1En 1977, dans L’Arrangement des sexes, le sociologue Erving Goffman formule l’hypothèse que, dans chaque société, les relations homme-femme sont codifiées de manière à maintenir un ordre social, généralement asymétrique [*]. Les « stéréotypes de sexes » – qu’il assimile à des « croyances relatives à la masculinité ou à la féminité » – sont « en étroite interaction avec le comportement de genre », affirme-t-il en s’appuyant sur l’analyse de toutes sortes de pratiques (rituels de séduction, galanterie, toilettes séparées, socialisation différenciée des enfants) dont il dénonce le présupposé : que l’homme (fort) doit protéger la femme (fragile), y compris des souris et des araignées. Aussi indéniables qu’elles soient, les différences biologiques ne justifient absolument pas ces pratiques qu’Erving Goffman désigne comme des « arrangements ». Partant de ce constat, le sociologue insiste sur leur caractère historique. Ainsi qu’il le souligne, ceux-ci sont contingents, composites et peuvent même se faire les miroirs de résistances aux normes. Les stéréotypes de sexes sont de fait révélateurs des transformations qui traversent la société et des courants contradictoires qui l’agitent. Entre les mains de certains acteurs, ces stéréotypes peuvent même devenir des outils au service d’un brouillage de l’ordre genré, ainsi qu’en témoigne par exemple le cas singulier des love dolls.
2Les love dolls (rabu dôru) sont issues d’une production artisanale de niche dont une dizaine de compagnies se partagent le marché au Japon. Ces poupées réalistes – fabriquées grandeur nature pour servir de partenaires sentimentales et/ou sexuelles – présentent la caractéristique d’avoir l’air puéril ou imbécile, au choix. En apparence, ces poupées reproduisent des stéréotypes de genre négatifs, ceux de la femme faible, intellectuellement déficiente, dont les seules qualités se résument aux mensurations : elles ont des formes avantageuses, le regard vide et elles ne parlent pas. La fonction même des poupées dérange : il n’y a, a priori, aucune raison de penser que les poupées soient autre chose que des potiches en silicone, favorisant dans l’imaginaire la mainmise des hommes sur le corps et sur le destin des femmes. Comme par un fait exprès, les utilisateurs se désignent d’ailleurs volontiers comme « propriétaires » des poupées (mochi-nushi), quand ce n’est pas « managers » (kanrishoku), « tuteurs » (kateikyôshi), « grands frères » (o-nii-san) ou « responsables » (kanrinin), suivant une terminologie qui associe explicitement la poupée à un objet passif ou à un être incapable qu’il s’agit d’éduquer et d’encadrer.
3Faut-il y voir une forme de misogynie ? On serait tenté de le croire, et cela d’autant plus lorsqu’on se penche sur le discours des firmes, notamment celui d’Orient Industry, la compagnie pionnière : créée en 1977 par Tsuchiya Hideo, un ancien gérant de sex-shop, c’est Orient Industry qui met au point l’image des poupées comme personnes irresponsables maintenues sous tutelle. Pour parler d’elles, Tsuchiya Hideo utilise le mot musume (ma fille) : « Chacune d’entre elles est ma fille [musume]. Lorsqu’une poupée quitte mon entreprise, c’est comme si je la confiais à quelqu’un afin qu’il prenne soin d’elle. » Il utilise aussi parfois le terme « enfant mis en nourrice » (satogo) pour insister sur l’idée selon laquelle les poupées ne sont pas vendues mais « confiées » aux bons soins d’un homme aimant. Le client qui épouse ou adopte une love doll a d’ailleurs le droit de la rebaptiser, suivant un usage maintenant périmé qui voit la femme changer de prénom lorsqu’elle se marie. Comme par un fait exprès, « lorsqu’Orient Industry reçoit une commande et fait un envoi, cela est appelé “mariage” [yomeiri]. » Passant de l’autorité de son père « biologique » à celle du « père donneur de nom » qui est en même temps son époux, la poupée reste donc une mineure. Suivant le même système de métaphore, lorsque son époux ne veut plus d’elle, il peut la renvoyer chez son géniteur, c’est-à-dire à l’usine d’Orient Industry : le renvoi est nommé « retour à la maison natale » (sato-gaeri).
4Ce discours paternaliste met évidemment mal à l’aise. Le design même des poupées dérange : leur corps reste ébauché et leur visage exprime une forme d’ahurissement. Pourquoi cet air stupide ? Il serait tentant d’en déduire que les fabricants visent une clientèle d’hommes cherchant à réaffirmer leur virilité au contact d’une belle idiote. Mais la réalité, bien sûr, est plus complexe. Ainsi que le révèle une enquête de terrain menée pendant trois ans, entre 2012 et 2015, chez les principaux producteurs de poupées au Japon – Orient Industry, 4Woods, Level D et Trottla –, les poupées sont volontairement mises au point comme des créatures indigentes suivant le principe du conformisme parodique. L’expression « conformisme parodique » est inventée en 2002 par le sociologue Alessandro Gomarasca au moment où, au Japon, le mouvement vestimentaire des Lolita (décliné en sweet lolita, gothic lolita, pink lolita, etc.) pousse des milliers de jeunes femmes à se déguiser en poupées. Dans un livre intitulé Poupées, robots, Gomarasca (2002) résume ainsi le phénomène : « Plus le discours des hommes leur renvoie l’image d’être irresponsables, plus elles fétichisent à l’extrême leur personnalité infantile. » Dans le même livre, la chercheuse Sharon Kinsella confirme : les adolescentes surjouent la « vierge » (shôjo), dit-elle, afin de renvoyer en miroir l’image que la société a d’elles. Cette caricature de la féminité leur permet de mettre à distance, sur un mode ironique, les injonctions auxquelles elles sont tenues.
Un détournement des valeurs dominantes
5Il est très révélateur que les love dolls soient devenues populaires à cette même époque, comme si les hommes aussi opéraient un détournement des valeurs dominantes par le biais de poupées vendues sous les traits de femmes immatures. Faire couple avec de tels objets n’a en effet rien d’anodin. Le stigmate frappe lourdement ces individus qui, non sans impertinence, affirment préférer des « vierges synthétiques » (jinzô otome) aux « femmes de chair crue » (namami no josei). Ils veulent jouer, disent-ils. Sous-entendu : jouer plutôt qu’imiter leurs parents, en fondant un foyer. Ce discours est souvent mal compris. Les médias, notamment, ont tendance à le prendre au premier degré. Dans la presse, les hommes qui « jouent à la poupée » – activité non conforme à leur « sexe » – sont accusés d’être des « herbivores » (sôshoku), immatures et faibles : des mauviettes dénuées de virilité. L’achat d’une poupée est donc à double tranchant : si, d’un côté, elle peut permettre au propriétaire de renforcer son identité masculine en exhibant sa femme-trophée, d’un autre côté elle l’expose au rejet, au dénigrement et aux moqueries. Ce qui amène la question suivante : serait-il possible que la poupée soit formatée à l’image d’une jolie cruche non pas pour reproduire des normes de genre mais pour les questionner ?
6Lorsqu’il joue à la poupée, l’homme certainement ne renvoie pas l’image du prédateur mais bien plutôt celle du loser. S’il faut en croire les fabricants, l’aspect immature des love dolls contribue à renforcer cette impression par effet-miroir : « Elles sont incomplètes », m’explique-t-on, ce qui les rend d’autant plus attirantes, car « les hommes qui aiment les poupées veulent quelque chose à leur image. » Ils se voient comme des exclus. Ainsi que l’explique Kodama, ingénieur à Orient Industry : « Les poupées sont charmantes [kawaii], c’est-à-dire qu’elles font un peu pitié. » Il s’agit, insiste-t-il, de les rendre pathétiques : plus elles auront l’air mièvre (vulnérable) et bête (lacunaire), plus elles susciteront l’idée de l’échec. Il peut sembler étrange que les propriétaires désirent faire couple avec de si pitoyables créatures mais cette mise en scène n’est jamais dénuée d’une part de dérision : lorsqu’ils s’affichent comme mâles ratés, aux côtés d’une poupée spécifiquement conçue pour évoquer la carence, ces hommes ne font jamais que renvoyer à la société l’opinion méprisante qu’elle a d’eux. Le fait que la love doll soit un stéréotype de femme-objet participe pleinement de leur stratégie.
7Singulièrement retorse, cette stratégie consiste à mimer le modèle standard de la réussite (homme responsable, beauté écervelée) dans le cadre d’un jeu qui tourne en ridicule les valeurs sur lesquelles la société fonde son organisation. Au regard des normes, un homme, un vrai, doit prouver sa valeur en exhibant sa ravissante épouse. Se jouant de ces codes avec un plaisir malin, les « propriétaires » s’amusent volontiers à reproduire avec leur poupée les rapports sociaux de sexe, attribuant à leur love doll – si possible innocente, inexpérimentée, éthérée ou hébétée au choix – des rôles de jouvencelle ou de mijaurée parfaitement clichés. Le fait qu’elle soit si puérile suscite un sentiment de consternation. Le fait qu’il s’agisse d’une poupée accentue encore la dimension navrante du scénario. Sa nature même de contrefaçon éclaire les scripts sous un jour nouveau : tout semble faux. L’effet de décalage qu’elle induit met en lumière l’aspect artificiel des conventions sociales liées à l’ordre hétéronormé. On le voit donc bien à travers cet exemple : reproduire les stéréotypes dévalorisants du féminin (passivité, faiblesse, dépendance) peut très bien participer d’une stratégie subversive. Ambivalente et ambiguë, cette forme de résistance reste limitée bien sûr, puisqu’elle maintient la femme dans les limites symboliques de son assignation de genre. Le sabotage du système n’en est pas moins, pernicieusement, efficace.
Notes
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[*]
Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une recherche postdoctorale à Freie Universität Berlin, au sein du projet européen EMTECH dirigé par Elena Giannoulis.