dirigé par ordinateur dont la seule fonction est de « meubler » le monde du jeu, dont les discours sont programmés pour orienter le joueur dans sa quête. C’est en septembre 2018 que l’idée suscita un réel intérêt de la part des internautes de 4chan, à une période sensible de fractures sociales et de controverses causées par la politique de Donald Trump, et accélérées par les élections de mi-mandat américain. Un personnage fut créé pour incarner le concept, le NPC Wojac, au visage inexpressif et au corps gris et neutre. Les internautes pro-Trump et alt-right [12], ont rapidement fait du NPC Wojak une critique de la gauche libérale américaine, reprochant à ses représentants souvent nommés Social Justice Warriors [13] leur incapacité à l’objectivité sur ce qui les entoure, et accusant leurs slogans d’être simplistes – « Fuck Trump ! Ban guns ! » ou « Diversity is our strength [14] » – sur le mode de programmations robotiques qui formateraient la « masse » et imposeraient une « dictature de la bien-pensance ». Il est amusant de constater que, ce qui est reproché aux progressistes, représentés par le NPC Wojak, consiste justement à user de « phrases toutes faites » reproduites sans pensée critique, car c’est là le premier reproche qui a été fait au cliché par les intellectuels de la fin du xixe et du début du xxe siècles, et qui alimentait les débats de l’époque [15]. Les romanciers condamnaient la simplification de la production de certains auteurs, symptomatique selon eux de « la trivialité du commun, [de] la bêtise du nombre, [de] la force envahissante de l’opinion » (Amossy et Herschberg Pierrot, 2005, p. 11). Ici, la « masse » désigne ceux qui s’opposent à la politique de Donald Trump. Or ce dernier a vraisemblablement été élu par la majorité des grands électeurs américains, ce qui signifie que les pro-Trump font partie de ce qui est considéré comme la « majorité » citoyenne représentée politiquement. De la part de cette majorité, l’idée d’une « force envahissante de l’opinion » progressiste qui imposerait ses préceptes a quelque chose d’ironique.

15À travers la figure du NPC Wojak, cette représentation sociale de la « masse » fait appel à l’image du Golem, humanoïde artificiel programmé pour écouter ; en l’occurrence ici, servir des discours médiatiques qui insistent sur les inégalités sociales, les désastres écologiques ou encore les problématiques migratoires. Cette représentation péjorative des discours des médias est assez ambivalente car elle s’applique à la droite comme à la gauche des imaginaires politiques. Dans le cas des pro-Trump, les médias sont vus comme porteurs d’une doctrine de la bien-pensance qui veut formater les esprits en produisant des fake news. Pour les internautes progressistes, l’imaginaire lié aux médias n’est pas plus glorieux, bien que certains fassent une distinction entre les « bons » et les « mauvais » médias (Moscovici, 1998). Le mème NPC Wojak fut dénoncé par de nombreux internautes de gauche comme étant « déshumanisant » et « fasciste » sur les réseaux sociaux, ce qui ne fit que renforcer les imaginaires moutonniers construisant le stéréotype du NPC Wojak. En effet, c’est lorsque les internautes s’alarment du manque de « responsabilité » avec laquelle de nombreux memers manipulent les stéréotypes qu’il leur est reproché d’imposer leur conception du « bon » ou du « mauvais » stéréotype.
16En outre, tous les usagers des imageboards s’accordent à dénoncer la mainstreamization. En effet, lorsqu’un mème tombe dans le mainstream (c’est-à-dire quand il est sorti des cercles de discussion des imageboards et entre dans l’univers de discours des médias populaires), il devient obsolète [16]. C’est là l’extension du principe d’adhésion au groupe. Cette appartenance permet de se valoriser par rapport à ceux qui ne « connaissent » pas les codes qui permettent de traduire le « langage » des véhicules symboliques fédérateurs de ce groupe. Si les codes viennent à se faire connaître par ceux que l’on avait exclus (ici, les médias mainstreams), ceux-ci ne peuvent plus être efficaces comme éléments d’appartenance. Ils sont donc rejetés. Ce mème fit couler beaucoup d’encre en très peu de temps sur les réseaux sociaux mainstream ; dès lors, NPC Wojak a disparu des cercles de discussions et plus aucun message sur 4chan n’y fait référence.

17Compte tenu du fait que les usagers des imageboards ne se fédèrent pas autour de l’adhésion aux stéréotypes qu’ils utilisent, ils ne prennent pas en compte leur degré de nocivité ou d’utilité au sein d’une société. Ce détachement par rapport à la portée signifiante des stéréotypes peut sembler inconvenant et impertinent, et c’est bien là l’effet recherché. Face à ce nihilisme assumé, on est en droit de se demander si les plus influençables, ou ceux qui ne maîtrisent pas les outils culturels de la critique sociale, ne risquent pas de se laisser envahir par la désillusion politique et un désintérêt pour les questions de société. Toutefois, ne l’oublions pas, les stéréotypes ont de tout temps été vecteurs d’identités et d’opinions. Même le plus désabusé des internautes refuse de devenir un NPC, et pour cela il est prêt à jeter des « pavés dans la mare » d’Internet, à se heurter à son clavier, non pas pour défendre les stéréotypes qu’il bouscule, mais pour défendre le pouvoir indéniable des mèmes, ce champ d’expression qui alimente activement les imaginaires et qui ne connaît pas encore d’équivalent.
Notes
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[1]
Le collectif informel de cyberactivistes Anonymous est issu de cette conception de l’anonymat portée par les imageboards Futaba Channel puis 4chan.
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[2]
On retiendra ici le fameux coup de maître des utilisateurs de 4chan en 2009 pour ériger Christopher Poole, surnommé « moot », le créateur de leur imageboard de prédilection, au premier rang du Top 100 des personnalités les plus influentes du monde par le Times Magazine, tout en modifiant le nombre de vote des nominés de façon à classer leurs noms pour créer l’acrostiche « marblecake also the game » en référence au nom du canal de discussion qu’utilisaient les hackers lors du « Project Chanology ». Le « Project Chanology », que nous retenons également ici comme l’un des événements qui ont fait parler de 4chan dans les médias traditionnels aux États-Unis, est le nom d’une série d’actions de protestation organisées par le collectif Anonymous en février 2008 à l’encontre des pratiques de l’Église de scientologie, et notamment en réponse aux tentatives de la secte visant à supprimer d’Internet la vidéo d’une interview de l’acteur scientologue Tom Cruise.
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[3]
Ces deux exemples sont produits dans un contexte sociopolitique propre à l’Amérique du Nord, mais ils sont également partagés par des internautes latino-américains, européens, asiatiques, africains et océaniens. Les communautés de memers du monde sont très à l’écoute des tribulations américaines, et même lorsque ceux-ci s’expriment dans leur langue dans les groupes de discussion plus « nationaux », ils adoptent unanimement les codes de langage des mèmes anglophones. Souvent, les situations que soulèvent les mèmes dépassent le frontières d’un pays, peuvent être facilement transposées avec des contextes que connaissent d’autres internautes dans le monde : c’est ce qui explique l’emploi du terme « anglophones » et non pas « américains ».
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[4]
L’expression « In Real Life » est ici utilisée pour appuyer l’idée que les personnages fictifs blanc et noir incarnent des humains dans la vie réelle. Bien évidemment, cet échange ne se déroule pas vraiment « in real life », puisque les personnages sont fictifs et enfermés dans les cases du mème. Ce mème est donc une projection de ce que serait cet échange.
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[5]
« Qu’est-ce qu’il y a, gonzesse ? »
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[6]
Notamment avec le mouvement #BlackLivesMatter lancé en 2013 à la suite des meurtres d’Africains-Américains par la police et qui, par extension, lutte contre le racisme systémique aux États-Unis.
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[7]
On pourra consulter les moteurs de recherche à propos du mème « BBQ Becky » qui est emblématique de cet imaginaire, et tristement très drôle.
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[8]
Le Blackface était une pratique consistant pour des Blancs à se couvrir le visage de maquillage noir et les lèvres d’un rouge vif débordant, dans le but de tourner en ridicule les Africains et/ou Africains-Américains dans le cadre de reality shows ou de pièces de théâtre.
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[9]
Obtenir une street credibility consiste à avoir une attitude, un phrasé, un style vestimentaire, des connaissances et parfois même des aptitudes reconnus par ses pairs dans les contre-cultures urbaines, ce qui confère le respect.
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[10]
La « bien-pensance » se rapproche du « politiquement correct ». Ce terme est lui aussi employé exclusivement de façon péjorative pour désigner un courant de pensée conformiste et moraliste.
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[11]
Le groupe Neurchi de Memes est l’un des représentants des communautés de memers francophones. Comme les francophones usent eux-aussi du langage de la mémétique anglophone, il est intéressant de donner ici leur définition du copypasta, car je ne saurais pouvoir en donner une meilleure. Voilà ce qu’ils en disent dans le Wiki Neurchi : « Les copypasta sont des commentaires mémorables par leur longueur, leur verve, leur exaltation et malheureusement bien souvent leur stupidité. […] ils sont ensuite réutilisables à loisir par les Neurchi dans des situations plus ou moins pertinentes, le plus souvent pour amuser leurs semblables ou bien pour en confondre d’autres qui croiraient que ce message vient d’être écrit. »
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[12]
L’alt-right, abréviation d’alternative right, désigne une partie radicale de l’extrême droite américaine qui défend les idées d’une suprématie blanche, du sexisme, du conspirationnisme, de l’antisémitisme et qui s’oppose à l’immigration.
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[13]
Le Social Justice Warrior est, sur les imageboards, le stéréotype du bien-pensant qu’incarnent les personnes qui s’offusquent de l’utilisation des stéréotypes sans essayer de comprendre les intentions de ceux qui en usent. Ils ne voient que trop souvent dans le stéréotype – pour reprendre les termes d’Amossy – un « schème réducteur qu’il faut s’attacher à dénoncer ».
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[14]
Des milliers de faux comptes Twitter furent créés par des internautes alt-right portant comme avatar le NPC Wojak et scandant des slogans de ce type. Ces comptes ayant servi à divulguer de fausses informations sur les élections de mi-mandat américain en novembre 2018 auprès de l’électorat de gauche, ils ont rapidement été supprimés par Twitter.
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[15]
Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, dans leur ouvrage Stéréotypes et clichés : langue, discours, société (2005), donnent l’exemple du Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert qu’il écrivit à partir de 1850 et dans lequel il tournait en dérision de nombreux clichés tirés des discours de ses contemporains.
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[16]
C’est pour cela que les mèmes abordés dans cet article sont dorénavant devenus obsolètes ; le simple fait de les avoir analysés ici les a rendu inopérants.