CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Le kitsch reste essentiellement un système esthétique de communication de masse. »
Abraham Moles

1En France, kitsch est un qualificatif dédaigneux renvoyant aux bibelots produits en série, boules à neige ou nains de jardin, dont la possession suscite une sorte de réassurance attendrie : voici l’objet « rétro », conformiste, banal et de mauvais goût, inutile pacotille ou pâle copie d’un objet d’art. Dans les pays anglo-saxons, le kitsch révèle une tout autre ampleur et désigne une attitude subjective, une forme de compréhension sentimentale du monde favorisant le « confort du cœur qui rend l’art propre à la consommation », dit joliment Benjamin (1989, p. 413). Apparu dès 1830 en Europe centrale et en Angleterre, le kitsch réagissait à la brutalité de la révolution industrielle et s’opposait tant à l’austérité de l’art pur qu’aux aspects pressentis inhumains de la société de masse : il promut un désir de beauté apprivoisée, convenable et accessible à tous, un reflet embellisseur et mensonger du monde permettant à tout individu de s’y reconnaître avec « une satisfaction sincère » écrivit Hermann Broch, son théoricien majeur (1966, p. 311). Au prix de la perte de style, le kitsch recycle (kitschen) de grandes idées et des idéaux artistiques confirmés pour les ajuster au goût du plus grand nombre. Grâce aux techniques de reproduction et de diffusion propres à la société de consommation débutante, n’importe quelle forme artistique put engendrer du kitsch : il suffisait que l’objet produit – roman, toile, rengaine ou babiole – soit aisément abordable et puisse faire l’objet d’une appropriation sentimentale apte à satisfaire l’aspiration esthétique du Kitschmensch et son besoin de partage.

2Le concept de kitsch émergea tardivement en France : si Edgar Morin le mentionne dans L’Esprit du temps en 1962, avant Jean Baudrillard dans La Société de consommation de 1970, Albert Kohn, traducteur des essais d’Hermann Broch parus chez Gallimard en 1966, se crut obligé de traduire kitsch par l’expression « tape-à-l’œil » de peur d’être mal compris du public français. Deux auteurs osèrent enfin le kitsch, si l’on peut ainsi s’exprimer : Abraham Moles avec Psychologie du kitsch en 1976 et Jean Duvignaud qui publia B.-K. Baroque et Kitsch, Imaginaires de rupture en 1997. Le succès obtenu par les œuvres de Milan Kundera décida enfin de la popularisation de notre concept, présenté tel l’ethos de la culture de masse dont il sert le goût du bien-être (gemütlichkeit) et l’aspiration au bonheur collectif : « La fraternité de tous les hommes ne pourra avoir d’autres bases que le kitsch » (1984, p. 315) conclut l’écrivain tchèque.

3Notre brève étude voudra d’abord réduire une ambiguïté affectant le kitsch qui paraît osciller du sujet (Kitschmensch) à l’objet (kitsch) : alors pourrons-nous tenter une définition de notre notion que nous confronterons ensuite à celle de stéréotype dont traite ce numéro d’Hermès. Un questionnement sur la pérennité du kitsch conclura nos propos : que devient ce phénomène issu de la première révolution industrielle dans une société dominée par la révolution numérique ?

Le kitsch, catégorie culturelle

4« Enfant de l’ère bourgeoise », écrit Broch, le kitsch émerge quand le monde social « en accord évident avec son aspect spirituel et réel, est devenu d’une part l’ère de la machine, mais d’autre part a condensé ses tendances positivistes jusqu’au matérialisme le plus rigoureux » (1966, p. 333) : le kitsch incarne la revanche du sentiment.

Les choristes du bon sentiment

5Au début du siècle de la modernité, la bourgeoisie manquait d’ascendance et ses valeurs offraient maigre provende à son souci de distinction : prise dans l’âpreté des luttes économiques et politiques mais aspirant à la noblesse des idéaux romantiques, elle n’osait, selon Benjamin, « regarder en face le développement futur de la production qu’elle [avait] mise en œuvre » (1974, p. 236). L’éclectisme et le conformisme traduisirent alors le sybaritisme frileux de cette classe qui, progressiste par nature, se plaisait pourtant à un conservatisme artistique lui donnant une illusion rassurante d’immobilisme culturel. Sa culture trouva refuge dans la réhabilitation de valeurs passées et disparates en un syncrétisme faisant écran à la trivialité du monde moderne : on recouvrit les styles anciens d’un vernis contemporain en une esthétique propre à toucher agréablement le public sans le choquer. Le goût du beau épousa le respect du « comme il faut », cet étalon du « nouveau type social de l’homme distingué » décrit par Greimas (2000, p. 15). Ainsi naquit le Kitschmensch épris d’ordre et de beautés standardisées propres à susciter un émoi mesuré et partagé. La France, qui ignorait le terme de kitsch, reprit les modèles du grand art pour ennoblir l’art de vivre du plus grand nombre : ainsi, sous le Second Empire ajustait-on les thèmes échevelés du romantisme « au goût et aux principes de la classe moyenne », indique Albert Cassagne (1997, p. 130). Nombreux sont les auteurs de l’époque à avoir repéré et conspué le kitsch sans toutefois utiliser ce terme : ainsi fit Jules de Goncourt qui, excédé par le romantisme édulcoré d’Octave Feuillet, le traitait de « Musset des familles ». Pour concilier le plaisant, l’utile et le beau, le kitsch couche toute création sur son lit de Procuste mesuré à l’aune d’une homogénéisation tendant « à rendre euphoriquement assimilables à un homme moyen idéal les contenus les plus différents » (Morin, 1962, p. 46). L’accès à l’art est redéfini par le bien-être et l’« ophélémité », que théorisa Pareto (cf. Valade, 1990), tandis que l’exigence d’une adhésion sentimentale conforte l’entente sociale et prend valeur morale : pour le kitsch, l’esthétique devient « la concrétisation de l’éthique » (Broch, 1966, p. 226).

Le confort du kitsch

6La diffusion puis la souveraineté du kitsch dépendirent de l’application de l’art à l’industrie qui permit la reproduction d’une œuvre en d’innombrables copies selon divers formats et qualités : les romans bénéficièrent de la promotion des feuilletons, mais il y eut aussi les bibelots, phénomènes kitsch essentiels au xixe siècle car ils marquèrent l’accès de tous à des possessions échappant à la stricte ustensilité. L’inquiétude suscitée par les transformations urbaines accélérées réclama, tel un antidote, la possession de nombreux objets décoratifs propres à lester le logis d’un poids de bien-être faisant pièce à l’inhospitalité de l’extérieur : miniaturisé et possédé par le biais des babioles, l’univers parut moins menaçant et la douceur confortable [1] du foyer permit de croire en la pérennité des valeurs. Un regard sur l’appartement bourgeois, faux-semblant de microcosme, arche amarrée à la grande ville, atteste le besoin du Kitschmensch de charger son intérieur pour repousser une extériorité hostile : « Les meubles, écrit Virginia Woolf dans Orlando, furent capitonnés ; les tables et les murs couverts ; et rien ne resta nu […]. Comme le café exigeait un salon où on pût le boire, comme le salon exigeait des globes, les globes des fleurs artificielles, les fleurs artificielles des cheminées bourgeoises, les cheminées bourgeoises des pianos, […] et en sautant un ou deux intermédiaires, une armée de petits chiens, de carrés en tapisserie, et d’ornements en porcelaine, le “home” – qui avait pris une importance extrême – changea du tout au tout » (2001, p. 287). Le kitsch fut à la fois tributaire et commanditaire de la miniaturisation car l’appétit de décoration dut s’adapter à l’exiguïté des habitations : Walter Benjamin le qualifie cruellement « d’art transformé momentanément, mais totalement, […] en objet de consommation » (1989, p. 313). Au sein de la bourgeoisie urbaine, le culte des brimborions ouvre à l’intelligence de la double caractérisation du kitsch qui, issu des désirs du sujet, se décline ensuite dans des choses. Flaubert reprochait à l’industrie d’avoir accru le bien-être et le luxe du bourgeois au point de gâter son goût par la profusion des contrefaçons artistiques produites au préjudice de la noblesse des formes et des sentiments : « Combien de braves gens, se plaignit-il à Louise Collet en 1859, qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans beaux-arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique, de petite littérature » (1980, p. 519). Et l’auteur d’incriminer avec Renan la concurrence dans l’industrie et l’appétit de commodité et de confort funestes à l’art et au style. L’illusion de sécurité est au prix de l’accumulation de marchandises transformées en fétiches, de bagatelles qui, étrangères au besoin, vivent de leur seule fonction indicielle.

7Né en Autriche, le kitsch sévit à présent dans toute l’Europe et aux États-Unis parce qu’il est devenu une « catégorie culturelle » trouvant son fondement « dans la réalité sociologique de la société de consommation », juge Jean Baudrillard (1970, p. 166). Benjamin opposait le Kitschmensch à l’esthète qui, attentif au « lointain du regard qui s’éveille dans l’objet regardé » (1989, p. 327), demeure à distance de l’aura de l’œuvre pour attendre le dévoilement progressif de sa profondeur : la distinction conserve son sens à condition d’admettre que nul esthète ne saurait désormais esquiver la posture du Kitschmensch dans la vie ordinaire. Qui pourrait se déclarer étranger au kitsch dans nos sociétés de masse soucieuses d’industrie culturelle ? La rareté et l’exception y sont reproduites à grand tirage dès leur apparition selon une dynamique paradoxale réclamant l’originalité d’un statut par la détention d’objets devenant communs dès leur apparition. Jadis incarné dans les bibelots, le kitsch touche à présent la prolifération des objets utilitaires qui, pour soutenir la concurrence, doivent obéir à un design destiné à les rendre attractifs : une simple brosse à vaisselle sera déclinée en divers modèles (épuré, multicolore, à l’effigie de personnages de bande dessinée, etc.) tant il paraît nécessaire au consommateur de pouvoir « se reconnaître » plaisamment dans l’objet qu’il achète. Pour illustrer le kitsch, nous avions cité la boule à neige, censée suggérer les valeurs de Noël, mais un mug à l’effigie de Lady Diana, un parapluie reproduisant Rue de Paris sous la pluie de Caillebotte ou un parc à thème font l’affaire : le kitsch exige la surgie d’une émotion (même passagère et ténue) suivie par son assomption par le sujet qui juge son sentiment agréable, socialement convenable et digne d’être partagé. Le kitsch est une valeur communicationnelle de masse qui permet d’acculturer modes et idées : il est, dans l’objet, l’analogue du stéréotype présent dans la langue.

Kitsch, stéréotype et culture de masse

Kulturindustrie

8Le kitsch, qui accommode toute idée ou forme nouvelle aux prestiges de formules éprouvées, a le cliché pour emblème : « Par le terme de “cliché”, on entend en général une fleur de rhétorique déjà fanée et qui est d’autant plus fanée qu’elle est déjà chargée d’opinions établies, de représentations, de jugements de valeur », écrit Broch (1966, p. 231). Comme le kitsch, le cliché permet la compréhension immédiate de lieux communs qui, transformés en stéréotypes, prennent valeur de vérité ; le « génie de l’enfance » ou la « tristesse du clown » offrent deux exemples de clichés sentimentaux élevés en stéréotypes, c’est-à-dire en propositions dogmatiques et fédératives : ces représentations contingentes et relatives à un moment de la culture sont données pour nécessaires et absolues parce qu’elles suscitent un accord sentimental pourvoyeur d’entente collective. L’appel au stéréotype émotionnel est toujours péremptoire, car en contester la validité revient à trahir des valeurs dont le partage garantit le lien social. Sémantiquement pauvres mais saturés de signes, kitsch et stéréotypes constituent une grille d’interprétation du monde fondée sur le poncif : il s’agit toujours de kitschen, de recycler des idées ou des œuvres de façon à en faire des lieux communs garants de concorde. Il faut, pour mieux le comprendre, revenir sur la notion de culture de masse, creuset du kitsch.

9En un article célèbre reprenant la Kulturindustrie honnie d’Adorno, Clément Greenberg traite le kitsch de « succédané de culture » : « Il s’agit, dit-il, d’un art et d’une littérature populaires et commerciaux, faits de chromos, de couvertures de magazines, d’illustrations, d’images publicitaires, de littérature à bon marché, de bandes dessinées, […] de films hollywoodiens, etc. » (1988, p. 15-16) ; pris de scrupule, il ajoute : « Tout n’est pas sans valeur dans le kitsch. De temps en temps, il produit quelque chose de valeur, quelque chose ayant une saveur populaire authentique[2] ; […] bon nombre de gens, pourtant avertis, s’y sont laissés prendre » (Ibid., p. 18). Fort bien, mais alors comment discerner le kitsch propre à la culture de masse de l’authenticité de la culture populaire ? Pour répondre à cette question, point ne sert de recourir aux canons du bon goût, toujours problématiques : mieux vaut recourir à la distinction entre trois formes littéraires dont le surgissement au mitan du xixe siècle nous paraît éclairant pour notre analyse.

Démonter le kitsch

10Clément Greenberg oppose tacitement l’art et la littérature élitistes à leurs avatars populaires et de masse, mais ne dispose pas d’outil de différenciation entre ces deux dernières formes : pour tenter d’en forger un, nous proposons une très brève caractérisation des trois types romanesques [3] (élitiste, populaire et de masse) apparus en France dès le Second Empire. Ce détour par les littératures élitiste et populaire paraîtra tout à la fois bavard et trop succinct, mais il a pour seule fin d’indiquer la spécificité des productions kitsch issues de la culture de masse.

11Né au début du xviie siècle, le roman dit élitiste, héritier de Cervantès et de Mme de Lafayette en France, s’illustra au xixe siècle sous le nom de roman social : novateur et inventif, il analyse l’évolution du désaccord entre le sujet et la société modernes soumis à l’histoire, au hasard et à la contingence.

12Le roman populaire, quant à lui, émergea peu à peu de l’épopée dont il reprit les grands récits structurés (les mythes et les contes) en les dotant d’un aspect contemporain : voici le roman d’aventures puis le roman policier qui firent florès au xixe siècle avant nos actuels récits de science-fiction. Ainsi, par exemple, dans Les Mystères de Paris et Les Mohicans de Paris, Eugène Sue et Alexandre Dumas ont-ils mobilisé (sous le nom Rodolphe et de Salvator) et modernisé le héros mythique Prométhée tout en conservant toutes les séquences de son mythe : la transgression, la réforme du monde social, la trahison par une Belle sans merci, la soumission tardive au Père, etc. L’inventivité du roman populaire n’est pas à chercher dans le personnage ni dans la structure du récit, mais dans la confrontation du type mythique séculaire au contexte moderne.

13Le roman de masse, enfin, syncrèse bâtarde des précédents, emprunte au roman élitiste ses analyses psychosociales, qu’il simplifie, et au roman populaire ses motifs, qu’il galvaude. L’existence de ce type romanesque destiné à séduire le plus grand nombre est due au recul de l’illettrisme allié à la croissance de la presse et des collections bon marché. Sans grande originalité, le roman de masse compose avec les oukases de la mode dans l’espoir de produire ce que l’on nomme aujourd’hui un best-seller. Tocqueville avait observé que, pour plaire à tous, « la démocratie ne fait pas seulement pénétrer le goût des lettres dans les classes industrielles, elle introduit l’esprit industriel au sein de la littérature » (1992, p. 572) ; en écho, Broch déplora l’ajustement par le roman kitsch de la « quête infinie de Dieu chez Dostoïevski » aux recettes adaptées aux « lecteurs des Veillées des chaumières » (1966, p. 363). Le kitsch littéraire et artistique est donc à repérer, non point d’abord dans quelque faute du goût, mais dans la subversion des formes élitistes et populaires : l’exemple d’un roman d’Erich Segal et de sa version filmique par Arthur Miller en donnera quelque idée.

14Fort bien faits, le récit et le film Love story relèvent de la culture de masse et du kitsch : ils empruntent au grand mythe occidental de la passion amoureuse (Tristan et Iseut), l’actualisent à l’aide de thématiques sociales en vogue (le coût des études, par exemple) puis en subvertissent les séquences en le criblant de poncifs (tels le sacrifice féminin dans le couple, la dureté de cœur des riches, etc.) qui remplacent certains vieux mythèmes. L’ensemble est si efficace et réussi qu’il faudrait « un cœur de pierre pour ne point s’émouvoir et pleurer », admet Umberto Eco (1993, p. 13) ; mais il ajoute : « il faut savoir démonter les mécanismes » (Ibid., p. 25). S’il n’est pas de honte à se délecter à pleurer en lisant ou voyant Love story, récit conçu à cet effet, nous devons, une fois nos larmes versées, être conscients de la jouissance seconde éprouvée à la pensée de nous attendrir tous ensemble sur les stéréotypes sentimentaux déployés par cette histoire. Le kitsch renvoie au plaisir pris à ressentir des émotions de façon consensuelle et conformiste. Comme le stéréotype, le kitsch est un agent d’harmonie sociale dont il importe de « démonter » le fonctionnement afin de n’être pas dupe de sa raideur conventionnelle.

Numérique et kitsch

15Traquer les repaires contemporains du kitsch serait peu profitable : il sévit partout en réponse aux besoins du Kitschmensch présent en chacun de nous : nous invitons qui en douterait à contempler la déferlante croissante des produits dérivés aptes à donner une forme matérielle et touchante au « souvenir » de films, de best-sellers, d’événements, d’expositions, de musées et de voyages. En guise de conclusion à nos propos, nous proposons plutôt d’interroger la résistance du kitsch à l’immatériel et proposons deux exemples de la conquête du numérique par le kitsch : les expositions immersives et la pratique des émoticônes.

16Les expositions dites « immersives » projettent sur toutes les surfaces des locaux qui les abritent d’immenses reproductions simultanées des chefs-d’œuvre d’un peintre ; au bout de quelques secondes, de nouvelles images remplacent les premières qui disparaissent progressivement suivant une modalité conçue par le designer : un kaléidoscope de petits points et carrés colorés, s’il s’agit de Klimt, par exemple. En juin 2018, à l’Atelier des Lumières, ancienne fonderie du 11e arrondissement à Paris, eut lieu une exposition immersive d’œuvres pixélisées de Klimt, Schiele et Hundertwasser réalisée avec 140 vidéoprojecteurs laser sur accompagnement de musique de Beethoven et de Wagner. Partagée, la critique ne sut dire si c’était beau ou… mais peut-on dire qu’une œuvre de Klimt, même dématérialisée, est laide ? C’était admirablement kitsch ! Ce kitsch ne provient pas de la dématérialisation comme telle (outil fort utile pour découvrir un musée), mais de la présentation de l’exposition telle une œuvre à part entière qui ne dit rien des peintres ni du format des toiles : c’est un pur spectacle pour un public devenu partie prenante de l’expérience cinesthésique qui l’enserre tel un cocon de musique et de lumière colorée. « Au sein d’une production de masse, une chose est d’une importance particulière pour le déclin de l’aura : c’est la reproduction massive de l’image », déplorait Benjamin (1989, p. 351), bien loin, néanmoins, d’imaginer de telles « performances ». L’illusion de communion esthétique est d’autant plus importante pour les spectateurs que le vertige sensoriel est partagé sans effort tout en donnant le sentiment d’en être avec tous les autres. Toutes les exigences du kitsch sont réunies : l’appropriation, le partage d’une esthétique confortable et communicable, le plaisir de jouir facilement de beautés réputées et la réutilisation de vieilles valeurs (les toiles de maître) grâce à un média high tech.

17Le smiley ou émoticône nous paraît constituer un autre ambassadeur du kitsch virtuel. Il s’agit de visages stylisés en forme de rond jaune avec deux yeux, un nez et une bouche dont les diverses orientations peuvent suggérer plusieurs émotions. Réalisables à partir d’un clavier d’ordinateur, les émoticônes sont aussi proposées en panel par les smartphones, qui les enrichissent d’accessoires et de détails propres à les rendre mignonnes et amusantes : l’ensemble constitue un catalogue de stéréotypes émotionnels simples. Abondamment utilisés dans les SMS, ces smileys signifient au destinataire l’émotion qu’il est censé éprouver et partager avec le rédacteur dont le message est trop succinct pour dépasser la simple information : la standardisation de ces clichés supplée à l’effort de compréhension d’autrui tout en esquivant les malentendus inhérents à toute communication humaine. Les émoticônes répertorient, figent et désincarnent des sentiments dont le signe conventionnel est ajouté à des messages tel un mode d’emploi affectif : les échanges sont ainsi plus simples, puisqu’ils épargnent l’effort de rédaction nécessaire pour réaliser une communication réelle, et plus confortables car la note sentimentale doit préserver l’entente entre les correspondants. Comble du kitsch, un smiley est un paradigme de cliché figuratif sentimental.

18Si la place ne nous était comptée, nous pourrions poursuivre cette amusante quête de kitsch digital pour lui adjoindre les selfies et autres images postées sur les réseaux sociaux. Né avec la première révolution industrielle, le kitsch conquiert aisément la troisième et, grand usager des stéréotypes, s’adapte aux traits marquant la communication numérique : en raison de sa mobilisation du sentiment, il humanise le flot continu d’informations échangées sur la Toile et favorise l’illusion de partage mais son recours aux idées générales et aux stéréotypes dirime la compréhension mutuelle ou communication. « Nous devenons superficiels », soupirait déjà Valéry (1960, p. 1293).

Notes

  • [1]
    Mot anglais, le comfort dérouta d’abord la France. Ainsi, quand un vicomte complimente Mlle Cormon pour sa maison si confortable, dans La Vieille Fille de Balzac, elle suppose qu’il s’agit d’un mot russe (1976, p. 900). Mais les Français prisèrent bientôt ce comfort qui leur parut incarner un art de vivre mêlant les trottoirs macadamisés, les meubles rembourrés et l’usage de la « lune de miel ». Théophile Gautier parla même d’un « amant très confortable » !
  • [2]
    Nous soulignons.
  • [3]
    Nous avons traité ce thème dans Quand Paris était un roman, Paris, La Différence, 2007, p. 431-458.
Français

Issu de la révolution industrielle, le kitsch met en œuvre une esthétique conformiste et consensuelle mobilisant la sentimentalité tel le dénominateur commun de toute entente collective : haut lieu de partage et de communication au sein de la culture de masse, il assure le rôle rempli par le cliché et le stéréotype dans la pensée et le discours. Cet article retrace la genèse du kitsch et tente sa définition pour, enfin, en interroger la résistance dans notre société fascinée par le numérique : elle est excellente !
Produits de l’instantanéité de l’information, les memes internet questionnent les secousses politiques, médiatiques, et les rapports sociaux. Dans les forums imageboards où ils livrent bataille au politiquement correct, les internautes se jouent avec désillusion de l’ambiguïté entre utilité et nocivité des stéréotypes. Dans un jeu aussi périlleux qu’audacieux, ils malmènent les imaginaires par leurs inépuisables réinterprétations.

Mots-clés

  • culture populaire
  • culture de masse
  • partage
  • sentimentalité
  • confort
  • révolution industrielle
  • numérique

Références bibliographiques

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Brigitte Munier
Brigitte Munier, docteur en sciences sociales, est membre du bureau de la rédaction d’Hermès/CNRS et travaille sur la pensée mythique. Derniers ouvrages : À vue de nez (CNRS éditions, coll. « Les Essentiels d’Hermès », 2019), Odeurs et parfums en Occident. Qui fait l’ange fait la bête (Le Félin, 2017). Elle a dirigé Technocorps, la sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies (François Bourin, 2013) et codirigé avec Éric Letonturier « La voie des sens », n° 74 de la revue Hermès (2016).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0138
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