CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le naturel d’un visage dessiné par une intelligence artificielle [1], une voix synthétique [2], la relation à un robot et la création artistique [3] semblent tellement humains. Connaîtrait-on « la formule », celle de la communication humaine ? Serait-elle écrite par des algorithmes ? Évidemment, on repère très vite que l’énonciation singulière que chaque sujet invente dans ses particularismes et accidents disparaît au profit de formes apprises pour la voix artificielle ; que l’émotion ou l’empathie, expressions du corps, ne sont que des simulations pour des robots ou agents artificiels sans chair (Tisseron, 2010) ; que la création artificielle n’est pas celle d’un humain ; que la reconnaissance faciale ne repérera jamais ce qu’un visage a d’irréductible [4]. On ne dénoncera jamais assez que ces dispositifs simulent, qu’ils se régulent à partir de nos comportements, qu’on les prend de plus en plus comme modèles dans nos relations aux autres, pensant ainsi éviter la complexité de la relation humaine. Dès lors, ce qu’entérine l’idéologie technique est la connaissance de la formule, de l’expression de la communication qui surmonte le ratage de la relation, en écartant l’incommunication (Wolton). La relation humaine devient objectivable. Le premier tableau Edmond de Belamy (collectif Obvious, 2018) produit par une intelligence artificielle et vendu aux enchères chez Christies [5] le montre bien : il est signé par la formule « min G max D V (D, G) = Ex⎕pdata(x) [log D(x)] + Ez⎕pz(z) [log (1 – D(G(z)))] ». Une vérité apparaît, celle des algorithmes. Elle fait que la croyance, nécessaire à la communication humaine, cède sa place à la certitude : comme nous allons le voir, la figure du stéréotype qui repose sur la croyance est une figure de résistance à l’éducation algorithmique de nos comportements.

2Les études qui dénoncent les biais algorithmiques abordent le concept de stéréotype en dénonçant les biais raciaux ou sexistes [6]. Malgré leur intérêt, elles n’empêchent pas ces algorithmes de toujours fasciner davantage et de développer une relation autre à la vérité. Les algorithmes faisant boucle avec nos comportements, tout en estompant nos doutes, jouent sur des certitudes pour se parer de vérité. De très nombreux écrits abordent le « faux », le fake ; les conseils d’éthique fleurissent, l’Algorithmic Justice League est fondée. Or, la certitude n’est pas la croyance : dans toute croyance se loge un impossible à dire le « tout » qui ne peut pas être représenté, d’où la demande dont la réponse n’est pas sûre. Pour la communication, cet impossible est ce qu’exprime pour l’humain, être structurellement inachevé à la naissance, l’attrait du visage de l’autre, de sa voix, mais aussi des livres, des œuvres artistiques, des paysages. Le stéréotype permet d’entrevoir cet insaisissable. L’articulation entre stéréotypes et croyances s’établit par le fait que les instances de représentations reposent sur des systèmes de croyances et non de certitudes. Le stéréotype repose sur un impossible rassemblé, compacté, saisi. Il suppose un savoir « troué » qui relance le mouvement de ce qui fait énigme. Ainsi : « Les stéréotypes balisent les cadres d’interprétation du monde et des relations sociales, ont des effets sur la circulation et la modification des savoirs, en passant par des vecteurs d’imaginaires et d’idéologies politiques » (Lehmans, 2018).

3La croyance est traditionnellement articulée à la fonction paternelle qui a pour but de nous protéger. Elle repose sur une demande dont la réponse est incertaine. Au xxie siècle, on cherche à se passer du père. Voici un exemple d’un nouveau genre qui s’opposerait au père traditionnel : le « parennial ». Plutôt que d’essayer d’être un père, il cherche le mode d’emploi d’une éducation réussie. Il serait « cet individu qui, face au caractère faillible de l’expertise humaine, préfère se plonger dans la chaleur rassurante du liquide techno-amniotique, peaufinant les détails d’une éducation algorithmique qui serait la synthèse optimisée de toutes les pratiques existantes » (Santolaria, 2018). Ainsi, Internet répond à tout : il n’est pas supposé savoir : il sait. Il prétend avoir la formule pour qu’enfin le symbolique, celui de la machine, puisse recouvrir tout le réel. L’objet de consommation couvre tout manque avant même qu’il ne se manifeste. Sur un moteur de recherche, tapez une demande qui vous semble « cohérente », vous aurez toujours une réponse. Simultanément, de nombreuses notifications proposent tout et n’importe quoi avant même que vous en ayez fait la demande. « Tout » est possible. Mais, le « tout » n’a pas de « trou ». D’où la valeur inestimable de l’équivoque et de l’ambiguïté, du malentendu et du quiproquo d’une parole, qui creusent un écart là où la saturation numérique promet et promeut la jouissance en bouchant tout manque présent ou à venir par l’objet à consommer. Que l’on songe au titre de Michel Blay, Penser ou cliquer ?

4Cathy O’Neil désigne par « armes de destruction mathématique » ces modèles qui constituent « par principe d’impénétrables boîtes noires » visant souvent les plus vulnérables avec des objets de consommation : « la vulnérabilité vaut de l’or ». Ces modèles sont bien souvent le reflet de l’idéologie de leurs concepteurs ; les résultats séduisent encore et toujours. Avec l’alètheia algorithmique (Sadin, 2018), le stéréotype calculé enferme les mêmes dans des bulles informationnelles. Il servira essentiellement à prédire quel individu calculé coïncide aux critères dans des secteurs très variés : santé, justice, emploi, assurance, etc. La confiance est de plus en plus accordée aux algorithmes. La prédiction repose sur une certitude, celle d’avoir réponse à tout. Effet Pygmalion ou prophéties autoréalisatrices (Demailly, 2008), les algorithmes prédictifs véhiculent un effet de vérité par anticipation. O’Neil parle de boucle de rétroaction néfaste [7]. Dès lors, la contingence est écartée : faire appel à un algorithme prédictif pour anticiper une situation à éviter ou maîtriser des comportements manifeste que l’algorithme prédictif « s’insère dans une activité sociale […] comme mode de gouvernance des comportements » (Reigeluth, 2018).

5L’algorithme ne comprend pas. Il n’y a pas de signification pour lui. Ses mots ne sont que calculs, qui ne peuvent entrer dans des processus de dialectisation. Pour remplacer cette signification manquante, il faut que cette certitude qu’il calcule devienne celle des autres. Alexandra Saemmer (2018) résiste activement contre ceux dont « la démarche est de fixer le sens ». Face à une normalisation du langage par les algorithmes, elle pointe justement « ces éléments de langage préfabriqués qui cadrent l’expression ». Une vérité apparaît, sans signifier, sans référence, sans croyance, celle « des marqueurs culturels calculés » qui deviennent, par exemple, des stéréotypes de genre permettant de créer des identités vraies dans un monde de fake[8]. Il existe une discontinuité entre croyance et certitude. L’oublier pour gommer incompréhension d’un algorithme et projections anthropomorphiques sur des objets artificiels qui ne font que simuler, c’est établir une continuité entre croyance et certitude, c’est donner au stéréotype l’étiquette d’une vérité calculée.

Notes

  • [1]
    Thispersondoesnotexist propose des visages de personnes qui n’existent pas générés par une architecture GAN (Generative adversarial networks) : <www.thispersondoesnotexist.com/>.
  • [2]
    Exemples : CandyVoice et Lyrebird ont développé une technologie d’imitation vocale : <candyvoice.com/> ; <lyrebird.ai/products>.
  • [3]
    À l’écoute de « La Méthode scientifique », sur France Culture (28 nov. 2018), émission animée par Nicolas Martin, on découvre qu’en 2018, un tableau produit par l’IA a été vendu aux enchères et qu’un premier roman écrit par une IA publié : <www.franceculture.fr/emissions/la-methode-scientifique/la-methode-scientifique-du-mercredi-28-novembre-2018>, page consultée le 01/04/2019.
  • [4]
    L’INA propose un entretien avec Emmanuel Levinas à propos du thème du visage faisant référence à Totalité et infini. Essai sur l’extériorité (1961) : <www.ina.fr/audio/PHD98009200/le-visage-audio.html>, page consultée le 01/04/2019.
  • [5]
  • [6]
    Cf. <gendershades.org/overview.html>, page consultée le 01/04/2019. À l’origine de cette étude, Joy Buolamwini, chercheuse au MIT et fondatrice de l’Algorithmic Justice League (https://www.ajlunited.org/), un collectif qui dénonce les biais des algorithmes. En novembre 2016, elle avait expliqué que les logiciels de reconnaissance faciale identifiaient beaucoup plus facilement ses amis blancs que son propre visage de femme noire (<www.ted.com/talks/joy_buolamwini_how_i_m_fighting_bias_in_algorithms?language=fr>, page consultée le 01/04/2019).
  • [7]
    Cathy O’Neil explique ainsi l’attribution d’une peine par des modèles : « les modèles utilisés pour déterminer les peines dressent le profil d’un individu en fonction de sa situation personnelle, encourageant de fait la perpétuation de l’environnement qui justifie leurs hypothèses de départ. Cette boucle destructrice se répète indéfiniment, rendant le modèle de plus en plus injuste. »
  • [8]
    Avec Theodor W. Adorno, Minima Moralia Réflexions sur la vie mutilés, cité par Gori, 2016 : « L’objectivité dans les relations entre les hommes, qui fait place nette de toute enjolivure idéologique, est déjà devenue elle-même une idéologie qui nous invite à traiter les hommes comme des choses. »
Franck Renucci
Franck Renucci est chercheur au laboratoire Imsic, directeur honoraire de l’UFR Ingémédia de l’université de Toulon, membre du bureau et du comité de rédaction de la revue Hermès, chercheur associé à la fondation Agalma. Pour la revue Hermès, il a coordonné les n° 68 (« L’Autre n’est pas une donnée », avec S. Lepastier et B. Le Blanc) et 72 (« L’artiste, un chercheur pas comme les autres », avec J.-M. Réol).
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0199
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...