1Les langues sont des constructions sociales. Le simple fait de pouvoir parler de langues à travers pléthore de termes rappelle cette évidence quelque peu négligée. En français par exemple, « langue », « système linguistique », « parler », « idiome », « variété », « patois » ou « dialecte » font somme toute référence à une caractéristique définitoire de l’homme. Quel que soit le terme employé, il s’agit d’une caractéristique qui remplit deux fonctions indissociables. Elle sert de moyen de communication et d’identification. Et s’il existe des différences entre ces termes dans le langage courant, elles résultent davantage de perceptions sociales que de leur supposée valeur sémantique. Ce qui revient à reformuler la remarque d’Henriette Walter : sont généralement appelées « langues » des « dialectes » qui ont socialement réussi. La conséquence est double. Premièrement, une conception sociale des langues signifie qu’une « norme » linguistique n’existe pas en soi. La variation est effectivement un phénomène intrinsèque à toutes les langues, dès lors que des groupes sociaux – au sens large et non exclusivement ethnicisé – en font un espace de sens, y développent des sentiments d’attachement et, de ce fait, les utilisent pour se distinguer des autres groupes voire pour s’opposer. La deuxième implication est la nécessaire déconstruction d’un stéréotype quasi intemporel : croire que les notions de « pureté », d’« authenticité » et de « nativité » s’appliqueraient aux langues, c’est accepter qu’elles s’appliquent aux hommes.
2Repenser les langues en tant que pratique sociale comme une autre permet de comprendre en quoi elles font aussi l’objet de (dé)valorisations subjectives. Au même titre que l’objectivation des « ethnies », « races », « religions », « sexes », « classes sociales », etc., les langues, étant faites de variations, provoquent des jugements de valeur, des tensions, des conflits et inéluctablement des discriminations. Les recherches autour de ces phénomènes ont fait naître des concepts spécifiques pour désigner les formes de violence symbolique fondées sur des différenciations linguistiques : « linguicisme » (Skutnabb-Kangas, 1988 ; Phillipson, 1992), « glotto-stéréotypie » (Bochman, 2001) et plus récemment « glottophobie » (Blanchet, 2016).
3Nous avons initié en 2018 un projet de recherche-création mené avec des jeunes résidant en Nouvelle-Calédonie. Il met en perspective la banalité des idéologies véhiculant un purisme ethnolinguistique, y compris dans des contextes de facto marqués par la pluralité/diversité des langues à l’image de cet archipel du Pacifique Sud où une quarantaine de langues Kanak coexistent avec autant d’autres, retraçant les mouvements migratoires régionaux et internationaux. Nous avons demandé aux jeunes s’ils s’étaient déjà sentis jugés, infériorisés, ridiculisés, exclus, en raison de leurs langues ou de leurs façons de parler. Ils étaient invités à témoigner de ce que nous appelons des « micro-agressions linguistiques », soit des remarques insidieuses qui pointent une personne du doigt en raison d’une caractéristique linguistique donnée (Razafi et Wacalie, 2018 ; Frain, Razafi et Wacalie, 2019). En apparence ordinaires, voire bien intentionnées, ces petites réflexions, une fois intériorisées, finissent par provoquer des inhibitions linguistiques et nourrissent en parallèle le sentiment de ne plus être un locuteur légitime. Ces effets sont durables et conditionnent la vitalité des langues. Les récits des étudiants mettent en exergue un processus lent mais opératoire où le mépris de l’altérité linguistique cause l’abandon des langues (ou des pratiques langagières) ciblées et, fatalement, leur non-transmission aux générations nouvelles. A contrario, les pensées doxiques continuent quant à elles à se répandre insidieusement faisant notamment croire qu’il existerait de « vraies » langues comme il existerait des « vrais locuteurs » ou encore des « locuteurs natifs » étanches aux phénomènes de variation et de pluralisation.
4Les autoportraits des étudiants donnent à voir l’objectivation de stéréotypes visant l’altérité linguistique (cf. photo 1). À l’instar des dynamiques observées en Nouvelle-Calédonie, les schémas de domination linguistique sont à la fois hérités du colonialisme, reléguant les langues Kanak aux marges du concept même de « langue » (cf. photo 2) et produits sous l’emprise d’une interaction située (cf. photo 3). Du point de vue scientifique, les langues, quels que soient leurs statuts, ne sont pas monolithiques. Toute langue est faite de variations, c’est une réalité scientifique autant qu’une garantie de sa vitalité. Par conséquent, les micro-agressions peuvent aussi être d’ordre endogène, mettant en jeu des injonctions intralinguistiques que se renvoient des locuteurs d’un même système linguistique (cf. photo 4). En référence à ce portrait, un critère d’authenticité linguistique est apposé à l’identité sociale, étant entendu que les « vrais » Viets parlent vietnamien. Dans ce projet, une démarche artistique à travers une réalisation street art a été proposée aux étudiants en guise de médium pour renvoyer à l’autre ses propres clichés (cf. photo 5). Redisons-le, la différenciation est un phénomène linguistique aussi inévitable, sinon les innombrables tentatives d’uniformisation/universalisation auraient réussi, que souhaitable, elle conditionne la survie des langues. Aussi est-elle reconnue comme un droit… à moins de n’y voir qu’un idéal ?