1Revue Hermès : Quel lien faites-vous entre les stéréotypes et les idéologies dans le champ de la politique européenne et internationale ?
2Christian Lequesne : Il faut distinguer nettement idéologie et stéréotype. Une idéologie est un système prédéfini d’idées lié à notre histoire personnelle, à notre socialisation. Elle est une structure qui nous permet d’analyser la réalité sociale. Le stéréotype est une généralisation excessive de notre représentation de ce qui nous est extérieur, que ce soit des personnes ou des pratiques. Il y a un point commun entre idéologie et stéréotype, c’est l’ancrage dans une structure, qui a comme particularité de durer et de résister au changement. Dans le champ de la politique européenne, les stéréotypes restent souvent nationaux, parce que ce qui représente le groupe extérieur – l’exogroupe – appartient encore aux autres nations. Les idéologies, quant à elles, ne portent pas nécessairement sur des croyances ayant une référence nationale. Mais parfois les stéréotypes et les idéologies se recoupent. Ainsi, l’analogie selon laquelle le néolibéralisme serait anglo-saxon alors que l’étatisme serait purement français est fréquente. Bien sûr, une analyse sociologique montre que c’est rarement aussi simple, mais ce type de représentations est présent. Il alimente le débat public et les prises de décision.
3Revue Hermès : L’Union européenne fonctionne-t-elle avec des représentations réciproques stéréotypées ou au contraire a-t-elle permis de lutter contre les stéréotypes pour faire émerger des représentations réalistes et partagées de ce qu’est l’Europe dans sa diversité aujourd’hui ?
4Christian Lequesne : L’expérience de la construction européenne depuis soixante ans n’a pas du tout effacé les stéréotypes nationaux. Ces derniers sont ancrés dans des structures mentales et culturelles. On les trouve exprimés régulièrement : les Français arrogants, les Italiens sympathiques, les Espagnols fougueux, les Allemands sérieux, etc. Comme toujours, il s’agit d’une généralisation de ce que l’on croit être des attitudes sociales. Ces généralisations excessives sont rarement construites en dehors de la réalité sociale ; elles font appel à l’observation des modes de sociabilité qui diffèrent en Europe. Par exemple, en Allemagne ou en République tchèque, la politesse est liée à la retenue à l’égard de ceux qu’on ne connaît pas, d’où le stéréotype de l’Allemand ou du Tchèque distant. En Italie, la sociabilité passe davantage par le contact informel, y compris avec celui qu’on ne connaît pas ; d’où l’image de l’Italien sympathique. Les formes culturelles de la politesse sont essentielles pour l’entrée en contact avec l’exogène. Les diplomates, qui sont des médiateurs professionnels attentifs aux codes culturels, le savent très bien. Le non-respect des formes culturelles de la politesse peut donner naissance à des perceptions négatives qui réactivent immédiatement les stéréotypes nationaux. Je pense à un conseiller culturel français en Allemagne, dont les retards systématiques réactivaient chez les interlocuteurs allemands le stéréotype du Français arrogant.
5En règle générale, nous vivons en Europe avec ces stéréotypes. Ce qui a changé avec la construction européenne, c’est qu’ils n’alimentent plus une rhétorique de nature guerrière ; ils sont présents, mais dans un contexte où la violence nationaliste a été rationalisée. L’ouverture des frontières permet en outre à ceux qui ont la chance d’être mobiles – ce qui est le cas de plus en plus de personnes – de comparer et de faire tomber le stéréotype à travers l’expérience de l’altérité. L’élève français qui passe trois mois dans une famille en Allemagne grâce à l’Office franco-allemand pour la jeunesse, le couple de Français qui rend visite à leur enfant qui s’est marié au Portugal, les adhérents des comités de jumelage des villes vivent des expériences qui les amènent à constater une convergence des modes de vie. C’est le fameux « ils ne sont pas si différents de nous ! » que l’on entend à leur retour de voyage. Dans le fond, le meilleur antidote aux stéréotypes est l’expérience de la mobilité. Cela crée d’ailleurs un nouveau clivage dans les sociétés européennes, car tout le monde n’a pas les moyens de faire ces expériences de mobilité. On observe dans les sondages une différence nette entre ceux qui expérimentent socialement l’ouverture des frontières nationales et les autres : souvent les premiers sont beaucoup plus prompts à soutenir l’idée d’une Europe politique.
6Revue Hermès : On assiste ces derniers mois à une montée des populismes en Europe. Cette tendance renforce-t-elle les stéréotypes au sein de l’Europe ? Existe-t-il des partis politiques en Europe qui ont construit leur discours politique autour de stéréotypes ? En avez-vous des exemples ?
7Christian Lequesne : Pour commencer, il faut préciser que pour les sciences sociales, le terme de populisme ne va pas de soi. La seule définition sur laquelle on peut s’accorder est celle d’un système de croyances qui vise à opposer un peuple qui serait réputé pur à des élites qui ne le représenteraient plus, voire qui le trahiraient par leurs comportements dévoyés. Dans les populismes d’extrême droite, la conception du peuple « pur » est exclusive, répondant souvent à une définition ethnique. Dans les populismes d’extrême gauche, la définition du peuple est beaucoup plus inclusive : ce sont les travailleurs contre ceux qui les exploitent, les pauvres contre les nantis, mais il est rare qu’on ait recours à une définition ethnique du peuple. Cette nuance est importante, car elle permet de distinguer plusieurs formes de populisme, même si tous ont un registre discursif et pratique commun qui est l’opposition entre élite et peuple. Certains populismes, mais pas tous, utilisent de manière instrumentale les stéréotypes nationaux. En France, Jean-Luc Mélenchon dans son livre Le Hareng de Bismarck, le poison allemand (Paris, Plon, 2015) utilise une rhétorique qui fait volontairement appel à la brutalité allemande. Il utilise les images du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale pour affirmer que l’Allemagne est une puissance hégémonique qui veut encore contrôler le sort politique de l’Europe. Dans ce livre, il est fait référence aux « gros balourds », à la « schlague », aux « têtes de brutes ». Là, on cherche à toucher le public français en empruntant aux films sur l’Europe nazie, dans lesquels on a tous vu des soldats allemands casqués qui hurlent. Si vous prenez maintenant le parti d’extrême droite allemand Alternative für Deutschland, créé en 2013, celui-ci utilise pour sa part une représentation totalement stéréotypée de l’Europe du Sud, et notamment de la Grèce. Il décrit ce pays comme celui d’un peuple de paresseux, qui profitent du soleil en se tournant les pouces pendant que les honnêtes travailleurs allemands triment et épargnent. Le message est bien entendu qu’il n’est pas question de payer un euro au budget de l’Union européenne pour aider ces sudistes fainéants. Là aussi, l’utilisation d’un stéréotype national correspond à une stratégie politique, qui est le rejet de l’Europe politique. J’ajoute que les partis populistes, par essence, combattent le politiquement correct des partis traditionnels. Ils forcent donc le trait en utilisant le stéréotype pour se démarquer des élites libérales qui, estiment-ils, trahissent le peuple en ne disant pas les choses vraies.
8Revue Hermès : La presse renforce-t-elle les stéréotypes en Europe ? Quel rôle joue Internet, et plus particulièrement les réseaux socio-numériques, dans les représentations réciproques ?
9Christian Lequesne : Bien sûr, la presse renforce les stéréotypes. Lors de la crise de la dette grecque, la presse populaire allemande (comme Bild) était pleine de caricatures sur la paresse des Grecs. D’une manière tout aussi stéréotypée, la presse grecque montrait Angela Merkel ou son ministre des Finances Wolfgang Schäuble avec des casques à pointe ou le costume de Bismarck. On notera au passage combien l’utilisation de la Seconde Guerre mondiale reste présente dans la contestation de l’Union européenne, parce que l’essence même de la construction européenne a été de faire oublier la guerre.
10Internet et les réseaux socio-numériques renforcent les stéréotypes, parce que le style de communication qui nécessite de réagir de façon très rapide est une invitation à caricaturer des postures générales. Twitter incarne au plus haut point ces tendances en raison de la nécessité d’être percutant en 280 signes. Les posts des « gilets jaunes » sur Facebook montrent une violence verbale très caractéristique. On est frappé notamment par la vulgarité du vocabulaire employé, le président de la République devenant rapidement dans les messages le « blaireau », le « petit con ». C’est le degré zéro de la civilité, mais c’est une réalité sociale.
11Revue Hermès : Dans Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français (2017), vous vous êtes intéressé aux diplomates français, à leurs pratiques et à leurs représentations, à travers la notion de « carte mentale ». Pourriez-vous nous expliquer ce que vous entendez par « carte mentale » des diplomates ? Ce concept vous a-t-il permis de repérer des représentations stéréotypées chez eux ? Peut-on en faire une typologie ? Dans quelle mesure ces représentations ont-elles une influence sur les pratiques diplomatiques ? Sur les politiques ?
12Christian Lequesne : J’emprunte la notion de carte mentale à Alan Henrikson [1], un politiste américain qui y a eu recours pour analyser la politique étrangère américaine. Il la définit comme une structure de l’esprit par laquelle une personne acquiert et stocke des représentations du monde qu’elle va mobiliser pour son action. Cette notion m’a été utile pour montrer que les diplomates français, et plus largement les acteurs de la politique étrangère, ne sont pas mus par la seule rationalité qui consiste à résoudre des problèmes, mais agissent aussi en fonction de conceptions préétablies de ce qu’est une « bonne » politique étrangère de la France. Comme l’idéologie, la carte mentale est le résultat de la socialisation mais aussi de perception du débat politique autour de la politique étrangère. En utilisant ce concept, je me démarque de l’individualisme méthodologique. Je postule qu’il existe des groupes constitués autour de représentations partagées. Dans l’histoire récente du Quai d’Orsay, deux groupes me semblent se distinguer du point de vue des représentations. Le premier croit en la représentation de l’indépendance et du rang, et le second en celle de l’occidentalisme. Les partisans de l’indépendance et du rang sont ces diplomates qui pensent que la « bonne » politique étrangère de la France doit être portée par la défense de la langue française, une relation privilégiée avec l’Afrique de l’Ouest et une certaine méfiance à l’égard des États-Unis. Ceux-ci pensent la politique étrangère de la France moins par rapport à la notion d’adaptation que celle de préservation d’un héritage. Les partisans de l’occidentalisme, au contraire, voient dans la « bonne » politique étrangère de la France des valeurs partagées avec les États-Unis et les autres pays européens, croient dans l’efficacité de l’outil militaire, et redoutent la prolifération nucléaire ou le débordement des armes nucléaires par les pays non occidentaux. Ils pensent moins la politique étrangère de la France à partir de l’héritage qu’à partir de ce qu’ils appellent l’adaptation aux nouvelles conditions du monde. Mais il faut faire attention avec la notion de carte mentale et ne pas penser qu’elle suffit à expliquer les décisions de politique étrangère. La carte mentale est un élément idéel, mais il est toujours confronté à un élément rationnel, la décision. C’est une nuance que certains diplomates qui ont lu mon livre ont eu du mal à saisir. Les discussions les plus controversées que j’ai eues autour d’Ethnographie du Quai d’Orsay ont concerné cette question. J’avais parfois face à moi soit des positivistes qui ne croient pas au rôle des représentations, soit des idéalistes qui s’imaginent que les cartes mentales permettent d’expliquer à elles seules la politique étrangère.
13Revue Hermès : Au-delà des frontières européennes, à l’échelle internationale, est-ce que les représentations de l’Europe et/ou de l’Européen ont évolué ?
14Christian Lequesne : L’Europe politique apparaît beaucoup plus unifiée à l’extérieur qu’à l’intérieur, parce qu’à l’extérieur, on saisit moins la diversité des nations dans sa subtilité, alors que pour nous les Européens, c’est d’abord ce que nous voyons. Cela explique que dans le débat sur le Brexit par exemple, les presses américaine, chinoise ou japonaise décrivent le processus comme un élément de désintégration beaucoup plus fort que ne le font les Européens eux-mêmes. Ensuite, l’Europe est perçue à l’extérieur essentiellement comme une puissance civile normative et économique, et non comme une puissance militaire. Les néo-conservateurs américains, au début des années 2000, avaient même élaboré un discours pour dire que l’Europe ne saurait être qualifiée de puissance, parce que pour eux la puissance continue à faire référence aux attributs militaires. Il y a des passages intéressants à relire chez certains penseurs américains comme Robert Kagan, qui déclarait il y a quelques années que si l’Europe parlait autant de l’état de droit et de droits de l’homme, c’est parce qu’elle était privée des vrais instruments de la puissance qui sont ceux de la coercition militaire.
15Revue Hermès : A-t-on besoin de stéréotypes pour continuer de construire l’image et l’identité européennes et pour renforcer une communication politique efficace ?
16Christian Lequesne : Il existe des travaux sur la diplomatie publique, ou la création des images de nations – le nation branding – qui montrent que les politiques publiques visant à créer ces images cherchent au maximum à mobiliser des stéréotypes positifs. Dans la diplomatie publique française, on aura recours à la cuisine et aux arts de la table ; en Suède, on utilisera la nature et les grands espaces. La difficulté de l’Union européenne est qu’elle ne peut pas mobiliser un stéréotype positif européen, car il n’existe pas de stéréotype « transverse » de l’Europe, distinct des nations qui la composent. Il est plus difficile de recourir au stéréotype pour l’Union européenne que pour ses États membres. Si l’Union veut construire une diplomatie publique, elle doit se concentrer sur le récit plus que sur l’image. Bien que les récits partagés ne soient pas nombreux non plus, le seul récit légitime reste celui de la paix. On pourrait objecter qu’il a atteint ses limites, parce qu’il a été élaboré en réaction à la Seconde Guerre mondiale et que la plupart des Européens considèrent cet événement tragique comme lointain. Ce n’est pas faux, mais la construction d’un récit sur la paix pour légitimer l’Europe peut ne pas faire référence uniquement à la Seconde Guerre mondiale. Il peut exister par opposition aux conflits dans le reste du monde. Des formes nouvelles de violence, comme le terrorisme, délégitiment bien entendu le récit sur la paix. Il en va de même des populismes qui utilisent la théorie des complots extérieurs comme registre discursif.
17Les stéréotypes sont assez stables dans la construction européenne. Certains ont toutefois émergé plus récemment, comme celui du travailleur de l’Europe centrale et orientale (le « plombier polonais »), qui alimente le dumping social dans les pays d’Europe de l’Ouest, les envahirait en acceptant de travailler à n’importe quelle condition au détriment des travailleurs nationaux. C’est Philippe de Villiers, dans un entretien au Figaro de 2005, qui a évoqué le premier la figure du « plombier polonais » dans le contexte du référendum français sur la ratification de la Constitution européenne, dont le résultat fut négatif. En France, ce thème de l’étranger vecteur du dumping social ne laisse pas l’extrême gauche insensible et, de ce fait, rend moins certain le constat selon lequel seule l’extrême droite rejetterait les étrangers. Il y a une ambiguïté grandissante de l’extrême gauche française à l’égard du travailleur migrant dans le contexte de l’Union européenne.
Notes
-
[1]
Henriksen, A. K., « The Geographical Mental Maps of American Foreign Policy Makers », International Political Science Review, n° 4, 1980, p. 495-530.