CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le stéréotype fait partie des concepts maudits de l’anthropologie politique, au même titre d’ailleurs que la communication. Ils ne sont jamais associés à une image positive. Le stéréotype ? Ce qui empêche de penser la réalité, déforme la représentation, sent bon l’idéologie. Il concerne d’ailleurs toujours plus « les autres » que soi-même. Les autres en sont en général prisonniers, mais pas moi. Une référence négative, qui empêche la « vraie » appréhension de la réalité. Oui c’est une croyance collective partagée, qui simplifie et déforme la réalité ; oui c’est un concept mal-aimé, dont on ne peut guère se débarrasser, car chacun s’en sert constamment.

2Tel est le paradoxe : le stéréotype est à la fois ce qui permet d’accéder à l’autre, par une représentation le plus souvent simplifiée et partagée, et en même temps, par sa simplicité et son caractère fréquemment caricatural, il empêche de voir cette même réalité dans sa complexité. Il rappelle aussi qu’il n’y a pas de communication sans violence. La communication, c’est vouloir échanger, mais à partir de ses propres représentations, et celles-ci ne sont pas toujours iréniques. Et le stéréotype, du fait qu’il est souvent un filtre caricatural, exprime cette violence qui est au cœur de la communication. La communication est donc à la fois la reconnaissance de l’autre, mais à travers une représentation biaisée. Le stéréotype est un intermédiaire qui véhicule les violences, méfiances et autres déformations. Les choses ne sont pas univoques, le stéréotype est un passeur de violence, à la hausse comme à la baisse selon les contextes.

3La représentation a légèrement un meilleur statut car elle est plus souple et semble plus neutre, même si les affects, les préjugés, les clichés, les idées toutes faites la portent également. Le stéréotype, c’est un peu la représentation qui a mal vieilli, qui s’est « racornie ». Le stéréotype est le plus souvent lié à la communication, car il ne prend sens que dans le rapport au monde et aux autres. Les représentations peuvent rester mentales, le stéréotype se révèle dans l’échange : il n’est jamais statique, et s’adapte au contexte avec, souvent, un caractère simpliste. Et c’est d’ailleurs ce caractère mobile et réducteur qui plaît tant, même si simultanément chacun recherche une communication « authentique ». En réalité l’efficacité du stéréotype vient de son lien à l’idéologie. Soit c’est celle qui donne son sens au stéréotype, soit c’est celui qui anime ou modifie l’idéologie. En réalité, le vrai sujet est le triangle stéréotype-idéologies-communication.

4Pas de stéréotype donc sans processus communicationnel, ce qui en fait un concept particulier. Il se réalise dans l’échange, et si on lui reproche de n’être ni objectif ni rationnel, rien ne dit qu’un processus objectif serait mieux assuré de réussir. Voudrait-on une rationalité plus forte ? Et qui la garantirait ? Maudite complexité de l’anthropologie. Le stéréotype ? Le sparadrap du capitaine Haddock. Heureusement, on se débarrasse de lui quand il nous gêne en rappelant que ces défauts et déformations concernent les autres, et pas soi-même.

5La question centrale : les stéréotypes et leurs cousines, les représentations et les idéologies, changent-ils quand on se dirige vers une société de l’information et de la communication, saturée de messages, d’interactions, de déplacements ? Autrement dit, la liberté d’échange et le monde numérique ont-ils pour effet bénéfique de diminuer l’impact de ces « réducteurs cognitifs » dans l’appréhension du monde ? Rien n’est moins sûr. Non seulement l’hypothèse de « stéréotypes positifs utiles » est-elle rarement mise en avant, mais en outre le monde d’aujourd’hui, traversé d’images et d’interactions, qui devraient permettre une appréhension beaucoup plus « objective » de la réalité, n’aboutit pas à ce résultat. Il peut même y avoir cohabitation entre modernité et stéréotypes. Ceux-ci ne sont pas les traces du passé. La modernité n’est pas incompatible avec des stéréotypes anciens ou nouveaux. En principe chacun souhaite une appréhension « objective » du monde, tout en préférant que celle-ci soit colorée de stéréotypes ou d’idéologie. L’immense difficulté de l’étude du stéréotype est à la fois sa permanence et sa capacité à être mobile, à s’adapter, à l’ancien comme à ce qu’il y a de « nouveau ». D’ailleurs, il suffit de voir la présence des stéréotypes dans les exercices de « démocratie directe » participative et interactive pour réaliser que tout cela est compliqué… La force et la prégnance du stéréotype, mais aussi des représentations et des idéologies, ne sont donc pas fonction de la rareté, ou de l’abondance d’informations, de l’ancienneté ou de la modernité, du caractère traditionnel ou novateur du débat, mais du besoin que nous avons de donner un sens idéologique à la réalité. Les stéréotypes se portent donc hélas très bien, avec leur lot de simplifications et d’ambiguïtés. Ils étaient, paraît-il, compréhensibles dans un monde plus fermé et obscur, ils le sont, en fin de compte tout autant dans un monde « clair » et interactif. Étrange prise de conscience : l’accroissement des échanges augmente les malentendus et les langues de bois, sans finalement modifier les stéréotypes. À se demander si stéréotypes, représentations et idéologies ne sont pas toujours constitutifs des liens sociaux… Peut-il y avoir une réalité sans information, communication, culture et stéréotypes ? Et la « visibilité » comme la « rationalité » du monde moderne peuvent mettre en cause la prégnance des stéréotypes et des liens entre stéréotypes et idéologies ?

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7Telle est la question à l’origine de ce numéro d’Hermès sur la place des stéréotypes, représentations, idéologies dans un monde ouvert, à vocation démocratique.

8Pourquoi les mutations culturelles, techniques, politiques, en faveur d’un monde si transparent ne changent-elles en définitive pas grand-chose au rôle et à l’importance des stéréotypes ? Pourquoi se débarrasse-t-on de la question de leur utilité en repoussant la question vers les autres ? Tout est à repenser. Réveil d’autant plus difficile que stéréotypes et représentations ne font pas l’objet de nombreux travaux. Le décalage est considérable entre leur complexité, leur importance, hier comme aujourd’hui, tant dans les échanges que dans les représentations collectives, et le peu d’intérêt qu’ils suscitent. Comme si leur importance dans la réalité était inversement proportionnelle aux efforts de réflexion dont ils sont l’objet. Comme si les stéréotypes, avec leur caractère simpliste, discutable, étaient une évidence, partagée par tous, et ne nécessitant pas d’efforts de connaissance particuliers.

9Qu’est-ce qui change et ne change pas dans l’appréhension des stéréotypes et représentations dans un monde dominé par les valeurs de l’information, la communication, l’interactivité, l’objectivité, l’intercompréhension et les échanges ? C’est-à-dire les valeurs exactement opposées à celles qui sont au cœur de leur succès ? Et surtout les stéréotypes sont-ils finalement plus menacés ou facilités dans cet univers dominé par la communication technique et où la communication humaine prend beaucoup moins de place ?

Les faits

10Quoi de neuf ? Beaucoup de choses, même si « la reconnaissance » de l’importance des stéréotypes, comme le montre très bien Bernard Valade dans son article, reste aujourd’hui encore une question intellectuelle sous-estimée. En réalité, pas de société sans stéréotypes et représentations, même si les contextes, en un siècle, ont changé. Les stéréotypes donnent sens au monde, ils permettent de se regrouper et de se comprendre. Leur simplicité facilite une certaine unité, et évite une certaine anomie. Ils sont les « cousins utiles » et sont au cœur de cette « société individualiste de masse » dont je parle depuis longtemps. Celle qui essaie de gérer ces deux dimensions contradictoires de la liberté individuelle et de l’organisation de masse. Cette « société individualiste de masse » est encore plus difficile à organiser, structurer, identifier dans un monde ouvert sans grande unité que dans celui, fermé, hiérarchique et structuré d’hier.

11D’où l’importance des passerelles symboliques, simplificatrices, des stéréotypes, mais aussi des idéologies. En réalité, les stéréotypes et les représentations sont les conditions de la communication, en tout cas d’un bon nombre d’échanges et d’interactions.

12La société moderne, individualiste, démocratique, libérale, est tout autant habitée et structurée par les stéréotypes que celle d’hier. Et ceci contrairement à une idée reçue : « les hommes modernes » ne sont pas plus rationnels que leurs prédécesseurs. Les stéréotypes ne sont pas liés à un niveau d’éducation, d’information, de connaissance ou de communication. On est bien là à l’articulation individu/ collectif, qui est au fondement de cette discipline essentielle, et stupidement dévalorisée, de la psychosociologie. Oublier la psychosociologie comme on le fait depuis plus d’un demi-siècle, c’est refuser de penser cette question si incertaine de l’articulation entre l’échelle individuelle et collective. Articulation où l’on retrouve les idéologies, clichés, préjugés, stéréotypes et représentations, c’est-à-dire toutes les infrastructures de la connaissance et du rapport à l’autre. D’ailleurs, le monde de la connaissance n’échappe ni aux stéréotypes ni aux idéologies ; dont celle de croire qu’il n’y a pas grand-chose à penser à l’articulation entre l’individu et la société…

13Une chose est certaine : les rapports entre information, communication, connaissance, et vérité, mensonge, idéologie, ne sont pas moins compliqués qu’hier, à la hauteur des malentendus, erreurs, mensonges, rumeurs, qui croissent proportionnellement aux volumes d’informations en circulation et au nombre d’interactions qui animent les rapports humains et sociaux. Ils sont toujours au coin de la rue de la mondialisation. Avec cette question : comment s’articulent les anciens et les nouveaux stéréotypes ?

14Nous sommes donc face à un nouveau carré cognitif, constitué par les relations entre représentations/stéréotypes d’une part et idéologies/langues de bois d’autre part. Avec cette question étonnante, tellement on aurait pu la croire résolue : les stéréotypes ne sont peut-être pas, tout compte fait, un obstacle à la communication dans un monde qui ne parle que de cela, mais peut-être une condition de la communication ? Condition au sens d’une cause des échanges, fussent-ils hostiles… Paradoxe qui en retrouve un autre : il n’y a jamais eu autant d’information publique, contradictoire, il n’y a jamais eu autant de rumeurs, de secrets, de mensonges. Rien ne se simplifie.

15Si le racisme et l’antisémitisme sont parmi les stéréotypes les plus permanents et « archaïques », rien n’interdit, comme on le constate, qu’ils subsistent parfaitement dans la mondialisation. Ils alimentent les multiples formes de fermeture, et de « haine de l’autre » observable notamment dans l’hostilité aux migrants. Tout devait être fluide. Les nombreux murs se portent très bien. Les sociétés peuvent changer, pas forcément les représentations hostiles et les méfiances à l’égard d’autrui. Et aujourd’hui le sexisme, stéréotype condamné nettement depuis un demi-siècle, se porte très bien. Sans parler de l’homophobie qui devait reculer enfin, et qui se porte aussi très bien. La « modernité » vit très bien avec les stéréotypes.

16De ce point de vue, l’essor du racisme, du populisme, de la haine de l’autre, figure parmi les plus grandes déceptions des cinquante dernières années. La force des stéréotypes, c’est autant leur souplesse que leur rigidité, leur permanence que leur adaptabilité. On rêvait du contraire. Et c’est sans doute cette extrême difficulté à les isoler, les comprendre, les suivre qui explique les complications que nous avons eues à réaliser ce numéro. À croire que les questions les plus structurelles sont souvent celles qui sont les moins étudiées… La communication en est d’ailleurs un bon exemple.

Questions

17Elles sont nombreuses, sans guère de solutions parce que cet espace culturel, mélange des logiques différentes, avec la plupart du temps un impact social et politique violent. En effet les stéréotypes sont rarement du côté de la paix et de la coopération. À quelle condition les préjugés, idées fausses, clichés, représentations, stéréotypes, peuvent-ils à la fois s’adapter à un monde qui change et garder leur force critique malgré les mutations de l’environnement ? Ou à l’opposé évoluer vers un monde de radicalités moins hostiles ? Pourquoi si peu de changement dans cette tendance naturelle à « fabriquer » des boucs émissaires et des oppositions ? Identités haineuses, populisme, racisme, migrants… Des mots font régulièrement des allers-retours entre la réalité et les préjugés. Quel est le rôle de la mondialisation, de l’extension de l’information, des déplacements, de l’École dans ces ajustements qui finalement ne mettent pas en cause les stéréotypes ? Comment ceux-ci s’adaptent-ils, rusent-ils, revisitent-ils et se renouvellent-ils face à la mondialisation, aux échanges incessants et aux valeurs démocratiques ? Les Gafa ont-ils réellement bouleversé les stéréotypes précédents ou au contraire, les ont-ils réifiés ? Sont-ils des freins ou des facilitateurs de la mondialisation ? D’autant qu’il n’y a pas d’ouverture à l’autre sans représentation de celui-ci… Les stéréotypes se multiplient-ils à la vitesse des échanges ? Ou au contraire en sont-ils des adversaires ? Y a-t-il une concurrence de stéréotypes ? Comment naissent-ils, évoluent-ils, disparaissent-ils ? Y a-t-il beaucoup de nouveaux stéréotypes depuis 50 ans ? Comment se négocient les stéréotypes occidentaux avec ceux régnant dans d’autres cultures ? S’il n’y a pas d’espace public mondial, il existe néanmoins un grand nombre d’échanges physiques, informationnels, communicationnels : quels impacts ont-ils sur la genèse et la durée du stéréotype ? D’ailleurs, pourquoi ceux-ci sont-ils la plupart du temps négatifs ? Y a-t-il des stéréotypes positifs ? Les proportions peuvent-elles changer ? Quand passe-t-on d’une représentation à un préjugé, à un lieu commun, un archétype, à un stéréotype ? La révolution de l’information a-t-elle un impact sur cette contradiction inhérente à la communication, à savoir que l’on ne peut aborder l’autre qu’à travers les stéréotypes réducteurs dont l’efficacité est de simplifier, voire de caricaturer la vision de l’Autre ? La généralisation de la communication technique, du volume et de la vitesse des échanges numériques a-t-elle un impact sur la généalogie, la vie et l’influence des stéréotypes et représentations ? La place de l’humour par rapport aux stéréotypes a-t-elle changé en un demi-siècle ?

18Si l’on prend simplement l’Europe et ses différences culturelles, peut-on observer des différences significatives concernant les relations entre sens commun, cliché, préjugé, stéréotypes ? Quels sont les facteurs sociaux, culturels et politiques les plus déterminants dans l’évolution du stéréotype ? À supposer qu’il y ait une évolution. Il faudrait de toute urgence réaliser un recensement, une cartographie des stéréotypes et représentations régnant dans les différents pays. Faire ainsi une comparaison entre les stéréotypes européens. Sans oublier les différences entre l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Entre l’Europe du Nord et la façade Sud de la Méditerranée. Tout est à faire ici si l’on veut réellement agir pour une meilleure cohabitation des 26, 27, 28, 30… pays européens. La meilleure compréhension des stéréotypes existant en Europe, est d’ailleurs une condition de sa construction. Pas d’Europe politique possible sans une meilleure compréhension des stéréotypes croisés. D’ailleurs j’avais essayé cet exercice, il y a dix-huit ans, avec beaucoup de difficultés, dans la livraison d’Hermès « Stéréotypes dans les relations Nord-Sud » (Hermès, n° 30, 2001). Cela n’avait pas non plus été très facile pour les « Langues de bois » (Hermès, n° 58, 2009).

19À quelle condition pourrait-il y avoir le renouveau d’une réflexion à caractère anthropologique dans ce domaine aux frontières floues ? Peut-il y avoir un réveil des recherches ? La domination croissante de la communication technique a-t-elle un impact sur la vie du stéréotype ou bien les espaces mentaux restent-ils en définitive distincts ? Quel rôle jouent aujourd’hui les différences sociales ?

20On retombe toujours sur la même question : celle de la nature des changements qui peuvent affecter cet immense domaine de l’anthropologie culturelle. C’est à chaque fois le lien entre vie privée et vie publique qui est à repenser, sans que l’on sache très bien quand et comment cette infrastructure culturelle des visions du monde, de soi et des autres, devient opérationnelle, et avec quel impact direct sur la vie sociale. Un exemple : les évènements liés aux Gilets jaunes depuis novembre 2018. Avec l’hétérogénéité de leurs références, ils illustrent le caractère imprévisible de cette dimension « non rationnelle » de la société, que sont les stéréotypes et représentations, qui dominent et structurent. Seul le passage à l’acte et la communication permettent d’entrevoir le jeu tourmenté des relations.

21Tous les mots se télescopent : privé et public ; traditionnel et moderne ; pacifique ou violent ; connexion ou non avec d’autres discours et pratiques sociales, culturelles, religieuses, politiques. Ce « sous-continent culturel » relativement insaisissable, peu valorisé et étudié, n’en reste pas moins une des ressources pour l’action et la politique. Pourquoi les dimensions plus ouvertes, moins défensives, plus altruistes, existent-elles moins, ou en tout cas sont peu valorisées, observées et analysées ? Les stéréotypes et représentations illustrent bien la volonté de ne pas trop savoir… Comment comprendre la genèse, le succès, l’impact politique de ces infrastructures culturelles ? Leur persistance comme leur disparition ? Les stéréotypes et représentations disparaissent-ils d’ailleurs ? D’autant qu’ils se manifestent dès qu’il est question du rapport à l’autre. Comment chacun d’entre nous les gère-t-il dans le temps ? Et avec la mondialisation, il n’est question que du rapport, souvent inquiet voire menaçant et hostile à l’égard de cet Autre à la fois si proche et si éloigné. Jamais l’humanité n’a été autant, avec les transports et les flux d’informations, obligée de voir l’Autre et de devoir cohabiter avec lui. Il n’y a rien d’évident à ce que cela se termine pacifiquement.

À faire

22Faire revenir au plus vite ces questions des stéréotypes et des représentations dans le domaine de la recherche, de la réflexion et de la curiosité publique. Personne ne veut trop savoir comment « fonctionne » notre infrastructure mentale et culturelle dans notre rapport au monde et aux autres. D’autant que ce « nuage » d’interaction de natures très diverses est aussi le cœur du lien entre l’individuel et le collectif, le passé le présent. Faire des recherches, faciliter leur recensement, introduire davantage ces questions dans l’enseignement supérieur, faire des études comparatives, en parler dans l’espace public, faciliter l’humour et la dérision. Développer l’interdisciplinarité est ici indispensable… Tout est à faire. Et d’abord analyser les figures de l’altérité. Rapprocher les mots, croyances, représentations, phrases communes… et voir aujourd’hui leurs différences. Détendre les liens entre représentations, archétypes et stéréotypes. Recenser les mots, les synonymes et les figures de l’altérité. Quand passe-t-on du stéréotype à la propagande ? Quel impact l’économie virale de l’information et des réseaux a-t-elle sur cette vision de l’autre ? Comment détricoter la haine et l’intercompréhension ? Le milliard de touristes circulant par an dans le monde a-t-il finalement un impact ? Y a-t-il une dynamique des stéréotypes contradictoires ? Par exemple à propos des migrants, des rapports homme/femme, des rapports ville/campagne, de la mondialisation, sur le mythe du bio… ? Pourquoi et comment les stéréotypes investissent-ils avec autant de facilité les domaines neufs de la réalité ?

23Répondre à cette question : comment fonctionnent, avec des cas concrets, ces allers-retours entre idéologie et stéréotypes. À quelle condition les liens entre idéologie dominante et stéréotypes peuvent-ils évoluer ? À quelle condition l’augmentation du volume et des flux d’échanges d’information et de communication peut-elle être favorable à une meilleure connaissance de l’autre et à une moindre méfiance ? Ou bien cela n’a-t-il, en définitive, qu’un faible impact ? Ceci introduit une autre question : cette infrastructure cognitive, culturelle, idéologique pourrait-elle favoriser la confiance ? Et non la méfiance, comme c’est la plupart du temps le cas ? Y a-t-il une possibilité de mieux comprendre les relations entre idées fixes, clichés, préjugés, lieux communs, représentations, stéréotypes ?

24Mieux comprendre la dynamique des stéréotypes et des représentations pour expliquer les deux grandes questions de la mondialisation : le rôle croissant des identités et la méfiance à l’égard de l’altérité. Comment s’y prendre et comment les stéréotypes peuvent-ils devenir positifs et constructifs ? C’est en cela que les questions de mondialisation, communication et stéréotypes sont très liées sans que l’on sache très bien comment toutes ces logiques contradictoires s’articulent. Quel est aujourd’hui le rôle des idéologies, alors même que les idéologies politiques se sont affaissées et que domine l’idéologie technique de la communication, avec, en arrière-plan, le retour du religieux ? Il n’y a pas de loi historique qui fasse systématiquement des stéréotypes un outil de méfiance et de mise à distance. Peut-être que le caractère gigantesque et incertain de la construction de l’Europe face à la mondialisation pourrait être le premier mouvement de retournement de leur rôle ? Étonnante rencontre entre un mouvement politique considérable – la construction de l’Europe – et un rôle qui serait cette fois-ci positif des représentations ?

25L’Europe est en effet un excellent cas d’école. Malgré des stéréotypes négatifs dominants chez tous les peuples, la construction politique continue, contre vents et marées. Les méfiances n’empêchent pas l’action. Leçon à méditer, non pas pour croire aisé le retournement vers des stéréotypes positifs, mais pour comprendre qu’en dépit de la forte méfiance entre les peuples, quelque chose est possible. En tout cas, sortir des stéréotypes sur les populismes et les réexaminer à nouveaux frais. Sortir de la bonne conscience qui consiste à croire que « c’est l’autre » qui est prisonnier des stéréotypes alors même que tout le monde y « patauge ».

26Poser la question d’un éventuel changement de rôle des stéréotypes et représentations dans la construction du cadre culturel de la mondialisation est donc essentiel. Notamment pour ce qui concerne la science et la technique, qui semblent a priori exister hors de tout contexte social. Quel est le rôle des stéréotypes et représentations dans l’émergence des enjeux scientifiques et politiques contemporains ? Exemples : l’écologie, l’environnement, l’âge, le rapport homme/femme, la « société numérique », le règne des robots et de l’intelligence artificielle, l’art contemporain. Les stéréotypes et représentations structurent aussi le présent et l’avenir. À quelle condition leur capacité interprétative dépend-elle d’un « passage à l’acte », c’est-à-dire d’un processus de communication et d’interaction ? Le stéréotype : entre présent et passé ; dimension critique et parfois positive ; obstacle ou condition. Avec toujours la question de la « communication », c’est-à-dire celle de la négociation, pivot de l’anthropologie du xxie siècle.

Conclusion

27Stéréotypes et représentations pâtissent largement de l’insuffisance de réflexion sur les enjeux théoriques de l’information et de la communication. Comme les stéréotypes sont « mis en marche » par le langage et le rapport à l’autre, ils seront peut-être mieux étudiés lorsque l’omerta théorique concernant ce champ de recherche aura été levée. Les thèmes de l’information et de la communication sont trop absents des débats savants, culturels et politiques. Sauf pour les stéréotypes concernant la manipulation et le complotisme, qui augmentent proportionnellement aux flux d’information. Seules comptent les innovations techniques, assimilées au « progrès ». Les stéréotypes et représentations sont eux-mêmes victimes du stéréotype de la technique triomphante. Et plus largement, c’est comme si ce triangle idéologie-représentation-stéréotypes était considéré comme le « dark side » de la démocratie. Terrible méprise. Comment s’ouvrir aux autres si l’on n’essaie pas aussi de comprendre les méfiances mutuelles qui accompagnent cette ouverture ?

28Plus les échanges augmentent, plus le recours aux stéréotypes et aux représentations s’impose, pour aborder l’autre, et en général avec une certaine suspicion… Il y a donc comme un mouvement contradictoire. Les promesses de l’ouverture, des rencontres, des échanges, la réalité d’une méfiance à l’égard de l’autre, au fur et à mesure du rapprochement mutuel.

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30C’est pourquoi le champ de recherche défini par ces quatre pôles – information, communication, stéréotypes, représentations – est indispensable à développer. Autrement dit, penser enfin les liens complexes entre l’information et la communication permettra de mieux comprendre les liens entre stéréotypes et représentations. Stigmatiser les stéréotypes est donc aussi simpliste que d’idéaliser l’information et dévaloriser la communication. Pas de compréhension possible de la complexité croissante d’un monde où tout se voit et s’échange sans une réflexion critique sur les cadres culturels qui pensent ces échanges. Mettre la question théorique des stéréotypes et représentations sous le tapis, comme on le fait depuis un demi-siècle, ne peut que rendre encore plus difficiles la compréhension d’un monde ouvert où il n’est question que d’interactivité et de circulation. Tout circule avec autant de rigidité. Sauf pour les finances, mais celles-ci ne suffisent pas à construire un cadre culturel.

31Avec les stéréotypes et les représentations, on tire la ficelle de l’impensé de tout ce qui concerne le rapport de l’individu à l’autre et à la société. C’est en démocratie que l’enjeu théorique de la compréhension des stéréotypes et représentations est essentiel. Beaucoup plus que dans les sociétés fermées et peu démocratiques, car là, les conditions d’échange sont pour le moment cadenassés. Ce sont les échanges, caractéristiques de la démocratie, qui « activent » encore plus les stéréotypes et représentations. Un jour on dira peut-être « vive les stéréotypes et les représentations ». De même dira-t-on peut-être « vive les langues de bois ». Pourquoi ? Parce que la langue de bois est une des conditions pour faire cohabiter des individus et des groupes que rien ne rapproche. La langue de bois, dont personne n’est dupe des deux côtés de la communication, est simplement le moyen « diplomatique » pour cohabiter et ne pas s’affronter. Les langues de bois ? Un moyen de gérer un peu pacifiquement l’incommunication. Les stéréotypes et représentations ? Des outils pour gérer l’incommunication et éviter « l’acommunication ». On retrouve ici le rôle de « passeur » que les stéréotypes peuvent avoir. En réalité, les stéréotypes stables, et mobiles, sont au cœur des sociétés ouvertes, interactives et mobiles. Ces sociétés obligent à repenser tous ces mots apparemment inutiles, mais qui dans le tohu-bohu de l’incommunication jouent le rôle essentiel d’amortisseur, de passage, de frottement. Des mots qui permettent parfois d’éviter les affrontements plus radicaux.

32Quand tout se complique pour des raisons idéologiques, politiques, culturelles, quand l’incommunication et l’a-communication menacent, les stéréotypes, comme la langue de bois et d’autres procédés, peuvent parfois entrer en lice, pour éviter les ruptures et les conflits. Tout ce qui permet une « incommunication aménagée » est utile à penser et parfois à mobiliser. Les risques de violence liée à cette « transparence » et à « interactivité dominante » de nos sociétés incitent à revisiter les mots et les concepts. C’est la fin des visions simples et dichotomiques.

33L’exemple de l’Europe est encore ici à rappeler. Cinquante ans d’incommunications, avec aujourd’hui 27 pays et 500 millions d’habitants qui n’ont rien à se dire, se méfient les uns des autres, utilisent tous les stéréotypes négatifs et les langues de bois les plus mensongères et qui réussissent néanmoins à cohabiter ! À une condition : qu’il existe pour transcender ces altérités une volonté politique de cohabitation. En réalité, ce ne sont pas les stéréotypes et représentations ou les langues de bois qui sont les plus dangereux, mais l’absence de volonté, de projets, de mots, pour rester ensemble et cohabiter. Plus le contexte est embrouillé, plus les stéréotypes et les langues de bois sont apparemment contradictoires avec la « communication authentique », plus ils peuvent devenir des outils partiels de communication, de négociation, de représentation.

34En définitive, stéréotypes, représentations et langues de bois rappellent une chose essentielle : l’incommunication, voire l’acommunication, ne sont pas forcément les infrastructures symboliques les plus dangereuses. Le plus dangereux ? L’installation dans le silence, l’hostilité. Tant qu’il y a des rencontres physiques et des mots échangés, on peut essayer de réduire – pas forcément empêcher – la violence des affrontements.

35Les stéréotypes sont donc à la fois les restes des caricatures d’hier et les passeurs permettant d’affronter l’altérité d’aujourd’hui. Ils demandent toujours à être débattus contradictoirement mais rien n’interdit de penser que la politique et la volonté d’échanger puissent aussi contenir des violences réelles. Entre l’incommunication et l’acommunication, on découvre que les langues de bois, stéréotypes et représentations peuvent parfois jouer un rôle moins négatif que la tradition ne le dit. Les mots à l’assaut des mots fermés. Cette perspective, un peu plus optimiste, n’est peut-être pas pire que celle qui privilégie le noir et la violence. Les choses ne sont jamais définitivement figées.

Dominique Wolton
Dominique Wolton est directeur de la revue Hermès (depuis 1988, 82 numéros) et de la collection « Les Essentiels d’Hermès » (depuis 2008, 50 volumes). Il a publié une trentaine d’ouvrages, traduits en plus de vingt langues. Parmi ses derniers ouvrages : Communiquer c’est vivre (Cherche-midi, 2016) et Pape François. Politique et société, rencontre avec Dominique Wolton (éditions de l’Observatoire, 2017).
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/05/2019
https://doi.org/10.3917/herm.083.0012
Pour citer cet article
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