1Revue Hermès : Quels sont selon vous les stéréotypes sur les banlieues et la périurbanité les plus tenaces depuis l’après-guerre ?
2Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : La ville a toujours débordé de ses limites, et cela est d’autant plus vrai au xixe siècle qu’avec la Révolution industrielle, les faubourgs se développent de façon importante. Cette diffusion de la ville bien au-delà de son périmètre historique s’est confirmée et accentuée après la Seconde Guerre mondiale. Ce que l’on appelle aujourd’hui les banlieues va alors prendre forme à travers la construction massive de grands ensembles d’habitation. Quant aux zones périurbaines, situées au-delà de la banlieue, elles amorceront leur développement au cours des décennies 1960-1970, notamment avec l’implantation de vastes lotissements de pavillons individuels et d’importants centres commerciaux.
3Des stéréotypes s’imposeront au niveau des banlieues, et plus particulièrement sur les cités d’habitat social. En effet, les grands ensembles HLM (habitations à loyer modéré), du moins les plus déshérités, seront très vite perçus, dès les années 1970, comme des mondes clos parfaitement homogènes sur le plan social et culturel, des espaces relégués coupés des autres territoires urbains et de leurs dynamiques culturelles, politiques et sociales. Ils seront par ailleurs comparés à des territoires imperméabilisés à la mondialisation économique où régnerait une pauvreté absolue. Les cités HLM seront également assimilées à des zones de non-droit dans lesquelles le crime sous toutes ses formes s’imposerait. Aujourd’hui, le stéréotype des cités HLM identifiées à des ghettos est adossé au mythe de la banlieue, banlieue vue comme un territoire lointain, hors du jeu urbain, et comme une sorte de foyer actif d’où viendrait le mal. Mythe de la banlieue et stéréotype des cités-ghettos se renforcent l’un et l’autre à travers un processus de causalité circulaire qui engendre in fine l’image d’une entité territoriale mauvaise et menaçante, au point de générer un sentiment d’insécurité chez celles et ceux qui approchent réellement ou non ces espaces urbains (Duprez et Hedli, 1992).
4Affirmer que les cités HLM se lisent à travers le mythe de « la banlieue » revient à dire que derrière le sigle HLM et la notion de « grands ensembles » se dessinent les contours d’une réalité déformée. C’est donc bien un mythe qui a pris forme, mythe qui, comme le précise Roland Barthes (1957), s’apparente à un « langage volé » dans le sens où il fait passer les cités-ghettos pour des espaces de vie qui existeraient depuis toujours comme s’il s’agissait d’essences naturelles par définition suprahumaines, alors qu’elles ne sont que le résultat d’une volonté politique.
5Les zones périurbaines seront elles aussi l’objet de stéréotypes à partir du début des années 2000. À tel point qu’à travers les territoires périurbains, il est souvent fait le procès des choix politiques, des orientations sociétales et des modèles urbanistiques du xxe siècle. Preuve en est que les jugements de valeur et autres stéréotypes sur le périurbain sont légion. Ce dernier ne serait pas « moral » car il représenterait l’espace du repli sur soi, de l’égoïsme et de l’homogénéité sociale à travers notamment ses niches communales gentrifiées. Il serait en outre une dénaturation du monde rural avec l’arrivée des néo-ruraux dans des lotissements « sans âme ». Le périurbain incarnerait également un sous-espace urbain dépourvu de centralité et privé d’urbanité, autrement dit de diversité sociale, de relations sensibles et de représentations partagées. Il ne serait pas par ailleurs respectueux de l’environnement dans le sens où il consommerait l’espace en multipliant les infrastructures routières et en artificialisant toujours plus les espaces agricoles et naturels. De ce point de vue, le périurbain pèserait considérablement sur la facture carbone en obligeant les habitants à se déplacer quotidiennement. Il représenterait ainsi le comble de l’anti-développement soutenable et de l’anti-écologie. Il serait en outre monotone et terne au sens où il banaliserait les territoires qu’il annexe en y égrainant un bâti ordinaire et standardisé aux quatre coins de l’Hexagone. Le périurbain serait enfin l’expression manifeste de l’individualisme et du délitement du lien social.
6Aux yeux du plus grand nombre, le périurbain aurait ainsi pour caractéristique de relever du quantitatif, du banal et du vulgaire tant au niveau de son architecture incarnée par la figure du pavillon qu’au niveau de ses paysages émaillés de lotissements et de ses aménagements structurés autour de ronds-points, de routes et autres rocades. D’aucuns y voient l’avènement d’une « France moche », en identifiant le périurbain à ses hangars commerciaux, à ses plateformes logistiques, à ses proliférations pavillonnaires et à ses longues entrées d’agglomérations saturées de panneaux publicitaires (cf. Télérama, n° 3335, 2010).
7Revue Hermès : Dans quelle mesure les stéréotypes reflètent-ils les fragmentations socio-urbaines (ou l’inverse), particulièrement au regard des expériences sensorielles qui ont retenu votre attention ?
8Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : Dès la fin des années 1960, les grands ensembles des périphéries urbaines sont présentés comme des « univers concentrationnaires », où les barres et les tours agglomèrent des individus enfermés dans des « cages à lapins ». Quelque temps après, les lotissements pavillonnaires du périurbain tomberont à leur tour sous le coup des mêmes jugements et seront comparés à des « HLM horizontaux ».
9Nous voyons combien les périphéries au sens large, entendons les banlieues et les zones périurbaines, sont regardées comme des lieux défigurant l’entrée des villes et plus généralement le paysage urbain du fait de leurs zones industrielles, de leurs nappes pavillonnaires ou de leurs grands ensembles HLM. Toutefois, ces derniers sont encore plus discrédités que tous les autres territoires. En effet, aux yeux de ceux qui les critiquent, les grands ensembles sont condamnables non seulement en raison de leur laideur apparente, mais aussi parce qu’ils constituent des zones d’immoralité et de dépravation, où la délinquance et la violence se donneraient libre cours. Ainsi apparaissent-ils comme des espaces sociaux dont les caractéristiques illustrent parfaitement la croyance selon laquelle le jugement esthétique est inséparable du jugement moral, étant donné que les choses laides et les choses mauvaises sont souvent associées. Cette alliance du disgracieux et du mal – qui peut également lier le beau au bon – ne date pas d’aujourd’hui. Déjà au xviiie siècle, Denis Diderot prétend dans son Traité du beau que « le vrai, le bon et le beau se tiennent de bien près ». La propension à lier le Bien et le Beau est somme toute quelque chose d’assez classique, si ce n’est que cette association a un prolongement regrettable : elle conduit souvent, en effet, à confondre l’ordre esthétique et celui de la morale, et donc à dévaloriser moralement des choses (ou des personnes) qui indisposent non pas parce qu’elles attentent réellement à la morale, mais parce qu’elles ne sont pas conformes à tel ou tel critère du Beau. On comprend mieux pourquoi les bâtiments des grands ensembles de banlieue en viennent, par leur architecture imposante et uniforme, à évoquer la prison, c’est-à-dire un lieu fermé sur lui-même : un ghetto. Les populations se retrouvent alors stigmatisées par leur habitat.
10D’une façon générale, dans nos schémas mentaux les représentations stéréotypiques du dangereux et de l’hostile sont facilement associées au sale et au laid. Conséquemment, la délinquance ne se situerait que dans le monde de la saleté et de la laideur, la probité et l’honnêteté ne se trouvant que dans l’univers du propre et du beau. Dans cette logique, les grands ensembles de banlieue, regardés comme « moches » et « pourris », seraient consubstantiellement porteurs de malhonnêteté, d’insécurité et de délinquance. À l’opposé, les « beaux quartiers » du centre-ville, de style haussmannien par exemple, seront vus et pensés comme des espaces de probité et sans danger.
11Revue Hermès : De quelle manière les stéréotypes participent-ils au processus de ségrégation et de distinction sociale ?
12Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : Les stéréotypes négatifs concernant les cités HLM des banlieues sont au centre des stratégies de distinction des catégories sociales qui ne résident pas dans les grands ensembles mais qui ne sont pas totalement sûres de pouvoir y échapper toute leur vie. Dans ce sens, la frange la plus vulnérable de la classe moyenne résidant dans les espaces les plus proches des cités d’habitat social, notamment au sein d’anciens lotissements pavillonnaires modestes, est celle qui utilise et entretient de façon exacerbée l’image des cités-ghettos afin de se démarquer des habitants des grands ensembles, de peur d’être assimilée à eux : les populations peu fortunées des lotissements souhaitent se tenir à bonne distance de ceux susceptibles de venir perturber leur « petit bonheur », sous-entendu ceux qui résident dans les tours et les barres à côté de chez eux, à commencer par les « jeunes ». Les habitants des pavillons tendent alors à se replier sur eux-mêmes et défendent ainsi un entre-soi que Jacques Donzelot (2004) appelle « protecteur », fait de barrières physiques et symboliques à l’encontre des cités d’habitat social. Parmi les barrières en question, figure bien évidemment le mythe des cités-ghettos (Stébé et Marchal, 2009) qui, sur un plan imaginaire, sert à faire de « l’autre » (le pauvre des HLM) une figure indésirable à éviter, jouant ainsi le rôle de « repoussoir ». Dans cette logique, s’ébauche un processus de mythification d’un « autre » qui vit dans un monde « sauvage » et « infréquentable » auquel on ne souhaite pas accéder et que l’on tient à bonne distance – celui des grands ensembles –, différent du monde « civilisé » et « fréquentable » des quartiers pavillonnaires.
13Revue Hermès : Les politiques ont-elles une responsabilité dans le maintien et la circulation de stéréotypes sur les habitants des banlieues ?
14Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : Plus que les politiques en elles-mêmes, ce sont les acteurs politiques qui doivent retenir notre attention dans la mesure où ils utilisent les stéréotypes à l’endroit des banlieues HLM défavorisées pour motiver leurs choix politiques et fonder des programmes électoraux qui affichent de plus en plus une orientation sécuritaire, celle-ci étant justifiée moins à partir de la criminalité au sens large (nombre de vols, d’agressions, etc.) qu’à partir d’un sentiment diffus d’insécurité, sentiment renforcé par la prise en compte de la perception subjective des victimes, des rumeurs collectives, des infox et de certains discours médiatiques. Les clichés relatifs aux grands ensembles de logements sociaux font souvent florès sur la scène politique surtout au moment des campagnes électorales. Toute la rhétorique sécuritaire du monde politique développée depuis plus d’une vingtaine d’années s’appuie sur des stéréotypes négatifs renvoyant aux cités-ghettos ; ce faisant ceux-ci servent de caution à l’application de mesures plus répressives que préventives, non seulement dans les quartiers d’habitat social paupérisés, mais également dans l’ensemble des territoires urbains.
15Les représentations sociales discréditantes des cités-ghettos sont à n’en pas douter aujourd’hui au centre de bien des rhétoriques politiques, institutionnelles et collectives au point de faire naître de nouveaux stéréotypes. Parmi ceux-ci figure celui relatif au quartier. En effet, l’utilisation par certains décideurs politiques des stéréotypes relatifs aux cités HLM paupérisées nourrit l’idéologie du « quartier », comme si celui-ci était une entité territoriale spécifique et homogène, comme si derrière le mot « quartier » se cachait une substance bien définie, cohérente. Or les sociologues urbains ont bien mis en évidence que ce territoire que l’on appelle quartier n’est pas forcément porteur de sens pour ceux qui y vivent. Contrairement à ce que laissent penser les discours politiques prenant comme échelle de base le quartier pour développer du local soi-disant plus authentique, plus « vrai » et davantage proche des préoccupations des citoyens, en opposition au global de la société mondialisée, le quartier n’est pas toujours un support identitaire adéquat pour le citadin d’aujourd’hui (Authier et al., 2007 ; Marchal et Stébé, 2018a).
16Revue Hermès : En quoi certains stéréotypes peuvent-ils être « utiles » aux habitants de la banlieue ?
17Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : Les stéréotypes sur les banlieues HLM ne sont pas seulement un support identificatoire pour les classes moyennes qui vivent à proximité des cités d’habitat social paupérisées, ils se trouvent également au centre des stratégies de construction de soi développées par les résidents des grands ensembles eux-mêmes. À partir de recherches ethnographiques menées au cœur des banlieues sensibles, Claire Calogirou (1989) ou Vincent Milliot (1995) montrent que, en dépit de l’image stigmatisée de celles-ci par les classes moyennes et certains médias, les habitants de ces banlieues ne s’ignorent nullement, ils tissent au contraire un réseau de surveillance étroit basé sur les rumeurs, les ragots, le « qu’en-dira-t-on », sur une sociabilité de l’honneur à l’opposé de l’anonymat avancé par le sens commun. À travers rumeurs, ragots et autres légendes, les locataires des logements sociaux cherchent à se distinguer et même à se démarquer de l’autre, plus pauvre, plus étranger que soi. Il s’agit pour ceux qui s’opposent aux stéréotypes convoqués ici de se tenir à l’écart des représentations avilissantes, et de faire comme si on n’appartenait pas à ce monde dégradé, dévalorisé et stigmatisé. Là s’opère un mécanisme bien décrit par les psychosociologues, celui de la construction de son moi à partir d’objets d’identification positive : les résidents pauvres des HLM se servent des images négatives pour rabaisser le voisin considéré comme infréquentable et construire ainsi une identité valorisante.
18À bien y regarder, les stéréotypes sur les cités HLM de banlieue avec leur cortège d’images dégradantes sont tantôt intériorisés et tantôt rejetés par une grande partie de la population des grands ensembles. Il existe en effet tout un discours ambivalent, d’un côté teinté de dégoût de soi et de rejet de son quartier, et de l’autre organisé autour de la promotion de son lieu de vie et de la défense de son identité, et plus globalement autour d’une certaine nostalgie du passé s’appuyant sur des imaginaires mettant en scène un âge d’or de la cité fait d’harmonie sociale.
19Revue Hermès : Au regard de l’actualité, les gilets jaunes sont supposés prioritairement venir des zones enclavées, dont ceux de la périurbanité. Quels sont vos sentiments, votre analyse à ce sujet ?
20Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : Lors de nos recherches sur le périurbain, nous avons notamment rencontré des habitants modestes qui ont fait le choix de réaliser leur rêve de vivre dans une maison, rêve qu’ils ont concrétisé à travers l’achat dans le périurbain éloigné d’un bien à rénover ou non. Dans les propos des personnes interviewées, des ambivalences sont apparues, révélant les limites d’une vie excentrée de la ville. Ce sentiment d’être isolé du mouvement de la ville est renforcé par la nécessité de recourir quotidiennement à la voiture étant donné l’éloignement des commerces et des services par rapport au lieu de vie familial. Qui plus est, ce sentiment d’isolement s’accompagne parfois d’une certaine lassitude devant des travaux qui n’en finissent pas. Lasses de voir leur maison toujours en chantier, les familles ont exprimé combien la fatigue pouvait être présente, fatigue consécutive au fait que « rien n’avance ». Au fil des semaines, le temps qui manque au quotidien parce qu’il faut emmener les enfants au club de sport ou à la répétition de musique, les week-ends trop courts pour faire les courses de la semaine et les économies impossibles à réaliser en raison du coût d’entretien élevé des voitures compromettent sérieusement l’avancée des travaux. D’où l’apparition progressive d’une lassitude, d’un découragement et d’un essoufflement consécutifs au fait de ne pas être en mesure d’aménager à sa guise la maison dans laquelle on s’est pourtant projeté. À n’en pas douter, des gilets jaunes sont issus de ces zones périurbaines éloignées et modestes.
21Cela étant précisé, les recherches en sciences sociales ont montré que le périurbain ne se réduit pas à cette réalité. Il est à ce titre nécessaire de nuancer les visions caricaturales et stigmatisantes qui sont diffusées à son propos. Plus précisément, les recherches montrent combien les espaces périurbains sont des espaces ouverts en relation permanente et étroite tant avec les villes-centres qu’avec le monde rural, de sorte qu’opposer une France des métropoles à une France de la périphérie apparaît bien trop simpliste et réducteur (Marchal et Stébé, 2018b).
22Revue Hermès : Pourrait-on communiquer à l’aide de contre-stéréotypes pour rétablir des représentations plus réalistes des zones périurbaines, comme vous le soulignez dans votre « Que sais-je ? » sorti en août 2018 ? De quelles façons ?
23Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé : Parmi les contre-stéréotypes, comment ne pas souligner ici que les habitants du périurbain ne sont pas les plus pollueurs. En effet, des recherches montrent que si les périurbains se déplacent plus au cours de la semaine, notamment pour se rendre à leur travail, ils tendent en revanche à rester chez eux le week-end, désireux qu’ils sont de profiter de leur jardin et de leur barbecue (Bouleau et Mettetal, 2014). En d’autres termes, ils n’éprouvent pas le besoin de gagner une campagne vivifiante, de rechercher le calme, la verdure et le bon air dont ils jouissent déjà, contrairement aux habitants des centralités urbaines qui effectuent des déplacements plus importants les week-ends pour se rendre dans leur maison de campagne ou dans des lieux de villégiature. En outre, les habitants du périurbain tendent à se déplacer sur des distances de plus en plus courtes pour leurs achats et leurs activités de loisirs, et ce, compte tenu de la proximité de pôles urbains périphériques multifonctionnels situés désormais non loin de leur domicile. In fine, à partir du moment où l’on prend en compte la mobilité de week-end et les déplacements longue distance (supérieurs à 100 km), il ressort que les choses ne sont pas si simples qu’il n’y paraît. La mobilité des habitants des centres-villes – réalisée le week-end, souvent en voiture et parfois en avion – est nettement plus importante que celles des habitants des périphéries. C’est dire si ces observations font perdre à la densité les vertus dont on la pare trop souvent et remettent en cause les idées reçues sur les « périurbains pollueurs ».