1La diffusion de discours ethnicistes lors de conflits majeurs en Afrique fait l’objet de travaux spécifiques dans le champ des études médiatiques (Frère, 2010 ; Somerville, 2011). Les guerres constituent à l’évidence un terreau fertile pour l’éclosion et la propagation de clichés intergroupes des plus péjoratifs. En dehors de ces situations dramatiques, les préjugés peuvent aussi emprunter des modes d’expression langagière exempts de dépréciation explicite, mais dont les retombées peuvent tout de même fragiliser le pouvoir d’action des individus et des groupes concernés dans leur vie personnelle et sociale. Ceci est particulièrement visible dans les discours accompagnant l’aide au développement de l’élevage pastoral dans les pays de la Bande sahélienne et de la Corne de l’Afrique.
2Depuis la fin des années 1990, les discours d’aide publique au développement (APD), dans le sillage de la révision des politiques d’ajustement structurel de l’Organisation des Nations unies, entretiennent ainsi des stéréotypes sur les populations bénéficiaires sans pour autant user d’un lexique ouvertement stigmatisant à leur endroit. Ces représentations tronquées ont trait à l’évaluation de leur vulnérabilité et de leur résilience face aux nouveaux défis environnementaux et économiques, telle qu’elle est désormais conçue par les bailleurs de fonds (Banque mondiale, Agence française de développement, organisations non gouvernementales, etc.) de l’aide publique au développement. Les éleveurs nomades du Sahel font ainsi partie des populations particulièrement concernées par la rhétorique de la résilience portée par les politiques de développement en Afrique. Si le paradigme de la résilience sert au mieux l’idéologie et les intérêts économiques néolibéraux de ses promoteurs onusiens (Quenault, 2017), la représentation essentiellement compassionnelle (Ancey, Pesche et Daviron, 2017) qu’il implique à l’endroit des pasteurs risque plutôt de marginaliser davantage encore ces derniers sur les plans politique et économique là où ils vivent et s’organisent.
La rhétorique de la résilience dans les politiques d’aide au développement et les programmes d’appui au pastoralisme
3L’usage du vocable de résilience en politique, en économie et dans les sciences humaines et sociales n’est pas neutre sur un plan idéologique. Initialement utilisé en sciences des matériaux pour désigner la capacité de résistance d’objets physiques à des chocs, la simplicité définitionnelle apparente du terme a facilité sa diffusion dans ces domaines, pour renvoyer cette fois-ci à la capacité des organisations comme du psychisme humain à faire face aux contraintes de leur environnement. Sa diffusion rapide et profuse dans les sphères publique, politique et académique n’est pas étrangère aux représentations néolibérales de la société et de l’individu (Chandler et Reid, 2016). Dans le contexte global de désengagement financier des États, le développement paradigmatique de la résilience est concomitant de la mutation des représentations sociales et politiques de pauvreté et d’exclusion socioéconomique. Dans l’opinion commune comme des pouvoirs publics, ces risques sont de plus en plus appréhendés sous l’angle de la responsabilité individuelle au détriment des leurs origines politiques et structurelles.
4Les discours et textes officiels émanant des grands bailleurs de fonds (Banque mondiale, Organisation de coopération et de développement économiques, etc.) de l’aide publique au développement portent également trace de ces processus cognitifs et idéologiques de minoration, voire d’occultation, des causes structurelles de la pauvreté des populations aidées (Quenault, 2017, p. 46). Les programmes politiques d’appui et de soutien au pastoralisme en Afrique financés par la Banque mondiale, à l’instar du Projet régional d’appui au pastoralisme au Sahel (Praps), n’échappent pas à cette tendance lourde de reconfiguration néolibérale de l’action publique (Ancey, Pesche et Daviron, 2017). Les organisations pastorales et les pasteurs, enjoints dans ce contexte à faire preuve de davantage de résilience, y sont corrélativement décrits comme vulnérables en raison de l’obsolescence de leurs modes de vie dans l’économie néolibérale de marché. Ces représentations essentialistes des pasteurs confirment plutôt une forme de méconnaissance du pastoralisme. Elles font fi de la réalité de l’écologie pastorale fondée sur la gestion commune des ressources et sur la mobilité stratégique des troupeaux. La résilience réelle des pasteurs, dans un environnement où la disponibilité des ressources naturelles est instable et imprévisible, tient justement à l’hétérogénéité de leurs stratégies d’adaptation. Or, les politiques de développement soutenues par la Banque mondiale fondent plutôt leur analyse de la résilience à l’aune « des catégories comme l’État, la propriété, la sédentarité », et échouent de ce fait à comprendre les dynamiques pastorales. Les systèmes d’information utilisés par les bailleurs de fonds pour anticiper et résoudre les crises pastorales au Sahel, fondés sur ces matrices vulnérabilité-résilience, sont donc biaisés en ce sens qu’ils s’appuient sur les raisonnements stratégiques du marché néolibéral, aveugles aux systèmes de production semi-autarciques du pastoralisme sahélien : « la marginalité pastorale tient non seulement aux limites des outils d’informations mais aussi à des habitudes cognitives et politiques chez tous les acteurs » (Ancey, 2016).
5L’injonction à la modernisation est d’ailleurs de mise dans la communication officielle d’un organisme comme le Praps, où la résilience pastorale est explicitement affichée comme slogan militant en faveur d’une amélioration de l’accès aux marchés productifs des pasteurs et agropasteurs (la proximité, dans le texte, de la catégorie « agropasteurs » aux côtés de celle des « pasteurs » rappelle également ici que la modernisation pastorale nécessite la sédentarisation) :
Le Projet régional d’appui au pastoralisme au Sahel, déployé dans six pays de la région, vise à élargir l’accès des communautés pastorales aux marchés et à des biens productifs [1] et à les aider à mieux gérer les crises. Améliorer l’accès à des moyens et services de production essentiels et aux marchés pour les pasteurs et agro-pasteurs dans des zones transfrontalières sélectionnées et le long des axes de transhumance dans les six pays sahéliens, et améliorer la capacité de ces pays à répondre à temps et de façon efficace en cas de crises pastorales ou d’urgences.
Notre logo, c’est le dromadaire ! Notre ambition, c’est la quête d’un pastoralisme résilient ! Notre slogan milite pour une résilience des communautés pastorales [2] !
Le relais médiatique (journalistique) des représentations de la vulnérabilité et de la résilience pastorales au Sahel
7Les discours de la presse subsaharienne francophone [3] font assez facilement écho à cette rhétorique de la résilience pastorale (Damome et Soubiale, 2018). Cette dernière prend le plus souvent la forme du reporting journalistique sur les projets des organismes d’aide au développement et d’appui au pastoralisme, comme l’illustrent ces deux extraits d’articles en ligne datés de 2015 et 2016 :
Sans être exhaustif, je note avec fierté, le rôle accru du Cilss [4] dans la mobilisation des ressources pour la mise en œuvre de nombreux projets et programmes pour renforcer la résilience des populations vulnérables [5] de nos États. Il s’agit notamment : Du projet d’appui au pastoralisme au Sahel, issu de la déclaration de Nouakchott d’octobre 2013, dont l’objectif est de sécuriser les modes d’existence et les moyens de production des populations pastorales, et d’accroître de manière substantielle le produit brut des activités d’élevage au cours des cinq prochaines années avec le soutien financier de la Banque mondiale.
Les participants ont souhaité la bonne gouvernance des espaces et infrastructures, des aménagements pastoraux, l’accès aux marchés et la modernisation des chaînes de valeur, la sauvegarde et l’amélioration du pouvoir économique des femmes et des jeunes, des ménages pastoraux, le renforcement de la résilience des populations pastorales face aux changements climatiques, la forte croissance démographique, la facilitation de la mobilité du cheptel et de la transhumance transfrontalière.
10Les déclarations des représentants d’organismes officiels d’appui au pastoralisme, relayées par la presse subsaharienne, n’excluent pas à l’occasion la reconnaissance de la valeur adaptative du pastoralisme, notamment grâce à la mobilité des troupeaux. L’enthousiasme de ces déclarations est néanmoins vite tempéré par le rappel de la caducité de ces modes de vie traditionnels. En témoigne cet extrait d’un article d’un journal privé malien qui rapporte les propos du directeur général de l’Institut du Sahel et du directeur de la Banque mondiale au Mali, invités le 13 novembre 2014 au lancement de l’atelier du Praps :
Le système d’élevage qui se pratique au Sahel, le pastoralisme, est le mode le plus apte à valoriser les ressources naturelles dans les zones où il s’exerce, car reposant sur la mobilité des troupeaux et des hommes, ainsi que sur l’exploitation de larges espaces de fourrage. Ce système pastoral a réussi à survivre aux sécheresses, parce que les éleveurs y ont développé des mécanismes d’atténuation et d’adaptation aux conséquences des aléas à travers la gestion des risques (vivriers, fourrages, sanitaires, environnementaux, ceux liés à l’eau, etc.). Nonobstant ces mécanismes désormais rodés, force est de constater que des situations de risques ont, avec le temps, engendré des crises alimentaires et nutritionnelles, dont les principales victimes sont les enfants et les femmes.
En conclusion
12Au nom du credo néolibéral de la résilience, les politiques d’aide au développement entretiennent des représentations partiellement biaisées des populations pastorales, dont il ne faut pas sous-estimer les conséquences potentiellement délétères sur l’avenir de ces cultures traditionnelles adaptées depuis des générations à un environnement incertain. La relégation des pasteurs au rang de groupes vulnérables dont il faut renforcer la résilience dans le sens de la logique des marchés nous éclaire surtout sur la cécité intellectuelle des grands bailleurs de fonds à l’égard des systèmes productifs et des modes de vie non conformes à l’économie néolibérale de marché. Certains chercheurs spécialisés sur le pastoralisme sahélien fustigent d’ailleurs l’amateurisme conceptuel et empirique des tenants académiques et politiques de ces visions strictement économicistes ; la diversification des stratégies organisationnelles d’adaptation des éleveurs nomades à leur environnement instable ne pouvant être ignorée (Camara, 2013).
13Au terme de cette courte réflexion sur le paradigme néolibéral de la résilience, et ce qu’il charrie de préjugés à l’endroit des groupes humains qu’il ne peut totalement enserrer dans ses filets rhétoriques, nous concluons sur ces quelques lignes empruntées à la conclusion de l’ouvrage de Chandler et Reid (2016, p. 184) :
L’image libérale d’un humain dégradé, incapable d’agir et de créer du sens, est une vraie chimère. Les régimes libéraux déploient tant d’efforts à imaginer la nécessité et la possibilité d’un sujet néolibéral vulnérable, résilient et capable d’adaptation, alors qu’en réalité le monde réel est un monde humain, plein de politique, d’orgueil, de créativité, d’action, d’imagination et de transformation potentielle. Le libéralisme imagine la possibilité d’un monde où les humains seraient dépouillés de leur imagination et mèneraient une vie simplement adaptative. Mais la réalité est que la vie ne se déroule pas ainsi, nulle part et pour personne [7].
Notes
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[1]
C’est nous qui soulignons les éléments relevant de la rhétorique de la résilience pastorale dans cet extrait de la communication en ligne du Praps.
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[2]
Texte de présentation sur le site : <praps.cilss.int/index.php/2016/08/12/ameliorer-les-conditions-de-vie-des-communautes-pastorales/>, page consultée le 22/02/2019.
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[3]
Le corpus ici référencé est constitué de 504 articles datés de 2000 à 2017, issus de la presse publique, privée et en ligne des six pays francophones d’Afrique de l’Ouest : Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger, Sénégal et Tchad.
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[4]
Comité interministériel de lutte contre la sécheresse au Sahel.
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[5]
C’est nous qui soulignons les éléments relevant de la conception dominante du marché dans la rhétorique de la résilience dans ces deux extraits.
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[6]
Repris en ligne sur : <malijet.com/la_societe_malienne_aujourdhui/116401-praps-le-développement-du-pastoralisme-n’est-pas-à-négliger.html>, page consultée le 22/02/2019.
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[7]
C’est nous qui traduisons. Texte original : « The liberal image of the human, degraded and incapable of action and meaning creation, is the real chimera. Liberal regimes put so much effort into imagining the necessity and possibility of the neoliberal subject, equipped with vulnerability, resilience and adaptive capacity because in reality the real world is a human one, replete with politics, hubris, creativity, action, imagination, and transformative potential. Liberalism imagines the possibility of a world where humans are stripped of their imaginations, and led to live merely adaptive lives. But the reality is that life is not led that way, anywhere, by anyone. »