Axel Borg : « Ah ! c’est vrai, j’oubliais ! Vous ne buvez pas d’alcool, vous ne fumez pas, vous ne mentez jamais, vous ne jouez pas et trichez encore moins ; bref, vous êtes parfait ! Le vrai redresseur de torts, le jeune premier sans reproche !… Dites, cela doit être assommant de ne pas avoir de défauts. » Lefranc : « vous faites erreur ; j’ai des défauts, mais je n’en fais pas étalage. »
1La bande dessinée classique franco-belge, dont il sera question ici pour l’essentiel, est, semble-t-il, profondément redevable au stéréotype [1]. En effet, les personnages sont moins des caractères au sens psychologique que des sortes de marionnettes, des vecteurs narratifs qui relèvent d’abord d’une morale. Tintin est un bon boy-scout, tout comme Spirou et Astérix et Obélix deux amis inséparables qui œuvrent pour la justice. On pourrait multiplier les exemples. En ce sens le stéréotype du « héros » dans ce type de BD est lui-même la version morale du stéréotype : l’homme (plus rarement la femme) de bien, aux valeurs irréprochables [2]. Cela dit, cette logique fait également l’objet d’une subversion, qui la courbe quelque peu : ainsi Spirou n’hésite-t-il pas à faire le coup de poing et parfois même contre les douaniers, alors que Gaston engage volontiers une guérilla impitoyable contre l’agent Longtarin. Nous voudrions souligner dans cet article la fonction narrative du stéréotype [3] en BD et le fait que ce stéréotype est doté d’une plasticité qui lui permet d’absorber une déformation qui l’amène à se dépasser comme stéréotype.
À quoi sert le stéréotype dans la BD franco-belge ?
2On voit volontiers le stéréotype comme une réduction abusive, voire malsaine, en effet, lorsque, par exemple, il verse dans une approche tendanciellement raciste de l’autre [4]. Mais c’est peut-être là aussi une vision quelque peu stéréotypée du stéréotype. La bande dessinée nous montre ainsi que le stéréotype peut également permettre de proposer une sorte de pré-modélisation des situations sociales qui sont mises en scène par le récit. Suivons quelques exemples.
3Lorsque Franquin crée le comte de Champignac, il invente un type de savant qui possède à la fois (et pour emprunter aux catégories de Bourdieu) un capital culturel et social (son titre de noblesse), un capital économique non négligeable (un château et les moyens de mener ses expériences, apparemment sans travailler par ailleurs, selon un mode de vie qui relève de la « noblesse »), ainsi qu’un capital symbolique puisqu’il est un savant qui sait produire des inventions (à l’instar du Métomol) ou transformer et utiliser, mais à bon escient, des éléments naturels (tels que les champignons). Cette vision du savant ne ressemble en rien à la figure du scientifique du xxe siècle, inévitablement enrôlé dans des institutions lourdes, publiques ou privées (les centres de recherche ou l’université), mais à celle du savant du xixe siècle (Allamel-Raffin et Gangloff, 2007), qui devait en effet assurer souvent le financement de ses travaux, ce qu’il avait plus de chance de pouvoir réaliser s’il était issu d’un milieu aisé dans lequel, comme on dit, on n’avait pas besoin de « gagner sa vie » et qui préférait l’étude, noblesse de l’esprit, au travail, toujours connoté négativement.
4La figure ainsi dessinée est une sorte de marionnette simplifiée des grandes caractéristiques d’une certaine conception, plutôt archaïque, du savant. Elle fonctionne comme une pré-modélisation, pour dire un en deçà d’une modélisation qui aurait une vocation « scientifique », d’un type social, d’un stéréotype donc, auquel le récit va offrir la possibilité d’exprimer son potentiel. Ainsi peut-on découvrir que le château est étrangement calme, mais parsemé de champignons et d’une flore gigantesque… ce qui amène à s’interroger : Y aurait-il un sorcier à Champignac [5] ? À moins que, face à un Zorglub qui dépasse manifestement les bornes, le savant ne déchaîne ses micro-champignons à l’action singulièrement dévastatrice [6] ? Soit, encore, que le comte, magnanime, se réconcilie avec le même Zorglub [7], censé pourtant incarner le mal sous la forme d’une science au service d’un désir de pouvoir de type manifestement dictatorial ?
5Le stéréotype n’est en rien ici un carcan limité qui définirait de manière restrictive les possibles qu’il est susceptible d’animer dans le cadre du récit. Tout au contraire il s’offre comme un potentiel réducteur, simplifié, sans être simpliste néanmoins, mais qui permet également l’expression de facettes qui l’ouvrent, sans le perdre pour autant. Bref, nous avons affaire ici à un stéréotype qui n’est pas complètement figé (la figure du comte comme ses inventions évolue dans le temps, sous l’égide de Franquin et, bien évidemment, sous le dessin et les scénarios des auteurs qui le suivent). Autrement dit, ici, le stéréotype fixe des traits que la mise en récit décline, actualise ou même crée : car le comte se fâche, ce que l’on n’aurait peut-être pas cru de lui au premier abord par exemple, voire devient franchement violent lorsqu’il expulse manu militari – aidé en cela par un produit dopant de son cru – un Zorglub qui ne s’y attendait pas (pas plus que le lecteur d’ailleurs) [8]. Figure du bien, le comte de Champignac ne renvoie pas à une psychologie, mais à une posture morale qui se donne pleinement à voir dans l’action, dans la manière dont l’action travaille les situations, les courbant vers une fin qui, toujours, fait triompher le bien.
6Obélix est également un stéréotype marqué, celui du « gros » qui, lui-même, souligne qu’il est « bas de poitrine », doté d’une force surhumaine, mais qui est en fait très gentil, voire un peu benêt pense-t-on au début. Les aventures des deux Gaulois, comme l’a montré N. Rouvière (2006), vont souligner, par les situations qu’elles engendrent, qu’Obélix sait s’adapter et faire montre de qualités que l’on ne soupçonnait pas forcément a priori : celui qui bouscule et frappe volontiers les Romains s’avère être en définitive un grand timide avec les femmes ; celui que l’on pouvait prendre pour un imbécile et un suiveur sait également devenir un quasi-chef d’entreprise qui parvient – sur les conseils du manipulateur Saugrenus, il est vrai – à épouser le fonctionnement de l’économie de marché et sait utiliser ses menhirs pour réussir, comme on dit. Les dérives, dans Astérix, ne sont là que pour que les deux héros les redressent ou les contrent et que reviennent au minimum le bon sens (dans Le Devin [9]) et la morale – celle de la communauté gauloise, soudée malgré tout par le banquet commun. Morale politique de l’être ensemble qui, même menacé (dans Le domaine des dieux [10]), sait retrouver son assiette, ses points de repère et sa vision du monde.
7Benoît Brisefer est un petit garçon apparemment « normal », c’est-à-dire qu’il ne sort de l’ordinaire d’un enfant de son âge de l’époque où il a été créé que par son béret peut-être – et encore ce couvre-chef, s’il est devenu exotique pour un garçonnet de nos jours, l’était beaucoup moins en ce temps-là – et sa cape – qui rappelle étrangement celle des superhéros américains, alors que Benoît, s’il est largement postérieur à Superman ou Batman, est légèrement antérieur aux héros de chez Marvel créés par Stan Lee et Jack Kirby [11]. Cela dit, Benoît n’est pas du tout un petit garçon comme les autres car il est incomparablement plus fort. Il brise, au sens propre, les fers, sauf lorsqu’il est enrhumé. Simplicité du personnage réduit au stéréotype d’un petit boy-scout, qui fait le bien mais qui peut le faire d’autant plus qu’il est très fort et qu’il peut donc combattre des ennemis adultes et les vaincre. Benoît n’est en rien une psychologie en acte, mais une morale en action qui se révèle dans l’action et les situations mises en scène par le scénario (à l’instar de ce qui arrive dans Les taxis rouges [12]).
Un stéréotype de sortie du stéréotype ?
8Nous venons de voir que le stéréotype dans la BD franco-belge n’est en rien fermé. C’est à la fois vraiment un stéréotype, qui trace par quelques éléments clés une figure clairement identifiable, c’est-à-dire sans incertitude. Elle guide ainsi le jeune lecteur auquel elle s’adresse de manière privilégiée [13]. Mais elle ne le verrouille pas dans un schéma qui serait définitivement arrêté pour autant : il existe ainsi une marge de manœuvre qui est mise en œuvre et révélée par la dynamique narrative. Car c’est elle qui propose ces situations dans lesquelles le héros peut manifester ses qualités. Ses actes vont l’amener à se comporter en suivant une conduite qui est la mise en œuvre pratique d’une axiologie qui se révèle dans sa mise en situation et qui, donc, s’incarne à travers elle. Ses qualités renvoient ainsi à la fois à un noyau dur, central (que le jeune lecteur découvre en se familiarisant avec « son héros » et qu’il est heureux de retrouver d’ailleurs de numéro de revue en numéro ou d’album en album) mais également à une périphérie qui autorise une adaptation, une évolution – toujours relative, il va sans dire – et qui ne doit jamais basculer vers une figure indécise, ambiguë ou dans le mal. Cette marge de manœuvre est construite par les auteurs en partie contre un système, « marketing », qui privilégierait volontiers le seul noyau dur, au détriment des variations : des figures morales pures en quelque sorte qui ne seraient qu’une cohérence forte de qualités. Les auteurs ont dû et ont su lutter contre cette tendance en introduisant un halo de flottement autour du noyau dur. Convoquons à nouveau quelques exemples.
9Spirou et Fantasio n’hésitent pas à faire le coup de poing contre des douaniers [14]. Or, les douaniers sont aussi des représentants de l’ordre, comme le dit très bien l’expression – c’est-à-dire de l’ordre établi. Se battre avec eux, quand bien même il y aura réconciliation, est un geste pour le moins subversif, qui n’est pas forcément inhérent au stéréotype a priori de Spirou. Certes, en langage populaire de Bruxelles, un Spirou, sans être apparemment un voyou, est quand même un petit gars qui traîne quelque peu dans les rues, un peu mariole et malin. Cela dit, Spirou porte à ses débuts un uniforme, qui le renvoie à un statut dans une entreprise : celui d’un groom qui est censé respecter une certaine morale relationnelle dans l’exercice de son métier. Ce qui n’empêche cependant pas le Spirou de Franquin de pratiquer la boxe [15] ; mais la boxe exige que l’on respecte certaines règles, dans un espace délimité. En dehors du ring cette compétence n’est censée être convoquée que de manière mesurée, pour ne pas donner le mauvais exemple, et contre un quelconque méchant. Or ici, il s’agit de se confronter aux forces de l’ordre. Ce qui signifie une sorte de déformation narrative du stéréotype, qui certes revient par l’acte de réconciliation [16] à sa forme initiale, mais qui néanmoins se traduit par une subversion qui n’est pas marginale. En effet, cet acte constitue une violation du respect de la confiscation de la violence légitime par les représentants de l’état (Max Weber). Il conteste de fait ce monopole et, pendant la bagarre, crée un plan d’équivalence entre nos deux héros et les douaniers. Suspension en quelque sorte de la loi commune, accessible aux seuls héros ; suspension confirmée par la procédure de la réconciliation, quand bien même celle-ci fait suite à une nuit passée en prison. Ici, donc le stéréotype, dans la déformation qu’il subit, glisse d’une certaine manière en dehors du stéréotype.
10Toujours chez Franquin, Gaston mène une véritable guérilla urbaine contre l’agent Longtarin, un autre représentant de l’ordre. Ordre bafoué par le travail de sape de Gaston, qui n’hésite pas à ridiculiser l’agent de police et même la police de manière plus globale [17]. Certes, Gaston ne gagne pas à tous les coups [18], mais le fait même qu’il engage cette guérilla est symptomatique d’un comportement qui, du stéréotype du fainéant invétéré, le transforme, c’est-à-dire le déforme, en un résistant à l’arbitraire du travail de surveillance des parcmètres de Longtarin. Gaston dont Franquin lui-même avouait qu’à ses débuts il le voyait comme un « con [19] », se transforme en un adversaire malin et rusé de l’agent de police ; un adversaire dont les stratégies subtiles ne manquent aucune occasion pour le tourner en dérision ou le provoquer. Là encore nous voyons que le stéréotype n’est pas figé, qu’il évolue, se déforme et se transforme au gré des sollicitations narratives des situations mises en scène par les gags.
11Les Gaulois, dans Astérix, représentent de fait les ultimes résistants à l’emprise romaine [20] ; ils sont censés porter les valeurs de fierté et de courage qui sous-tendent leur acte de résistance ; cependant, ces Gaulois résistent d’abord parce qu’ils ont les moyens de leur résistance, ou plutôt un moyen efficace : la potion magique. Or, celle-ci, d’une certaine manière, n’est guère fair-play, car elle peut être assimilée à de la tricherie (en tant que produit dopant, dans Astérix aux jeux Olympiques [21]). Certes, elle peut également être vue comme une sorte d’arme de dissuasion du faible au fort (Robert, 2018a), qui permet de rétablir l’équilibre entre des forces par ailleurs disproportionnées. Mais même en ce cas, elle reste décalée, exorbitante à la mobilisation de forces normales, celles que l’on convoque pour mener une guerre classique à l’époque. On peut y voir une entorse à la morale guerrière qui voudrait que l’on se batte à armes égales ou presque, sans dissymétrie par trop prononcée, qui ne permet plus de mettre en valeur les valeurs de courage et d’efficacité du soldat. En ce sens, cette potion magique déplace quelque peu la limite de la norme morale et le stéréotype qu’elle emporte : le succès même d’Astérix montre que cette potion magique n’a jamais été remise en cause, ni dénoncée comme inique. Plasticité du stéréotype, dont joue la bande dessinée.
12Même un Tintin, figure presque idéale-typique du boy-scout, combat régulièrement des dictateurs [22], ce qui est à la fois cohérent avec cette figure du boy-scout redresseur de torts luttant contre les forces du mal et, en même temps, lui faisant subir une distorsion puisque Tintin en vient à s’attaquer à ce qui, dans le pays en question, est le gouvernement en place, quand bien même il a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État ou d’une « révolution ». Un Tintin qui, donc, contre l’image volontiers réactionnaire qu’on fait de lui, ne joue pas forcément l’ordre établi, bien au contraire. Subversion par déformation du stéréotype. Déformation, car là aussi il ne le renie pas, mais en déplace le point d’application, ce qui vaut subversion.
Une laïcisation et une subversion du stéréotype moral ?
13La connotation morale du stéréotype va connaître un glissement progressif dont nous allons, à grandes enjambées, essayer de retracer les différentes étapes. Tintin, comme Spirou, naît dans un milieu largement marqué par le catholicisme. Un catholicisme plutôt dur au tout début, dans le sillage de celui de l’abbé Wallez, qui offre à Hergé la possibilité de développer le personnage de Tintin. Un catholicisme qui survivra dans le Journal de Tintin en termes de valeurs morales édifiantes, sans relever d’un catholicisme militant pour autant. Tintin, par ailleurs, va, peut-être plus rapidement qu’on le dit parfois, glisser d’un état d’esprit empreint des valeurs de la logique coloniale (en entérinant, sans distance critique, ce type de monde) dans laquelle baigne la Belgique de l’époque (années 1920) et qui préside largement au scénario comme à la mise en image de Tintin au Congo [23], à une vision singulièrement plus anthropologique du monde, dans lequel l’autre ne relève plus seulement d’un stéréotype que nous qualifions aujourd’hui de raciste, mais prend vie dans une culture particulière dont il s’agit de découvrir et d’apprécier, dans leurs différences mêmes, les singularités. Ainsi le Lotus bleu [24] – qui doit beaucoup, on le sait, à la rencontre avec Chang – est-il un moment d’exploration de la Chine, indubitablement positive (les méchants sont alors les Japonais) dont le stéréotype là aussi est travaillé bien au-delà de la couleur locale incarnée par les Dupondt. On peut même considérer qu’à partir de cet album, le stéréotype stéréotypé de l’Autre est pris en charge par les Dupondt sous la forme d’un déguisement qui trahit le regard folklorique qu’ils jettent sur l’autre. Ce qui permet à Tintin d’assumer la logique de l’exploration culturelle (mais aussi politique et économique), et l’amène à déformer son stéréotype de base dans le sens d’une rencontre non asymétrique de l’autre (quand bien même, incluse dans une aventure de 62 pages, elle ne peut être que relativement superficielle). Ce double glissement vaut, me semble-t-il, comme une figure de la laïcisation du stéréotype moral.
14Le Journal Spirou est une publication des éditions Dupuis. Des éditions marquées par le catholicisme revendiqué de son fondateur (Lesage, 2018). Cette empreinte est ainsi assumée par un Jijé qui réalise un Don Bosco, qui n’est rien d’autre qu’une hagiographie d’un homme d’Église. Un livre qui se vendra très bien (Ibid.). Les Belles histoires de l’oncle Paul vont dans le même sens, de même que la Patrouille des castors de Mitacq. La ligne directrice du journal, son modèle idéologique et éditorial, sont donc clairs. Cela n’empêchera pas le fils de Jean Dupuis, Charles, d’accepter qu’il se courbe dans le sens d’une laïcisation progressive au fil des années. Franquin est l’un de ceux qui vont y contribuer (avec Yvan Delporte) car l’admiration que Charles lui voue l’incite à l’indulgence. C’est aussi pourquoi Spirou va volontiers combattre l’ordre établi, notamment lorsqu’il est incarné par une dictature en Amérique du Sud [25]. N’oublions pas que, dans l’après-Seconde Guerre mondiale (et plus encore avant), l’Église catholique soutient volontiers les régimes autoritaires de l’Amérique latine. Ce qui peut donc nous sembler n’être en définitive qu’une sorte de bon sens politique démocratique allait en fait beaucoup plus loin. Car une obédience véritablement catholique aurait pu tout aussi bien éviter de mettre en cause leur légitimité, même à travers la fiction. Cette courbure qu’introduit Franquin et que tolère Dupuis va dans le sens d’une laïcisation de la posture morale, qui glisse alors d’une morale d’abord catholique à une morale politique et démocratique.
15On oppose volontiers la science à la religion. Franquin va savoir mettre en scène la science, non directement contre la religion, mais dans une tension interne qui, de fait, ne laisse plus de place à la religion. Car il en va de la bonne science – celle du comte de Champignac – et de la mauvaise – celle de Zorglub. Celle du comte permet de faire parfois d’une pierre deux coups : ainsi ce Métomol, qui ramollit les métaux comme son nom l’indique, en vient-il non seulement à bafouer les forces de l’ordre à Champignac, mais aussi à ridiculiser les forces de l’armée palombienne – qui fondent littéralement – que Zantafio voulait envoyer en guerre dans sa folie de conquête et de pouvoir [26]. Celle de Zorglub, toute concentrée dans la zorglonde d’ailleurs, incarnée par une technologie logistique de conquête (zorgléoptère, etc.) ou de manipulation des esprits (dispositif qui produit les zorglhommes lobotomisés) ne vise qu’à prendre le pouvoir dans une perspective dictatoriale d’emprise totale sur le monde et ce, à son seul bénéfice. Connotation morale de la technoscience, avec les champignons, certes manipulés mais pour la bonne cause, et celle des machines, qui ne mène qu’au contrôle et à la domination. Paradoxalement, l’une, plutôt réactionnaire d’une certaine manière et l’autre, les pieds dans son époque. Dans les deux cas, une science qui, malgré la tension qui l’habite – et souvent violemment –, renvoie à une laïcisation des questions de pouvoir-faire et de manipulation, qui ne dépendent pas de Dieu, de ses miracles ou de ceux de ses saints, ni d’une foi qui serait susceptible de soulever des montagnes, mais bien plutôt des procédés et procédures, concrets et pratiques, de la science.
16Cette laïcisation de la bande dessinée franco-belge [27] trouvera son point de maturité avec les années 1970 avec des auteurs forgés au moule du magazine Pilote notamment, dans une logique post-Mai 68, qui en viendront à promouvoir la libération des mœurs et des carcans politiques. On peut alors parler de sexe, montrer des corps nus et des scènes érotiques. Cette BD-là, celle de Fluide Glacial et plus encore celle de l’Écho des savanes, donne non seulement à voir des formes de sexualité, mais opère un virage très à gauche en termes politiques et devient très critique – dans la lignée de Hara Kiri ou de Charlie Hebdo – avec le pouvoir en place qui, il est vrai, est de droite jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 (qui, elle-même, apportera nombre de désillusions qu’ils ne manqueront pas de souligner). La politique dans la BD franco-belge classique restait un infrapolitique, à l’instar de la critique politique que manipule volontiers Franquin, nous l’avons vu. Infrapolitique, car si elle pouvait exister de facto, elle ne pouvait en aucune manière se revendiquer comme telle (Robert, 2018a ; 2018b). Or, dans les années 1970, la politique devient l’une des matières premières de la BD, que ce soit dans la BD d’humour, nous l’avons vu, ou dans la BD de science-fiction telle que la pratiquent aussi bien un Druillet avec Lone Sloane, qu’un Christin avec Valérian ou, plus encore, avec Partie de chasse [28]. Ici la laïcisation de la morale en morale politique va même jusqu’à sa mise en cause en tant que morale, car un Lone Sloane (et à sa manière un Corto Maltese) est des plus ambigus : il n’est pas le bien en acte, ni le mal, mais un homme qui, selon ses intérêts, navigue entre les deux, parfois en eau trouble, quoiqu’il se révèle quand même, au final toujours farouchement opposé à toutes les formes fascisantes de pouvoir. De nos jours, la BD politique survit ou plutôt reprend vie, dans les reportages d’une revue comme La Revue dessinée qui, là encore, participe de ce mouvement de laïcisation et de subversion du stéréotype moral.
17Il n’est pas sûr que la BD puisse échapper au stéréotype. D’une part parce qu’il existe encore et même massivement une BD marketing pour laquelle le stéréotype est fondamental et s’est même peut-être durci. C’est aussi elle qui fait de gros chiffres de vente sur le marché global de la BD. Certes, la BD actuelle plus intellectualisée est à la recherche de formes que l’on pourrait supposer a priori plus libres. Mais il semblerait que, même en ce cas, le stéréotype reste nécessaire au mode de fonctionnement narratif de la BD et qu’il ne s’efface pas : il se transforme. Pour ne prendre que deux exemples de la BD humoristique, si les Bidochon n’ont pas grand-chose à voir avec Boule et Bill, ils restent un stéréotype du Français moyen (et participent à sa construction sociale) – certes, un stéréotype au carré en quelque sorte, mais un stéréotype quand même ; il se renverse même, avec Sœur-Marie-Thérèse-des-Batignolles, qui reste effectivement une sœur, quand bien même elle jure, boit et fait le coup de poing. Peut-être enfin – mais nous ne pourrons ici qu’esquisser une question et non une réponse – en vient-il à verser aujourd’hui dans le quelque peu paradoxal stéréotype « psychologique » des récits de soi que pratique volontiers cette infime partie de la population mondiale qui a les moyens de se pencher avec un tel luxe de détail – et le temps pour le faire – sur sa propre personne ?
Notes
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[1]
Un stéréotype qui, tout en s’en inspirant pour partie, n’est pas celui de la caricature, qui est plus une fin en soi, alors que le stéréotype de la BD est au service d’un récit. Le stéréotype est présent dès la naissance de la bande dessinée : Rodolphe Töpffer lui-même prétendait « créer des types artificiellement, indépendamment de toute tradition de toute conception antérieure ». Il ajoutait que « l’essai vaut au moins d’être tenté, car là réside un grand moyen d’action sur les esprits, moyen d’autant plus efficace qu’il soulage l’intelligence et l’attention du spectateur tout en lui permettant de saisir une idée plus compliquée et plus étendue » (Groensteen et Peeters, 1994, p. 102).
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[2]
Ou, tout à l’inverse, le méchant comme « homme de mal » (comme on le dit d’un homme de bien) aux valeurs négatives (il confisque la technique, le pouvoir, lobotomise ou manipule les hommes, etc.).
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[3]
En ce sens, cet article ne s’interroge pas sur les types de stéréotypes que l’on peut rencontrer dans la BD franco-belge (sur l’autre, les femmes, telle ou telle profession ou activité, etc.), quand bien même nous y ferons référence, mais bien sur le rôle du stéréotype dans le récit.
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[4]
Cf. par exemple Cras, 2017.
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[5]
Titre du deuxième album de la série inaugurée par Jijé et Franquin.
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[6]
Cf. Z comme Zorglub, in Spirou et Fantasio, l’intégrale (Paris, Dupuis, 2013, p. 954).
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[7]
Ibid., p. 972.
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[8]
Ibid., p. 928.
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[9]
R. Goscinny et A. Uderzo, Le Devin, Paris, Dargaud, 1972.
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[10]
R. Goscinny et A. Uderzo, Le Domaine des dieux, Paris, Dargaud, 1971.
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[11]
Benoit Brisefer est né en 1960 (n° 1183 du Journal de Spirou) alors que les 4 Fantastiques apparaissent pour la première fois en novembre 1961.
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[12]
Premier album de la série : Peyo, Les taxis rouges, Paris, Dupuis, 1962.
-
[13]
En ce sens, le stéréotype renvoie à une économie narrative : on n’a pas besoin de présenter longuement les personnages, leurs types parlent pour eux. Ils engendrent également des attendus du jeune lecteur, que les auteurs vont à la fois respecter et subvertir, comme nous allons le voir.
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[14]
Dans Les voleurs du marsupilami, in Spirou et Fantasio, l’intégrale (Paris, Dupuis, 2013, p. 292-294).
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[15]
Cf. Spirou sur le ring, in Spirou et Fantasio, l’intégrale (Paris, Dupuis, 2013, p. 22-42).
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[16]
Ibid., p. 295, au bistrot le lendemain, après, il est vrai, une nuit passée en prison où Spirou regrette néanmoins (p. 294) qu’ils se soient « conduits comme des chiffonniers ».
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[17]
Cf. Franquin, L’Intégrale de Gaston, Paris, Dupuis 2015 ; quelques exemples, p. 546 ; p. 547, p. 579, p. 629, p. 646, p. 683, p. 716, p. 726, p. 754, p. 755, etc. ; pour la police, au-delà de Longtarin, cf. par exemple p. 718 et p. 739.
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[18]
Ibid., p. 632.
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[19]
Cf. l’entretien de Franquin avec Numa Sadoul de 1985, repris dans les Inrocks 2, dossier « Franquin, un trait de génie », 2012, p. 16.
-
[20]
Rouvière parle, à propos de la série Astérix, d’une « parodie des stéréotypes français » : les auteurs ne cachent pas le stéréotype, mais, tout au contraire, l’affichent, en jouent et ainsi le déjouent.
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[21]
R. Goscinny et A. Uderzo, Astérix aux jeux Olympiques, Paris, Dargaud, 1968.
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[22]
Plutôt sud-américains (cf. L’oreille cassée ou, plus tard, Tintin et les Picaros), ce qui, à l’époque, n’est pas seulement un stéréotype.
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[23]
Hergé, Tintin au Congo, Paris, Casterman, 1931.
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[24]
Hergé, Le Lotus bleu, Paris, Casterman, 1936.
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[25]
Sur les stéréotypes relatifs à l’Amérique du Sud dans la bande dessinée franco-belge, cf. Gilard, 1992.
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[26]
Cf. Le dictateur et le champignon, in Spirou et Fantasio, l’intégrale (Paris, Dupuis, 2013, p. 396-404 et 447-449).
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[27]
Laïcisation qui était déjà à l’œuvre au travers de la presse d’obédience communiste à l’instar de Vaillant, qui deviendra le Journal de Pif puis, sur un mode plus marketing, Pif gadget à la fin des années 1960.
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[28]
P. Christin et E. Bilal, Partie de chasse, Paris, Dargaud, 1983.