1La dernière pièce de Jean-Claude Grumberg, Pour en finir avec la question juive, illustre brillamment, en une soixantaine de pages, et avec une drôlerie remarquable, une grande partie des stéréotypes qui constituent aujourd’hui la constellation des discours antisémites [1]. Le texte reprend à nouveaux frais, et sur le mode d’un dialogue subtil et paradoxal, le questionnement sur l’Être-Juif.
2Durant dix séquences, à l’occasion d’une rencontre dans leur escalier commun, le voisin du dessus (appelons-le A pour faciliter la lecture) interroge sans relâche, et sans beaucoup de délicatesse, son voisin juif du dessous (appelons-le B) : il voudrait savoir ce que c’est qu’être juif.
3Ce dernier aurait plutôt tendance à l’éconduire, vraisemblablement pour les mêmes raisons que celles de Chamaï, en réponse à celui qui souhaitait une réponse lapidaire. Que répondre à un fâcheux qui souhaite savoir « ce que c’est » qu’être juif, « comme ça, à brûle-pourpoint, sans documentation » ? Sa curiosité, pourtant, bien qu’insistante, n’est pas exigeante : il l’exprime « comme ça, entre voisins ».
4Dans Michu, une de ses premières pièces, le signifiant « juif », qui apparaît pour la première fois dans son théâtre, demeure un signifiant vide, sans référence ni signifié : c’est l’autre, dans sa négation.
5L’œuvre théâtrale de Jean-Claude Grumberg s’est construite, pour une partie importante et significative, autour de la condition juive, aussi bien dans le Yiddishland, en Europe centrale, avant la Seconde Guerre mondiale, qu’en France pendant, avant et après la Shoah. [2]
6Les trois pièces Dreyfus (1974), L’Atelier (1979) et Zone libre (1990), rééditées ensemble en 1998 dans la collection « Babel », tissent une dimension fondamentale de l’œuvre de Jean-Claude Grumberg. Elles sont traversées par la disparition de la communauté juive d’Europe centrale, question qui inscrit à tout jamais sa marque dans l’histoire du xxe siècle. Avec Dreyfus, Grumberg se penche plus directement sur la condition juive, telle qu’elle était vécue dans la Pologne des années 1930, et il le fait par un biais narratif d’une grande efficacité dramatique : le destin d’Alfred Dreyfus. Juif et capitaine, il avait été, à la fin du xixe siècle, le révélateur de l’antisémitisme ambiant [3].
7Une des sources de Dreyfus peut être trouvée dans la nouvelle, « Dreyfus à Kassrilevké » de Scholem Aleichem, le fondateur de la littérature yiddish. Le récit se situe au moment de l’affaire Dreyfus. Des Juifs d’un Schtetl, une bourgade typique de Pologne éloignée du monde occidental, attendent avec impatience qu’un des leurs, abonné à un journal hébreu, vienne leur donner des nouvelles du monde. Lorsqu’ils apprennent qu’un capitaine juif, un nommé Dreyfus, est accusé d’avoir livré à une puissance étrangère des secrets d’État, la nouvelle n’éveille guère d’intérêt. Quelqu’un fait même cette remarque : « Il y a tout de même d’autres manières de gagner sa pauvre croûte ! »
8La nouvelle de Scholem Aleichem, comme la pièce de Grumberg, mettent en évidence un des traits du stéréotype du Juif. Pour les antisémites, un Juif capitaine de l’armée française ne pouvait qu’être un traître en puissance. Pour les Juifs du Schtetl, impossible d’imaginer qu’un Juif puisse devenir capitaine, même en France. Ou alors, le personnage ne devait pas être très « cacher ».
9Dans, Vers toi Terre promise, Grumberg laisse le chœur poser la question : « Qu’est-ce qu’un Juif ? » L’interrogation trouve sa légitimité à l’occasion de la rencontre du couple Charles et Clara Spodek, avec la supérieure du couvent qui a recueilli pendant la Seconde Guerre mondiale leur fille aînée, alors que la plus jeune a été déportée. La supérieure leur a suggéré, pour supporter leur douleur, de se tourner vers la prière. Charles lui réplique qu’en tant qu’athée, il ne prie pas ; il précise même que le mot athée possède « une connotation trop religieuse à son goût ». Son interlocutrice ne peut comprendre ce qui lui paraît être une contradiction insoutenable :
11La mère supérieure a posé une question pertinente. La réalité contemporaine montre que c’est possible, et cette situation, en France est loin d’être minoritaire. Soit dit en passant, aujourd’hui encore, pour un grand nombre de personnes, « être juif » semble impliquer l’appartenance à la confession juive [4]. Il y a dans cette nécessaire concordance un trait du stéréotype du Juif.
12L’écriture de Grumberg est portée par un humour qui fait rire de ce qui devrait faire pleurer. Les ressorts de cet humour résultent de la reconnaissance de la difficulté d’être juif dans un monde hostile qui ne laisse de choix qu’entre l’assimilation et la disparition. Comment échapper à ce dilemme, sinon en le refusant ? Et c’est moins d’un humour juif, en l’occurrence, de nature ethnique ou culturelle qu’il est question que de l’humour de l’exil et de la différence que l’humour permet précisément de supporter en les revendiquant, un humour qui, pour reprendre une formule de Marcel Duchamp à propos d’un de ses détournements, est « une sorte de sauvetage ».
13Le voisin du dessus de la pièce de Grumberg Pour en finir avec la question juive, pour ce qui le concerne, ne s’embarrasse pas de considérations métaphysiques et théologiques. Il cherche à satisfaire aux interrogations de sa femme, tourmentée par la question de l’identité juive. Comme Internet se contente de dire qui est juif et ne dit « jamais rien sur ce que c’est que l’être », il prend la liberté d’interroger son voisin juif du dessous :
15Le voisin du dessous, pour se débarrasser du questionnement de son voisin du dessus, finit par lui délivrer une « exclusivité » :
17La curiosité du voisin est insatiable. Il ne comprend pas pourquoi racisme et antisémitisme doivent se distinguer. Son voisin juif l’éclaire par une brève leçon pratique de distinction conceptuelle :
19Dans l’annexe de sa pièce, Grumberg entre dans les détails, il indique les livres que le voisin du dessous aurait pu prêter à son voisin du dessus. Afin d’être aussi complet que possible, Grumberg prend la peine de préciser « à ceux que la question continuerait à tarauder après lecture de ce présent ouvrage, qu’un professeur émérite d’Harvard a répertorié à ce jour 8 612 façons de se dire juif. Ne se reconnaissant dans aucune, il a déclaré à la presse qu’il poursuivait ses recherches ». Et Grumberg d’ajouter : « Je m’associe modestement de tout mon cœur, à sa quête ».
Notes
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[1]
Jean-Claude Grumberg, Pour en finir avec la question juive, Arles, Actes Sud, 2013.
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[2]
Cf. J. Caune, Le Théâtre de Jean-Claude Grumberg, mise en pièces de la question juive, Lormont, Le Bord de l’eau, 2016.
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[3]
Le personnage du capitaine Dreyfus est sans aucun doute la personnalité de l’époque moderne qui incarne le mieux la manière dont l’identité juive, dans ses différentes facettes, a été instrumentalisé pour devenir l’objet d’un fantasme collectif qui s’est converti en stéréotype du Juif cosmopolite incapable de sentiment patriotique.
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[4]
Le dernier exemple a été donné par l’ancien président de la République, François Hollande qui, dans son discours prononcé à l’occasion de la commémoration de la libération d’Auschwitz (27 janvier 2015), s’est adressé à ses compatriotes juifs par la formule : « Vous, Français de confession juive ». Cette formule signifierait-elle qu’il s’adressait uniquement aux juifs croyants ? Les Juifs incroyants seraient-ils, à ses yeux, des Juifs de seconde catégorie ?
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[5]
Jean-Claude Grumberg, Pour en finir avec la question juive, op. cit., p.14.
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[6]
Ibid., scène 4, p. 37.