CAIRN.INFO : Matières à réflexion

« La communication, c’est de la “com” »

1L’information est légitime et omniprésente, avec notamment l’explosion des techniques, même si tout cela s’accompagne de rumeurs et de fake news. Par contre, la communication continue de descendre aux enfers. On ne parle d’ailleurs plus de communication, mais de « com » pour marquer la distance et la méfiance. La com ? La réduction de la communication à la volonté de séduire, d’influencer, voire de manipuler. La com, pour montrer que l’on n’est pas dupe. Elle rôde partout. Au moment où il n’a jamais été aussi facile d’échanger, aussi légitime d’essayer de s’exprimer et de se comprendre, la communication est dévalorisée, quasiment ontologiquement.

2Trois objections pour désamorcer ce stéréotype dominant en Occident, qui ressemble à une grenade dégoupillée.

31) Pourquoi cette admiration pour l’information et cette méfiance systématique pour la communication humaine ? Pourquoi une telle sympathie, voire admiration, à l’opposé pour la communication technique ? Pourquoi les hommes seraient-ils le plus souvent mal intentionnés dans les échanges là où la technique serait bienveillante ? Pourquoi l’information serait-elle honnête, la communication humaine douteuse et la communication technique objective et vertueuse ? D’où viendrait cette « neutralité » de la technique ? Pourquoi attendre avec une telle gourmandise l’action « intelligente » de 7,5 milliards d’internautes ? Pourquoi oublier si facilement le pouvoir tentaculaire des Gafa ? Que dire quand Apple lance son offensive dans la vidéo, le crédit, les jeux, la télévision payante… En attendant que les autres « partenaires » des Gafa fassent de même ? Que reste-t-il ici de la liberté et de l’émancipation ? Pourquoi les performances de l’information dépasseraient-elles les perversions de la communication humaine ? Pourquoi la connexion technique est-elle synonyme de partage ? D’ailleurs, la séduction qu’exerce la communication technique est quasiment proportionnelle aux difficultés de la communication humaine. Voilà le contresens : la communication technique vécue comme le moyen de compenser les limites de la communication humaine. Pourtant, au-delà de la performance des techniques, n’est-ce pas encore la communication humaine qui est recherchée ? Les heures passées devant les écrans ne sont-elles pas aussi un moyen pour essayer de mieux se comprendre ? Pourquoi dévaloriser alors à ce point la communication humaine ?

42) Cette méfiance concerne le plus souvent l’autre et jamais soi-même. « L’autre, le voisin, celui d’à côté, le naïf, est probablement dupe et manipulé alors que moi, je sais m’en prévenir. » L’autre ne sait pas discriminer entre les différentes formes de communication, comme je sais moi le faire. Mais au fond, pourquoi l’autre serait-il si dupe ? Cette défiance à l’égard de la communication est identique à celle que l’on retrouve pour la publicité. Dans les deux cas, on pense l’individu faible et manipulable !

53) Par ailleurs, pourquoi cette hypocrisie à l’égard du mot même de communication ? Depuis toujours, chacun sait qu’elle est à la fois partage, séduction, influence. Chacun le sait et en utilise les multiples ficelles. On joue tous avec les différentes dimensions de la communication ! Alors pourquoi s’imaginer que le voisin n’a pas la même intelligence critique que moi-même ? Pourquoi serait-il dupe là où je ne le suis pas ? D’où me vient cette intelligence critique, et pourquoi lui en serait-il dépourvu ? Le paradoxe ? De plus en plus de méfiance à l’égard de la communication, et de moins en moins vis-à-vis de l’information, au moment pourtant où celle-ci, sous sa forme numérique et interactive, envahit toutes les dimensions de notre vie, avec tous les risques de fake news et de manipulation. Pourquoi cette illusion concernant la maîtrise de l’information et cette méfiance permanente à l’égard de la communication ? Peut-être simplement parce que passer de l’information à la communication, du message à la relation, c’est affronter la question de l’autre.

« Le public : passif avec les médias, actif avec Internet »

6C’est bien connu, établi et vérifié : on est passif devant la télévision et la radio, mais actif devant le clavier. La radio et la télévision abrutissent les spectateurs, l’ordinateur facilite la liberté et la création. Les mêmes messages envoyés à tous unifient et standardisent, alors que devant le clavier, chacun est libre.

7Rien de plus faux, mais cette « idée fixe », ce stéréotype dominant de la communication, perdure depuis 80 ans. Avec ce contresens classique : on confond dans les dictatures le silence des publics avec le contrôle des consciences. Dans ces régimes, les citoyens écoutent mais ne sont pas dupes. Ils voient bien la réalité du pouvoir. Et, dans les démocraties, à l’inverse, on n’a jamais prouvé cette manipulation « évidente » des consciences. L’expérience et les recherches ont montré que si l’offre de programme a évidemment une influence, celle-ci est modulée par le poids des idéologies, âges, sexes… Écouter, regarder, ne signifie pas forcément adhérer. Le même message adressé à tous n’est en aucun cas reçu de la même manière.

8Et l’internaute n’est pas non plus « libre » devant son écran ! Il cohabite avec ses choix personnels, idéologiques, culturels… Le public n’est jamais homogène. L’information pas plus que la communication ne s’impose « naturellement ». Chacun négocie en permanence.

9Lire, écouter, regarder oblige à mobiliser des capacités cognitives considérables, donc à être actif ! Personne n’est passif, et l’on n’est pas plus actif devant un clavier. Il n’y a pas plus de « liberté » avec l’individu et les réseaux qu’il n’y aurait de « domination » avec les médias. Simplement cette opposition fausse entre la liberté, et donc en filigrane l’intelligence du citoyen devant l’ordinateur, par rapport à la dépendance, voire les manipulation des mêmes individus face à l’offre des médias permet une économie de réflexion.

10Dévaloriser le téléspectateur « passif » et valoriser l’internaute « actif » met entre parenthèses la question si complexe du récepteur, de la relation et de la communication. Non, l’intelligence mobilisée, les capacités cognitives, ne sont pas « supérieures » avec l’ordinateur qu’avec les médias. La demande n’est pas forcément synonyme de liberté et de progrès. L’offre, à l’inverse, n’est pas évidemment synonyme de rigidité, de contrôle ou de manipulation. Le progrès technique ne suffit pas à changer, et à hiérarchiser, entre une bonne et une mauvaise communication. La soi-disant mauvaise communication des médias n’est pas prouvée, pas plus que ne seraient prouvées la soi-disant liberté et émancipation de l’individu dans l’univers numérique.

11Une confusion s’établit entre le progrès technique et le progrès de la communication. Rien ne dit que le changement technique suffit à assurer une meilleure communication. Ce stéréotype de la supériorité de la technique sur la communication humaine produit des ravages depuis plus de deux générations. En réalité, malgré les apparences, la communication humaine n’est pas plus facile dans sa dimension numérique que médiatique. Elle est toujours compliquée. À preuve, le temps que nous y passons… L’abondance d’informations ne suffit pas à améliorer la communication. Pas plus que la performance technique n’y réussirait. Le mystère reste toujours la question du récepteur humain et celle de la subtilité des relations. L’interactivité n’est pas la communication. La culture l’emporte toujours sur la technique.

« L’information, c’est du sérieux »

12« L’information est sérieuse, la communication ne l’est pas. » La preuve ? De la presse aux « big data », l’information constitue le cœur de nos sociétés. Elle est donc vertueuse, même si les fake news en gâchent un peu la victoire. La révolution de l’information constitue donc un acquis certain. Rien de tel, en revanche, pour la communication, synonyme de séduction, voire de manipulation et de perversion. En tout cas, méfiance et doute. Un peu le paradis et l’enfer…

13Rien de plus faux que ce séduisant archétype. D’abord, pas d’information sans communication, c’est-à-dire sans relation avec un destinataire. On n’informe pas en l’air, ni pour soi seul. Informer, c’est toujours à destination d’un public, en essayant d’être compris, à supposer que le récepteur soit intéressé. De toute façon, il faut être compréhensible et être capable, en retour, d’écouter. Sauf dans le cas de l’information-service. Donc pas d’information sans la question du récepteur. Et l’on retrouve ainsi la communication, c’est-à-dire la relation et la recherche de l’autre.

14C’est également évident pour les journalistes. Ceux-ci n’ont donc pas raison de répéter inlassablement que « l’information est sérieuse et que la communication ne l’est pas ». D’autant que les journalistes « vedettes », en 30 ans, se sont peopolisés. Ils sont partout sur les affiches, les bus, les journaux, et ne cessent d’être dans la publicité. Bref la valorisation incessante de certains journalistes ressemble furieusement à de la promotion et à des opérations de « com ». Ceci est évident pour « l’élite » des journalistes, beaucoup moins vrai pour la classe moyenne journalistique qui ne dispose pas des mêmes moyens et surtout ne se retrouve pas forcément dans ce modèle. Quant au lumpenprolétariat de l’information, il survit. En tout cas, pas d’information sans communication, y compris pour la presse. Et celle-ci n’a pas raison de dévaloriser toujours la communication qui, contrairement au stéréotype dominant, n’est pas synonyme de manipulation. Le récepteur n’est pas toujours idiot, loin de là. Il ne suffit pas de lui dire quelque chose pour qu’il le croie. On manipule beaucoup moins qu’on ne le pense. Par ailleurs, l’interactivité permise par la technique est bien différente de la communication. Les deux ne sont pas synonymes. L’interactivité est technique, la réception et l’intercompréhension renvoient aux hommes et aux sociétés. D’ailleurs, l’information n’est elle-même plus forcément synonyme de vérité. Des rumeurs aux manipulations et aux immenses marchés de demain, tout se complique… et la manipulation atteint aujourd’hui autant l’information que la communication. D’où la nécessité de valoriser le rôle, indispensable, des journalistes. Plus il y a d’information, plus ce métier est essentiel à défendre, comme les documentalistes, archivistes et traducteurs ! Quatre métiers indispensables. La suspicion croissante à l’égard de l’information retrouve celle existant à l’égard de la communication.

15Cette dévalorisation excessive de la communication est visible dans le triomphe du mot « com », symbole de toutes les méfiances. Il ne s’agit plus, avec l’usage permanent de ce mot, d’essayer de partager ou de se comprendre, mais seulement de séduire ou d’influencer. Bien sûr, ces deux dimensions, partage et séduction, ont toujours existé. Chacun l’expérimente quotidiennement, mais on a l’impression qu’il n’y a plus que la séduction. Cette dévalorisation constante de la communication concerne d’ailleurs beaucoup plus la communication humaine que les prouesses de la communication technique. Alors même que la communication humaine est plus difficile à réussir que la communication technique. Et la communication plus compliquée que l’information. Avec la communication, il s’agit tout de suite de l’altérité et des relations avec des récepteurs. Le récepteur ? La question probablement la plus compliquée de la communication. À quelle condition celui-ci accepte-t-il la relation ? Le récepteur n’a pas toujours raison, loin de là, mais il est rarement « en ligne ». À quelles conditions l’émetteur, en retour, est-il lui aussi prêt à entendre quelque chose ?

16D’ailleurs, on constate que plus il y a d’information, plus il y a de résistance de la part du récepteur. « Il ne suffit pas d’informer pour communiquer ». Le rôle central revient à la négociation pour réduire l’incommunication et prévenir l’acommunication. Il n’y a plus la « bonne » information et la « mauvaise » communication. C’est tout le stéréotype de la hiérarchie entre information et communication qui s’affaisse. En réalité, dévaloriser la communication, la réduire à de la manipulation, évite de réfléchir à l’essentiel : que fait-on avec l’autre ? L’incommunication constitue toujours l’horizon des échanges, le risque de l’acommunication est toujours présent. Dans la double révolution de l’information et de la communication, la complexité croît avec l’abondance des échanges. Mais dans le doute qui saisit ces deux concepts, la communication est nettement plus dévalorisée. Pourtant, on ne peut sauver le message et le messager en oubliant l’incommunication et le récepteur.

« Se connecter, c’est partager »

17C’est paraît-il, enfin, le moyen de se comprendre grâce au numérique et à toutes les « applis ». Se connecter et partager. Ah oui ? Oui ! Partager, aimer, qui sont le cœur de la communication, inlassablement recherchée par chacun d’entre nous, est enfin possible grâce aux réseaux. Un progrès humain permis par le progrès technique. En se branchant, on échange dans tous les coins du monde, avec des individus parfois inconnus, et on partage les projets, les sentiments, malgré les différences de langue, d’âge, de sexe, de culture… On se comprend ! Le progrès : cliquer et partager. Merci « messieurs les Gafa ». Vous résolvez d’un seul coup, grâce à la technique, ce que les humains, depuis toujours, n’ont pas réussi à renverser, à savoir la méfiance à l’égard de l’autre, la peur, l’hostilité, l’incommunication, l’agressivité. Grâce aux « tuyaux », les hommes, à l’échelle mondiale, peuvent se comprendre et surtout, comme le dit le slogan, « partager ».

18On est là au cœur du stéréotype d’Internet et des réseaux, au cœur du mythe de la communication par la technique. S’il suffisait de parler, et de s’exprimer, pour se comprendre, cela se saurait, car du téléphone à la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux, on ne manque ni de technique, ni d’expression, ni d’interactivité. Mais l’interactivité n’est pas synonyme de communication. La vitesse des échanges et le volume des informations en circulation ne suffisent pas à produire l’intercompréhension. L’interaction est technique, la communication humaine. S’il suffisait de se rencontrer, même virtuellement, pour se comprendre, on en aurait déjà vu les résultats positifs. La méfiance, la violence, la haine de l’autre, disparaissent-elles avec la technique ? Pourquoi la technique réussirait là où les hommes échouent ? Où sont les exemples ? La paix est-elle aujourd’hui plus facile qu’hier avec plus de 4 milliards d’internautes ? La haine de l’autre et le racisme ont-ils diminué ? L’omniprésence technique rend-elle les hommes plus vertueux ?

19Pourquoi la technique devient-elle supérieure à la politique et à la diplomatie ? Pourquoi l’interactivité crée-t-elle l’égalité et permet-elle de dépasser les méfiances anthropologiques ? Pourquoi depuis cinquante ans, avec plus de 5 milliards de postes de radio, presque autant de téléviseurs et bientôt d’ordinateurs, n’y a-t-il pas plus d’intercompréhension et de respect mutuel ? Où sont la considération à l’égard de l’autre et la volonté de débattre ? De quel miracle de paix la technique est-elle capable ? En quoi cette facilité d’échange d’informations porte-t-elle atteinte aux stéréotypes, langues de bois, mensonges, violences, idéologies ?

20En un mot, comment réduire l’immense diversité culturelle et la violence de toutes les acommunications ? Comment la vitesse de circulation des images et des informations peut-elle remplacer la lenteur indispensable pour établir un peu de confiance mutuelle ? Une autre question sans réponse : pourquoi s’est-on toujours méfié des « publics de masse » de la radio et de la télévision, symboles de manipulation et de standardisation, et pourquoi, en revanche, est-on fasciné, positivement, par le nombre croissant d’internautes ? Pourquoi la paix serait-elle au bout des claviers ? On glisse ici subrepticement du stéréotype et de la langue de bois à l’idéologie.

Dominique Wolton
Dominique Wolton est directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 82 numéros) et de la collection « Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 50 volumes). Il a publié une trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt langues. Parmi ses derniers ouvrages : Communiquer c’est vivre (Cherche-midi, 2016) et Pape François. Politique et société, rencontre avec Dominique Wolton (éditions de l’Observatoire, 2017).
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0020
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