L’homme aux stéréotypes multiples : le stéréotype des stéréotypes
1En janvier 2019, lors du Sommet économique mondial de Davos, George Soros met en garde le public contre le danger que représenterait actuellement la Chine qui, selon lui, conjugue perfectionnement du système informatique et autoritarisme croissant du régime politique : « le plus grand ennemi de la société ouverte » (Soros, 2019). Ce discours suscite une réaction d’approbation chez certains [1] et d’indignation chez d’autres, notamment de la part de la presse… russe. Les autorités (chinoises), quant à elles, ont été plus « mesurées », ou dédaigneuses, estimant que ce discours était tout simplement « dénué de sens » (South China Morning Post, 2019). Soros a l’habitude d’être l’objet de telles appréciations contradictoires.
2En effet, depuis de nombreuses années, Soros – ennemi avéré tantôt de la gauche tantôt de la droite, à l’occasion des deux à la fois – est pris à parti par des dénonciations en tous genres, souvent à travers des images stéréotypées : vautour, menace, diable, gauchiste, spéculateur outrancier qui se permet de critiquer le capitalisme pour le sauver, force occulte, traître à son pays natal, mauvais juif, sale juif, nazi, ennemi d’Israël ; en revanche, il est salué par d’autres comme Robin des Bois, mécène, philanthrope, philosophe, prophète (Story, 2008). Comment expliquer ces multiples jugements antithétiques, qui ont cours depuis bien avant l’avènement des fake news mais qui semblent être de plus en plus audibles, de plus en plus répandus à travers le monde et qui dépassent certains clivages traditionnels ?
3Dans cet article, nous passerons en revue quelques-unes des caractérisations, notamment négatives, dont le financier-philanthrope a été l’objet. À ce sujet, si c’est moins le personnage lui-même qui nous intéresse que sa situation en tant que figure « névralgique » du monde contemporain, il n’en est pas moins utile de dresser un bref portrait de l’homme. Cela nous permettra de porter un regard sur des questions qui concernent un individu et qui dépassent l’individu.
4Lorsqu’il s’agit de stéréotypes aussi variés et contradictoires, voire diamétralement opposés, que ceux qu’on trouve véhiculés à l’égard de Soros, c’est la notion même de stéréotype qui est en jeu – et non seulement parce que ceux qui lui prêtent ces traits sont dans des camps opposés (gauche-droite, juifs-antisémites, démocrates libéraux-non libéraux, monde occidental-non occidental), mais aussi et surtout parce que ces images contradictoires se constituent au sein même de ces camps respectifs et parfois chez la même personne. En effet, le cas Soros défie l’image qu’on peut avoir des stéréotypes, dans la mesure où ceux-ci auraient pour fonction de caractériser d’une manière particulière des individus tout en marquant leur adhérence présumée à un groupe dont les membres sont censés avoir des traits en commun. C’est cette généralisation qui permettrait la discrimination, où des termes faussement descriptifs camouflent un jugement soit positif, soit (souvent) négatif.
5Nous allons donc essayer de cerner cet état des choses dans le but de comprendre les enjeux classiques et modernes liés à l’usage des stéréotypes, ainsi que le fonctionnement de la communication politique et citoyenne aujourd’hui. Nous conclurons en évoquant deux cas dans le domaine de l’éducation qui concernent les activités tant financières que philanthropiques du magnat : le Collegium Budapest (Institute for Advanced Study) et l’Université d’Europe centrale (Central European University, CEU) [2].
Qui est George Soros ?
6George Soros est né à Budapest en 1930, à l’époque où, suite au traité de Trianon (1920), la Hongrie avait perdu les deux tiers de son territoire – y compris la Transylvanie, transférée vers la Roumanie. Il grandit dans un milieu aisé de la capitale hongroise, où la population juive est largement assimilée [3], cosmopolite [4] et souvent peu croyante. Cela dit, Soros définit sa situation familiale et son éducation comme étant quelque peu l’exception par rapport à la norme de l’époque : certes « bourgeoise » mais « peu conventionnelle [5] ». Pour construire l’image d’un univers familial non stéréotypé, Soros établit un parallèle entre la trajectoire de son père et la sienne. Les deux réussissent dans les affaires – le fils évidemment plus que le père – tout en affichant une certaine distance intellectuelle, voire morale, vis-à-vis de ce milieu et son objectif présumé : faire de l’argent.
7Dans son propre récit autobiographique, Soros fils dit que son père Tivadar aurait connu l’épisode central de sa vie – la révolution russe – lorsqu’il était prisonnier de guerre en Sibérie pendant la Première Guerre mondiale. Il faut croire que ce n’est pas tant la dimension politique de cette révolution qui l’aurait marqué que les aléas de l’histoire auxquels il était sujet : en tentant de s’évader de prison, il a non seulement encouru des risques qui auraient pu lui coûter la vie, mais la réussite même de son exploit aurait ralenti son retour en Hongrie, en ce sens que peu de temps après son évasion pleine de péripéties dangereuses à travers la Russie, les bolchéviques avaient libéré le camp et rapatrié les prisonniers. Suite à cette expérience, il aurait renoncé à toute ambition autre que de jouir de la vie avec sa famille, l’argent ne comptant plus en tant que valeur. Or, l’histoire va confirmer et démentir cette conception du monde.
8Soros fils a presque 14 ans lorsque l’Allemagne nazie « envahit » la Hongrie en 1944, et même si la famille réussit à survivre, cette menace de mort qui pèse sur elle constitue l’événement marquant de sa vie. Là encore, c’est la vie du père qui nous permet d’en comprendre le contexte et la signification. Dans son livre intitulé Mascarade, Tivadar Soros raconte comment il fabriquait de faux papiers d’identité pour sa famille et d’autres juifs pendant la période de « l’occupation » allemande. La méthode de cet homme d’affaires qui se serait peu intéressé aux affaires est révélatrice : aux « clients » riches, il demandait jusqu’au maximum de ce que le marché pouvait supporter ; aux désespérés pauvres, il ne demandait rien. « Je me sentais juste un peu responsable de tout le monde. » Pour Soros père et fils, chaque jour de cette période exceptionnelle était un pari dont l’enjeu était la vie et la mort : « sans risques, il n’y a pas de vie [6]. »
9Leur cas défie le stéréotype du juif hongrois transporté vers les camps, ainsi que son revers budapestois, confiné dans un ghetto. George Soros circule dans la société, mais en se faisant passer pour le filleul d’un haut fonctionnaire dont l’une des fonctions était d’inventorier et de confisquer les biens des juifs. Histoire un peu à la Modiano – autre stéréotype atypique –, à ceci près qu’il s’agirait de fausses apparences plus que de vraies ambiguïtés.
Stéréotypes de société « ouverte » et « close »
10Mais après avoir échappé à un totalitarisme, le nazisme, George Soros se trouve dans une Hongrie d’après-guerre qui passe à un autre totalitarisme, le communisme. Image peut-être un peu stéréotypée, vu que Soros quitte la Hongrie en 1947. Quoi qu’il en soit, il part pour Londres à 17 ans et s’inscrit à la London School of Economics (LSE), où il fait la connaissance d’un autre ressortissant d’Europe centrale, dont les ancêtres étaient juifs : Karl Popper, qui deviendra son père spirituel. Ce philosophe viennois avait passé la guerre en Nouvelle-Zélande à rédiger ce qui deviendra le livre Open Society and its Enemies. Soros est séduit par sa philosophie et réussit à avoir Popper comme moniteur (tutor personnel) pendant toute la dernière année de son diplôme à la LSE.
11En l’honneur de son maître, dont il épouse largement la vision philosophique et politique, George Soros, devenu entre-temps banquier new-yorkais, crée en 1979 l’Open Society Foundation. Selon le portrait qu’il dresse de lui-même, Soros a choisi cette carrière par défaut, lui qui voulait être philosophe : dans un premier temps, on ne prenait pas ses idées au sérieux ; ensuite, il s’est rendu compte un jour que lui-même ne comprenait rien à ce qu’il avait mis sur le papier. Ce philosophe manqué décide alors de faire de l’argent, quitte à revenir plus tard dans le monde intellectuel. On peut penser qu’il s’agit d’une image un peu idéalisée – stéréotypée – d’un certain parcours classique. Mais ce qui est moins stéréotypé, c’est que Soros a toujours cru agir en philosophe : le monde de la finance n’échapperait pas à la vision d’un système « ouvert » où le risque constituerait un élément essentiel ; en conséquence de quoi l’action de l’individu, y compris ce qu’il signale comme action éventuelle, aurait le potentiel d’être un facteur important de l’évolution du cours des choses, en un mouvement que Soros désigne comme celui de « réflexivité ».
« The man who broke the Bank of England » : le capitaliste sans merci
12La figure de George Soros reçoit une vraie notoriété internationale pour la première fois le 16 septembre 1992 lorsqu’il spécule contre la livre sterling, pariant 10 milliards de livres – toute sa fortune estimée à 7 milliards assortie d’un prêt de 3 milliards – pour faire un bénéfice d’un milliard de dollars en l’espace de 24 heures. Ce jour, baptisé Black Wednesday, voit la livre dévaluée et l’Angleterre obligée de se retirer du mécanisme de taux de change européen [7]. L’image se forme alors du « loup de Wall Street », manipulateur cynique de la mondialisation, enfermé dans une tour d’ivoire des temps modernes qui fait tomber des gouvernements, déchire sans vergogne le tissu des sociétés et ruine des vies entières au moyen de quelques clics sur le clavier de son ordinateur, image du capitalisme sauvage et impitoyable qui réduit toute forme d’échange en échange commercial en réifiant les relations humaines et en faisant abstraction de l’impact sur les êtres humains.
13Cette image destructrice stéréotypée de Soros est récurrente, faisant son apparition à plusieurs reprises lors de « crises » financières, politiques et sociales (1992, 1998, 2008, 2015). Ainsi, la BBC l’appelle en 1998 « the man who broke the Bank of England » (BBC News, 1998). Ce double jeu de mots en dit long sur l’image stéréotypée de l’homme-spéculateur : d’une part, la phrase « broke the bank of England » signifie qu’il a « cassé la Banque d’Angleterre », et d’autre part le mot broke, comme adjectif, signifie « fauché » ; le sens global signifierait donc que Soros a détruit l’Angleterre et appauvri ses citoyens tout en s’enrichissant sur leur dos, le profit partant d’ailleurs à l’étranger (New York), tout comme la fuite de devises anglaises en dehors du pays que Soros aurait personnellement provoquée.
14Le Socialist Workers Party (trotskyste) anglais renchérit sur ces descriptions en employant l’image de vulture (vautour) dans le cadre de sa critique de Soros : oiseau de la mort, donc, mais à la différence de l’oiseau réel, celui de l’image stéréotypée devient oiseau de proie responsable de « meurtre » (killing) et non plus seulement l’oiseau qui se nourrit du cadavre des autres [8]. Plus au « centre gauche », The Independent évoque « the big, bad wolf of international finance, the Wall Street raider who made a billion dollars when he broke the Bank of England in 1992 » (Fay, 1998), alors que le Daily Mail (droite) évoque l’image de quelqu’un de mutilateur, dont l’action aurait contribué à « estropier (cripple) le système financier britannique » (Daily Mail, 2015).
15Dans tous ces cas de figure, on met en circulation le mythe de l’individu incarnant le bien ou le mal, en une sorte de jeu de David contre Goliath, confirmant l’image du spéculateur comme l’outsider du monde de la finance, mais en inversant les rôles stéréotypés, faisant comme si le juif David était le géant face à l’État affaibli, face au système capitaliste mis à mal [9], face au peuple démuni qui en subit les conséquences. Cela étant, David peut se transformer facilement en un autre stéréotype juif, celui de Shylock, ce Marchand de Venise usurier, exigeant sa somme de chair coûte que coûte…
16Dans le même article de la BBC cité plus haut, l’organe par excellence de la voix d’Angleterre s’étonne que Soros, six ans après avoir fait fortune en spéculant furieusement sur le cours des devises grâce à l’assouplissement de la réglementation, vienne parler – ce maître des hedge funds qui profite royalement de la libération des contraintes – devant le Parlement du Royaume-Uni au sujet « des dangers des marchés libres non réglementés » (BBC News, 1998). Et Soros lui-même assume l’impact qu’il a eu sur l’économie britannique : en Robin des Bois, il transfère ses bénéfices vers les « nouvelles démocraties » pauvres de l’Europe de l’Est dont les pays occidentaux auraient dû, à ses yeux, mieux s’occuper.
Le capitalisme menacé par Soros
17Mais aux yeux de la presse des affaires, il y a « pire » : en 2012, lors du mouvement de protestation Occupy Wall Street qui s’insurge contre les abus du monde de la finance, Soros exprime sa « compréhension » des manifestants et laisse entendre qu’il soutient leur mouvement. Dans une conférence prononcée à l’Université d’Europe centrale, institution qu’il a fondée, l’homme qui a fait sa fortune en jouant sur les marchés renaît comme philosophe et critique pour faire le constat que les marchés dérapent sans avoir la capacité de s’autocorriger, d’où la nécessité de prôner une politique qui renforcerait le pouvoir des instances de réglementation – sans que cela signifie, chez ce fils spirituel de Popper, confier plus de pouvoir aux autorités politiques, encore moins à l’État, dont il faut se méfier des abus éventuels (Soros, 2010).
18Soros se voit alors caractérisé doublement comme menace : d’une part, en tant que représentant outrancier du capitalisme, et d’autre part comme danger pour le capitalisme, qui fomente des troubles à l’aide de son argent de spéculateur : l’édition américaine du journal anglais le Daily Mail (classé à droite) dénonce la manière dont Soros, toujours présumé manipulateur, mais désormais qualifié de « libéral », c’est-à-dire « activiste », joue dans les coulisses en finançant des protestations. L’article emploie un langage qui, vu le contexte géographique – le Sud des États-Unis (Ferguson, Missouri) – peut rappeler le civil rights movement des années 1960 avec ses protestations et ses contre-protestations. Selon le journal, Soros se complaît donc à financer des « groupes professionnels » venus de l’extérieur par bus affrétés depuis la côte Nord-Est – New York (fief des barons de la bourse) et Washington (siège du « gouvernement » et selon un certain stéréotype ennemi du peuple) – pour susciter des tensions, voire pour précipiter des actes de violence en s’appropriant des dossiers qui seraient d’ordre purement local, les transformant en un « point chaud national » (national flashpoint) (Daily Mail, 2015).
19Se servir de sous-entendus destinés à rappeler des histoires, d’ailleurs contestées, d’autres temps et d’autres lieux crée une ambiance où un stéréotype peut en cacher un autre. Ainsi, l’idée selon laquelle Soros attise le mécontentement – car le stéréotype sert d’outil dans la construction d’une théorie du complot – permet la diabolisation de l’individu concerné, quel que soit le thème en question. Le conglomérat médiatique Fox News promeut ce genre d’image de Soros depuis quelques années. Un exemple parmi d’autres : Bill O’Reilly, l’une des grandes stars de cette chaîne, accuse Soros de faire partie de la gauche caviar (« socialist billionaire »), voire d’être carrément « gauchiste » (« uber leftist ») (Real Clear Politics, 2015). Le milieu politique s’en mêle aussi : en mars 2018, plusieurs sénateurs américains demandent au secrétaire d’État Rex Tillerson d’examiner les organisations soutenues par Soros, au cas où elles recevraient également des fonds du gouvernement américain… Sans surprise voit le jour aux États-Unis la théorie selon laquelle Soros tente une sorte de putsch dans la vie politique du pays. Rien moins que le Wall Street Journal, bible du monde de la finance, publie un article déclarant que Soros a financé les protestations anti-Kavanaugh, après que Donald Trump a nommé ce juge très contesté à la Cour suprême (Nomani, 2018). Plus, le même journal suggère que Soros serait (indirectement) impliqué dans des activités de harcèlement (« stalking ») contre certains députés – et cela dans leurs bureaux mêmes (Ibid.) [10].
Des États-Unis à l’Europe centrale : même combat, mêmes stéréotypes anti-Soros
20Ces accusations de la part des hommes politiques et des médias aux États-Unis ont leur écho, en plus audible, dans certains pays de l’ex-Europe de l’Est : la Roumanie, la Slovaquie et surtout la Hongrie, pays natal de Soros. En Roumanie, pendant l’hiver 2017, au milieu de protestations à Bucarest contre une loi destinée à décriminaliser la corruption, loi que le Parlement avait fait passer en catimini, un reporter de télévision accuse Soros d’avoir payé jusqu’à 500 000 personnes – et jusqu’aux chiens – pour participer aux manifestations de rue les plus importantes depuis la chute du régime Ceausescu en 1989. En dénonçant Soros comme quelqu’un qui incarne « le mal », le chef du parti au pouvoir véhicule le stéréotype roumain à l’égard des Hongrois, à savoir que le milliardaire n’est pas fiable parce qu’il est justement… hongrois (Digi 24, 2017). Soros aurait également été personnellement responsable d’avoir instruit des étudiants en matière de droits des LGBTQ ; de même qu’en Slovaquie, autre pays autrefois sous le joug de l’empire austro-hongrois et où il reste une minorité hongroise importante, le financier aurait manipulé des adolescents qui protestaient contre la corruption (Tankin, 2017).
Mitteleuropa comme stéréotype et diversité de la temporalité ?
21George Soros s’intéresse de près à l’Europe centrale-orientale, d’où il est originaire et où il investit depuis les années 1980. Ce n’est pas la première ou la seule région du monde où agit l’Open Society Fondation, car dès sa création en 1979 cette fondation avait octroyé des bourses aux étudiants noirs Sud-Africains, à l’époque du régime d’apartheid. Mais la chute du mur de Berlin a accéléré ses activités dans l’ex-Europe de l’Est, l’amenant à soutenir des individus et des organismes susceptibles, à ses yeux, de contribuer au développement de la société civile post-communiste. Soros, plus riche que jamais, voit un moment historique, au potentiel « révolutionnaire […] c’était comme les sept jours de la Création ou les quatre minutes du Big Bang » (Rieff, 1994) ! Est-ce le fils de Budapest qui pense réaliser le rêve stéréotypé de la Mitteleuropa où la Hongrie aurait enfin sa place propre, qui lui fait tenir des propos aussi exagérés, aussi naïfs ?
22Alors que dans les années 1980, Soros avait fourni des photocopieuses, etc., pour appuyer des publications samizdat, il promeut après 1989 des échanges entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est, notamment en créant l’Université d’Europe centrale, d’abord à Prague (1991) et ensuite à Budapest (1993). Il finance plusieurs générations d’étudiants de l’ex-Europe de l’Est qui partent faire des études dans des universités prestigieuses en Europe occidentale, dont le jeune Viktor Orbán, qui a pu ainsi passer une année à l’université d’Oxford grâce à la fondation Soros. Le nom donné à l’université que Soros a fondée – l’Université d’Europe centrale – n’est sans doute pas simplement une étiquette géographique, mais évoque la Mitteleuropa, stéréotype d’une tout autre époque : cosmopolite, laïque, internationaliste.
23Or si Soros prétend appliquer la théorie de Popper dans ses transactions financières tout comme dans sa conception de la société civile, sa conception de la temporalité semble être très différente par rapport à ces deux domaines. Le stéréotype du financier qui fait des fortunes en un clin d’œil en jouant sur la roulette de la Bourse est déjoué par son approche de la temporalité, en tant que mécène qui joue sur le temps long. Ainsi, l’Open Society Foundation, dont l’investissement s’élèverait à quelque douze milliards de dollars (cf. <www.georgesoros.com>), affiche le but de « soutenir des causes perdues pour suffisamment longtemps » (Rieff, 1994) – ce qui n’est pas tout à fait vrai, témoin son retrait de l’Afrique du Sud, investissement jugé « trop précoce ». Mais Soros n’hésite pas pour autant à s’investir dans des « causes », comme l’Université d’Europe centrale, où il ne compte pas faire de « bénéfice », du moins pécuniaire.
24Au contraire, il s’agit d’une université américaine privée qui est fondée sur le principe d’un investissement à perte mais qui apportera un enrichissement en termes de capital humain et de construction de la société civile, du moins une certaine idée de cette société, au moment où les universités publiques se transforment en entreprises/corporations et où l’État se retire en les appauvrissant (en témoigne le cas de la Hongrie : dès 2014, le gouvernement Orbán introduit une nouvelle loi qui enlève le contrôle du budget universitaire des mains des universités pour le confier aux nouveaux chanceliers/présidents nommés directement par le gouvernement).
Mécène comme bête noire
25Pourtant, inévitablement, Soros devient la bête noire du gouvernement hongrois, assimilé à un activiste étranger qui soutiendrait des organisations qui critiquent la politique du pays, et notamment par rapport à la question de l’immigration. Le financier est accusé d’ingérence dans les affaires internes du pays : le Premier ministre Viktor Orbán le traite même de « traître » (Gergely, 2017). En 2017, Orbán, qui se targue de promouvoir la « démocratie illibérale », fait passer une loi dont l’effet serait de limiter radicalement les opérations de la Central Europe University à Budapest, qui ne serait plus accréditée pour décerner des diplômes sur le sol hongrois (Janier, 2017).
26Si dans certains pays de cette Europe centrale-orientale, on se méfie de Soros parce qu’il est trop hongrois, en faisant jouer de vieux stéréotypes culturels et nationalistes, en Hongrie le gouvernement le rejette parce qu’il ne l’est pas suffisamment. C’est justement sa dimension internationale qui gêne et qui serait responsable de ses machinations, par exemple sa façon de faire tourner « la machine de Bruxelles [11] ». À cet égard, le Premier ministre hongrois emploie un stéréotype de l’Union européenne pour s’en servir comme bouc émissaire : organisme extérieur, sans âme, bureaucratique et pourtant s’arrogeant un rôle politique, qui ne tient pas compte des populations ou des spécificités locales, mais qui prétend faire la loi en matière de liberté de la presse, de l’indépendance des juges, et d’autres aspects de la vie de la Hongrie. Et cela sans parler de la question épineuse des réfugiés, à majorité musulmane, dans un pays devenu officiellement « chrétien » suite au changement de Constitution en 2011. Dans une interview accordée à la radio publique Kossuth en octobre 2017, Orbán affirme que le financier « George Soros a acheté des gens et des organisations, et Bruxelles est sous son influence [12] ».
Antisémitisme classique/antisémitisme juif
27Dans le même temps, le gouvernement hongrois organise une « consultation » qui demande au peuple hongrois de dire ce qu’il pense du supposé « plan Soros », qu’il détaille en plusieurs points concernant notamment les recommandations attribuées à celui-ci au sujet des réfugiés – sans jamais proprement citer Soros ou même le « consulter ». La campagne de propagande du gouvernement n’hésite pas à véhiculer des stéréotypes relatifs aux juifs, y compris des photos plus ou moins truquées où Soros, au faciès « juif », essaie de manipuler des personnes-marionnettes. Ces photos installées à de très nombreux arrêts de bus comportent le message : « ne le laissons pas avoir le dernier mot [13] ».
28Des représentations juives stéréotypées font converger diverses forces. Si dans un premier temps l’ambassadeur d’Israël dénonce cette campagne qui « évoque des souvenirs tristes et sème la haine et la peur », faisant référence de manière implicite au rôle joué par la Hongrie dans la déportation de centaines de milliers de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, quelques heures plus tard le ministère israélien des Affaires étrangères rectifie le tir en affirmant que Soros est en effet une cible légitime de critique, car celui-ci « mine sans cesse les gouvernements israéliens qui sont démocratiquement élus ». Le porte-parole du ministère va plus loin en disant que les organisations soutenues par Soros « injurient l’État d’Israël et essaient de lui dénier le droit de se défendre » (Baker, 2017).
29Ce n’est pas tout, car un dessin intitulé « La chaîne alimentaire », réalisé par Nair Netanyahu, fils du Premier ministre Benjamin Netanyahu, dépeint Soros qui tient à la main une canne à la pêche avec la planète Terre attachée au hameçon comme appât. Il fait partie d’une série de pêcheurs – hommes politiques et bureaucrates israéliens engagés dans des enquêtes anti-corruption contre Benjamin Netanyahu – qui se relaient pour capter les gros poissons. Fait significatif, Soros est le seul étranger et c’est lui qui lance la série, « la chaîne de la nourriture » (Hacohen, 2019). Voilà qui a de quoi surprendre : le fils du Premier ministre israélien qui dépeint Soros comme l’étranger néfaste responsable d’une conspiration contre les élus du peuple juif.
30Autre rectification rapide, celle de Donald Trump : après avoir critiqué la campagne hongroise anti-Soros, le président américain estime que le financier soutient trop ses adversaires politiques. L’avocat du président, Rudy Giuliani, ancien maire de New York, fait suivre un tweet qui dénonce Soros comme « l’anti-Christ » (Friedman, 2018). Et le fils du président, Donald Trump Junior, quant à lui, focalise un certain nombre de ses tweets sur la figure de Soros, qu’il appelle « un nazi » qui serait en train de fomenter des complots.
31En 2018, tout un programme du gouvernement hongrois, en mode pré-et post-électoral, a été basé sur la campagne « Stop Soros ». Dans la foulée de sa victoire sans appel aux élections, le gouvernement de Viktor Orbán enchaîne sur les menaces de mettre fin à l’implantation de la CEU à Budapest, en tout cas sous la forme qu’elle avait connue jusque-là. À la fin de l’année, l’université annonce qu’elle « s’installe » à Vienne dans des locaux que Soros a achetés – l’ancien hôpital Otto Wagner, véritable icône de la ville qui reçoit son nom d’après l’architecte qui l’a réalisé dans le style Sécession de la fin du xixe siècle.
32On peut penser qu’un parallèle s’établit à quelques années d’écart dans le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche à Budapest qui concerne les autorités hongroises, George Soros, l’immobilier et des stéréotypes. Car le sort dorénavant réservé à la CEU a été celui, quelques années plus tôt, du Collegium Budapest. En 2011, ce membre du réseau européen des Institutes for Advanced Study est obligé de fermer, suite à un bras de fer entre ses partenaires en Europe de l’Ouest et le gouvernement hongrois de Viktor Orbán. Celui-ci ne voulait pas soutenir cette institution européenne créée en 1992/1993 – quasiment en même temps que la CEU – sur des fonds en provenance de l’Europe occidentale pour encourager les sciences sociales à réfléchir sur le nouvel état des choses et à contribuer à la construction de la société civile en cours. Après moult tergiversations, sur fond de stéréotypes quant à l’ingérence des étrangers donneurs de leçons, et la méfiance des bailleurs de fonds et d’autres donateurs en Europe occidentale à l’égard de la Hongrie, c’est George Soros qui intervient pour sauver le Collegium Budapest en l’intégrant à la Central European University de l’autre côté du Danube – en contrepartie de quoi il reçoit, « gratis », le beau bâtiment Raoul Wallenberg construit en 1999 pour accueillir les chercheurs étrangers, et dont la valeur est estimée à quelque 5 millions d’euros à l’époque (montant qui serait du double aujourd’hui).
33Cette opération se fait en même temps que la Central European University rachète tout un quartier de la ville de Pest, près du Danube, pour agrandir ses locaux et – à son insu ? – le transformer en un quartier de la mondialisation stéréotypée où prédomine la langue anglaise, au point qu’elle passe « naturellement » pour la langue du quartier. Or, en 2018 c’est au tour de la CEU de « s’exporter » en faisant un coup immobilier à Vienne pour continuer à promouvoir sa vision de l’Open Society…
34Lors du 25e anniversaire de la CEU en 2016, le pro-recteur Liviu Matei a dit à George Soros, au sujet de l’avenir de cette université : « De toutes les institutions que vous avez créées, la CEU est la mieux placée pour continuer votre legs intellectuel dans le domaine des sciences sociales pour s’occuper des questions touchant la société ouverte et la démocratie. » Dans son discours, Soros, après avoir fait part de sa reconnaissance envers le personnel enseignant et les étudiants pour leur dévouement et leur « engagement », a évoqué son « principe de faillibilité » en rappelant que « la réalité que crée la pensée n’est pas la réalité qu’elle cherche à créer – elle regorge de conséquences imprévues et non voulues. À cause de ces conséquences imprévues, la réflexivité est un outil très dangereux si l’on veut façonner la réalité ». Voilà peut-être un propos, à double tranchant, qui veut échapper aux stéréotypes par les temps qui courent.
Notes
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[1]
Le Financial Times de Londres venait de nommer Soros sa « personnalité de l’année ».
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[2]
Nous avons été témoin de ces deux contextes : en tant que Senior Fellow du Collegium Budapest dans sa dernière année d’existence (2011) et en tant que chercheur invité (Department of Gender Studies) à la Central European University dans la dernière année (2018) de l’existence de celle-ci sous sa forme historique avant son « transfert » forcé vers Vienne suite aux actions du gouvernement hongrois.
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[3]
C’est le père de George Soros, Tivadar, né Schwartz, qui adoptera le nom de Soros, qui signifie « le suivant » en hongrois tout en constituant un palindrome.
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[4]
Tivadar Soros a rédigé ses mémoires, Masquerade, en esperanto, langue internationale que le jeune George aurait également apprise.
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[5]
George Soros, conférence à la CEU, 2009.
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[6]
Nous devons ce résumé de l’œuvre de Soros père à The Economist (2019). Soros en évoque les aspects principaux dans son discours de Davos, le 24 janvier 2019 (Soros, 2019).
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[7]
Soros avait été qualifié d’« investisseur de l’année » en 1981 par le magazine Institutional Investor, mais il s’agissait du domaine des « spécialistes », qui n’attirait pas l’attention du grand public, voire du monde politique. Soros était alors un financier parmi des milliers d’autres qui profitaient du capitalisme de moins en moins réglementé.
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[8]
Là encore, ce qui est le propre des stéréotypes, sens propre et sens figuré se confondent, cette confusion faisant le jeu de la critique car introduisant l’exagération qui ne s’annonce pas comme telle : « to make a killing » au sens figuré signifiant « faire un coup » en termes d’argent (Delaney, 2015).
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[9]
Or, comme David Rieff, journaliste du Guardian, le montre, d’autres gros investisseurs institutionnels, comme Citibank, ont agi de manière semblable sans que cela ne donne lieu à un tapage médiatique (The Guardian, 16 janv. 1994).
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[10]
Il est à noter que le terme « stalker » est plus usuellement utilisé de nos jours pour parler des agressions sexuelles, voire du modus operandi des violeurs ou des pédophiles. Mais dans le cas en question ce ne sont pas des individus qui le font mais des « groupes organisés par… Soros ».
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[11]
Voir le site officiel du Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, le 6 octobre 2017. Notre traduction de la version en langue anglaise accessible sur : <www.kormany.hu/en/the-prime-minister/news/brussels-is-implementing-the-soros-plan>, page consultée le 14/02/2019.
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[12]
Ibid.
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[13]
La légende est plus percutante que cela en fait, en ce sens qu’il s’agit ne pas le laisser « rire » en dernier, se moquer de nous, texte qui va de pair avec le faciès de Soros présenté sur la photo. En mars 2019, des panneaux installés aux arrêts d’autobus de Budapest font figurer George Soros derrière Jean-Claude Juncker, les deux hommes en train de rire, avec la légende : « Vous aussi, vous avez le droit de savoir ce que fabrique Bruxelles ». Peu de temps après, Fidesz, le parti de Viktor Orbán, a été suspendu du PPE européen…