CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Gérard BOUCHARD, L’Europe en quête d’Européens. Pour un nouveau rapport entre Bruxelles et les nations, Bruxelles, Peter Lang, 2017, 224 p.

1Un Canadien qui écrit sur l’Europe, voilà une bonne idée d’approche impartiale, extérieure, neutre, dirait-on à la lecture ce nouvel ouvrage de Gérard Bouchard. Mais méfions-nous, car cet auteur est tout sauf extérieur à l’Europe. Il a sillonné des colloques et conférences, a parcouru de nombreux textes sur l’Europe, a discuté avec nombre de chercheurs pour comprendre leurs approches. C’est peut-être le chercheur qui mesure le mieux le panorama des écrits scientifiques sur le Vieux Continent. Extérieur donc, seulement si l’on croit à la géographie des cartes. Neutre et impartial ? Peut-on l’être quand on écrit sur l’Europe ? L’Europe unie est un manifeste, et écrire à son sujet ne peut être qu’un acte engagé, surtout en ces moments dits de crise ou de prise de conscience. Mais décomplexé, oui. La lecture de cet ouvrage est comme un signal : assez de bavardages scientistes, disons les choses telles qu’elles sont, n’ayons pas peur des mots, pointons les problèmes et, chose assez rare dans les sciences humaines et sociales de nos jours, proposons des solutions.

2Gérard Bouchard propose une thèse, presque un programme en trois points pour réparer « la santé de l’Union » : « a) renouveler et renforcer son fondement symbolique pour en faire une source de solidarité ; b) réduire la vieille tension entre Bruxelles et les nations (ou “les peuples”) ; et c) affaiblir les assises sur lesquelles prospèrent actuellement les nationalismes de droite (ou d’extrême droite) et autres courants anti-Union » (p. 13). L’auteur écrit depuis longtemps sur l’Europe, mais renouvelle ici les raisons de son investissement sur ce terrain. Il s’agit presque de motifs évidents et généraux aux chercheurs du sujet, mais qu’il faut sans cesse rappeler, comme la revue Hermès l’a fait pour le numéro 77 sur « Les incommunications européennes ». L’union de l’Europe est un « phénomène exceptionnel » dans l’histoire, une tentative d’atteindre la paix à la suite d’une guerre des plus meurtrières et surprenantes, la volonté de créer du lien là où tout semblait opposer.

3L’auteur de l’ouvrage est historien et sociologue. Il ne parlera pas des défaillances procédurales du projet politique, mais essayera d’aller au-delà de la surface des choses pour toucher « le fondement symbolique », l’imaginaire, les mythes. À ce moment de la lecture de l’ouvrage, il n’est pas inutile de faire un détour par Raison et déraison du mythe. Au cœur des imaginaires collectifs (Montréal, Boréal, 2014) pour avoir un aperçu de la complexité de la théorie sur laquelle G. Bouchard s’appuie. Appliqué au cas européen, cet ensemble théorique aboutit à une conclusion sans appel : l’Europe s’est bâtie loin des Européens. L’Union européenne ne se fonde pas sur un imaginaire commun, sur des mythes communs, sur une identité européenne commune. Elle se développe aussi loin des nations, qui seraient bannies de la construction européenne car introduisant trop d’émotions, trop de vécu non partagé par l’ensemble des habitants du continent, trop de différends et de raisons de désaccords, finalement. Mais sans ces éléments, affirme l’auteur, le projet ne peut pas durer longtemps.

4Comme un devoir du chercheur face à la société qu’il étudie, G. Bouchard part à la recherche de « l’invention d’une identité européenne » (chapitre 4) et à « la quête de mythes européens » (chapitre 5). Trois éléments seraient à ne pas occulter lors de la création des nouveaux mythes européens : ne pas oublier les nations, les ancrer dans le passé européen et, comme lié aux précédents, ne pas s’éloigner des émotions. Ceci pour faire opposition à la construction rationaliste de Bruxelles, qui oublie « la part du rêve, des croyances, des idéaux » (p. 150). Un programme « à la carte » d’européanisation des mythes nationaux est ainsi envisagé, dans une « logique de co-intégration » (p. 155). G. Bouchard prévoit même des procédés : le recyclage des mythes nationaux existants (comme les droits de l’homme revêtus en droits des citoyens européens), la refondation, par exemple par des commémorations, et la mise en levier, quand un mythe national fort fera figure d’autorité, pour la construction d’une nouvelle mythologie européenne.

5Sur les 224 pages de l’ouvrage, 50 sont constituées d’une longue liste bibliographique. Presque un quart de l’ouvrage laisse la place à tous les ouvrages, articles, interventions en colloque, que Gérard Bouchard a assemblés presque comme un ethnographe sur le terrain lors de ses voyages en Europe, toute l’Europe, avec une curiosité égale pour les diverses sources et une humilité et une reconnaissance affichée envers ces références. C’est la toison d’or de l’auteur, une mine d’or inespérée pour nous autres chercheurs.

6Luciana Radut-Gaghi

7Université de Cergy-Pontoise

8Courriel : <luciana.radut-gaghi@u-cergy.fr>

Giorgio GRIZIOTTI, Neurocapitalisme. Pouvoirs numériques et multitudes, traduit de l’italien par Fausto Giudice, préface par Tiziana Terranova, Caen, C&F Éditions, 2018, 316 p.

9La lecture de Neurocapitalisme est passionnante et stimulante. Passionnante, car Giorgio Griziotti, explique de manière très précise, personnelle et originale l’évolution des outils informatiques et de leur appropriation, fondement technique (et social) d’une évolution particulière du capitalisme et, plus généralement, de nos sociétés. Stimulante, car cet ouvrage est aussi le témoignage d’un militant anticapitaliste qui nous invite à réfléchir sur notre actualité et notre avenir dans le cadre des modèles économiques actuels.

10Giorgio Griziotti, militant milanais à la fin des années 1970, mobilise pour le lecteur son expérience de trente ans comme ingénieur dans plusieurs multinationales, dans le domaine des communications et nous invite à partager ses analyses construites à la fois à partir de son expertise et de ses prises de position politique.

11L’auteur met en perspective les seuils technologiques avec les événements politiques et économiques sur une longue période, intégrant la montée de l’économie libérale, l’évolution de la planète financière, la transformation du travail ouvrier, les délocalisations-relocalisations, les implantations productives devenues possibles dans (presque) toutes les régions du monde avec les évolutions technologiques. Le capitalisme s’appuie de plus en plus sur le « cognitif », dans un contexte d’automatisation et d’organisation nouvelle des outils de production, sur la coordination des « intelligences », des aptitudes et des attitudes collectives, dans le but de créer la valeur, dans une configuration nouvelle et inédite.

12L’histoire des logiciels libres, en particulier, illustre de manière très efficace la démarche d’appropriation des savoirs communs par le capitalisme. La partie sur Unix et Linux, premier système d’exploitation libre, dépasse la simple illustration de la thèse défendue, et Giorgio Griziotti explique ensuite très clairement comment Apple et Steve Jobs ont réalisé une captation leur permettant d’engranger des résultats financiers énormes.

13L’articulation du travail humain avec la machine, dans le but de création de valeur, est, pour l’auteur, une caractéristique du capitalisme depuis les métiers à tisser à vapeur jusqu’à l’informatique, mais, désormais, s’inscrit dans un monde de communications, de mises en commun de savoirs et d’échanges.

14Ainsi, le capitalisme ne se contente plus de créer de la valeur à partir du travail, dans ses différentes formes, ou à partir de collaborations entre individus, mais de manière plus insidieuse à partir de la vie quotidienne, des actions et des choix de toutes les personnes en connexion plus ou moins permanente, via des objets connectés ou des smartphones qui permettent à quelques entreprises d’agréger, puis d’utiliser des masses de données inédites (le big data).

15Le neurocapitalisme est donc la phase actuelle du capitalisme qui exploite toutes les mises en réseaux et les connexions pour valoriser les données recueillies, de natures diverses (cf. Cardon, D., À quoi rêvent les algorithmes, Paris, Seuil, 2016), relatives aussi bien au fonctionnement biologique de chacun qu’aux choix individuels ou collectifs, évidemment déjà du domaine du passé dès que les données sont collectées, ce qui limite la possibilité d’évaluer les désirs, par exemple, autrement qu’à partir d’une analyse des passés et non pas en prenant en compte les « scénarios du futur » produits par chacun de nous dans le cadre du fonctionnement des mémoires individuelles (cf. Berthoz, A., La décision, Paris, Odile Jacob, 2003).

16Les corps, et en partie les esprits, sont bien en connexion avec des appareils mis en réseau, avec une médiation de plus en plus technologique, sans garantie d’intervention humaine. Les technologies actuelles ont des impacts nouveaux sur les individus, leur vie, leurs représentations et cet ouvrage participe pleinement à la réflexion sur les effets sur les subjectivités, en particulier, dans ce contexte de servitude ou asservissement volontaire. Il faut donc dépasser l’articulation historique machine/vivant en ce qui concerne le travail, mais aussi la vie quotidienne, la sphère du privé (voire de l’intime), la responsabilité de chacun relativement à la production de données, la conscience même et la définition de l’humain, ou du post-humain.

17Giorgio Griziotti ne s’inscrit ni dans une posture positiviste technocentrée ni dans la dénonciation ou le catastrophisme. Il ne s’agit pas non plus de mettre en perspective les éléments de progrès, voire de libération, induits par les nouvelles machines qui permettent à chacun de nous de consacrer du temps à des activités intellectuelles, avec les risques de contrôle des comportements de tous. La thèse principale de l’auteur est politique. Le capitalisme cognitif devient prédominant et invite à réagir, à chercher à y échapper, au moins en partie, pour que des activités collectives ou individuelles puissent conserver une autonomie politique.

18Alors, et c’est la dernière partie du livre, comment faire ? Le refus individuel est toujours possible et certains peuvent tenter un exil, de trouver une échappatoire vis-à-vis des algorithmes et des robots. Mais il ne s’agira alors pas d’une libération collective. L’auteur nous invite aussi à interroger l’organisation du travail salarié, à examiner les pratiques et les articulations. En particulier, comment les anciennes logiques s’articulent avec les nouvelles ?

19Il est indispensable de réfléchir à la « soumission réelle », à notre enchaînement (volontaire ?) à ce modèle économique. En conclusion, la lecture de ce livre finalement centré sur l’analyse du capitalisme cognitif invite à poursuivre la réflexion pour envisager un autre avenir que ce nouvel « avenir radieux ».

20Gilles Rouet

21Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

22Courriel : <gilles.rouet@gmail.com>.

Mariannig LE BECHEC, Dominique BOULLIER, Maxime CRÉPEL, Le Livre-échange. Vies du livre et pratiques des lecteurs, Caen, C&F éditions, 2018, 284 p.

23L’ouvrage de Marianne le Bechec, Dominique Boullier et Maxime Crépel s’attache à reconsidérer dans une perspective écologique les propriétés du livre dans un contexte de développement du numérique, à l’instar du Document à la lumière du numérique (2006) écrit par Roger T. Pédauque [1]. Sur les enquêtes qualitatives de sept années dans le milieu de la lecture et du livre soutenues par une cartographie du Web du livre [2] (2010-2012) et un questionnaire en ligne sur les pratiques de lecture et d’échange (2013) [3] qui nourrissent l’intention du livre, nous n’avons guère d’informations, ni sur les variables socioculturelles, ni sur les méthodologies choisies.

24Le texte offre quatre grandes parties intitulées « Vies ».

25La première porte sur la circulation du livre dont les médiations traditionnelles sont mises en regard de nouvelles, comme celles des blogueurs, des booktubeurs littéraires ainsi que des plateformes. Le book crossing, pratique de lecture peu analysée, y est expliqué dans les témoignages ainsi que les activités des clubs de lecture, ce qui constitue un des intérêts principaux de cette première partie. Dans la suite de celle-ci, la circulation du livre n’est plus envisagée du côté des initiatives du lecteur, mais des partenaires à l’autre bout de la chaîne tels les institutions des prix, les alertes, les médiations professionnelles, les réseaux de diffusion ainsi que les dispositifs d’accès au livre numérique. Pour les auteurs, « l’orientation dans l’accès au livre numérique reproduit la chaîne du livre imprimé ». Le profil d’un lecteur « captif immergé » montre que l’attention au livre numérique dépend des compétences techniques malgré une offre commerciale considérable. Les auteurs confirment des pratiques sociales qui orientent le lecteur vers le choix d’un livre comme la conversation avec le libraire ou le bibliothécaire, le marché du livre d’occasion, la recommandation manuelle ou numérique dans la fréquentation des blogs ou dans des réseaux sociolittéraires.

26La deuxième partie interroge la vie du livre après la lecture. Le livre d’occasion retrouve grâce à des plateformes telles Amazon ou des fédérations de librairies comme Chapitre.com une nouvelle vie. Certains des lecteurs interrogés prennent l’habitude de mettre en vente leurs livres sur eBay ou Priceminister sans que des recommandations y soient jointes.

27La parole du lecteur, plus largement son activité, occupe l’essentiel de la troisième partie, qu’elle soit le fruit d’une situation de communication interpersonnelle en présence ou sur les réseaux, plus particulièrement les blogs. Le livre numérique audio enrichi de dimensions multimédias à l’époque de l’enquête (2012) ne trouve pas vraiment son public ; ils restent coûteux à produire et dépendants des supports de lecture. La méthode dite de la boussole, issue des travaux de Dominique Boullier [4], inspirée par le carré sémiotique de Greimas, est proposée pour établir des comportements sociaux face au livre numérique et aux plateformes qui en développent l’accès et la vente. Quatre positions de lecteur sont distinguées : ceux qui optent pour le logiciel libre et la gratuité ; les pro GAFA critiques du modèle français ; les défenseurs de celui-ci ; et les captifs généralistes, ceux qui prennent le positif dans chacun de ces modèles.

28Dans la quatrième partie, c’est l’écriture du lecteur qui est prise en compte dans les annotations et les commentaires en faisant ressortir les spécificités du livre papier et du numérique. L’écriture collaborative et les communautés de goûts sont des notions qui caractérisent les usages de certains lecteurs. Pratique de la créativité et du social, le livre pour les auteurs est également comme nous le savons une expérience de l’intime.

29L’enjeu clivant de l’accès au livre numérique est une des conclusions principales. Le lecteur aime la rencontre avec un livre surprise que les algorithmes ne proposent pas au lecteur, « cette surprise de la rencontre avec un objet, un contenu et un autre lecteur ».

30Cet ouvrage n’apporte guère de nouveauté dans la problématique du numérique et de la lecture, mais nous fait entrer dans les activités et les comportements de lecteurs à l’égard du livre papier et numérique.

31Des théories telles que l’écologie de l’attention, des notions comme la sérendipité [5], les communautés [6], l’écriture collaborative ainsi que la question de l’évolution de la prescription littéraire [7] à partir des phénomènes de recommandation sont citées de façon assez réductrice, sans qu’elles apportent à l’analyse une profondeur supplémentaire. Depuis une dizaine d’années des chercheurs venus de disciplines différentes, et dont certains en interdisciplinarité, ont consacré leurs travaux sur les comportements de lecteurs, les nouvelles médiations numériques de la littérature et les changements de la prescription littéraire, et plus largement culturelle. Il est étonnant que dans cet ouvrage il n’en soit fait mention ni dans le texte ni dans la bibliographie. [8]

32Brigitte Chapelain

33Université Paris 13

34Laboratoire LCP/CNRS/Irisso

35Courriel : <brichap@club-internet.fr>

Notes

  • [1]
    R. T. Pédauque, Le Document à la lumière du numérique, Caen, C&F éditions, 2006.
  • [2]
    Projet Solen mené dans le cadre du Médialab de Sciences Po.
  • [3]
    Étude commandée par le Motif dans le cadre du Médialab de Sciences-Po.
  • [4]
    D. Boullier, « Déboussolés de tous les pays ! Une boussole écodémocrate pour rénover la gauche et l’écologie politique », Cosmopolitiques, 2003.
  • [5]
    Cf. l’ouvrage de S. Catellin paru au Seuil en 2014 : Sérendipité, du conte au concept
  • [6]
    H. le Crosnier (dir.), Culturenum, Caen, C&F éditions, 2013 ; H. Jenkins, M. Ito et D. Boyd, Culture participative, Caen, C&F éditions, 2017 ; B. Chapelain (dir.), Expressions et pratiques créatives numériques en réseaux, Paris, Hermann, 2015 ; O. Deseilligny et S. Ducas, L’auteur en réseaux, les réseaux de l’auteur, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2013.
  • [7]
    Parmi d’autres exemples : dossier « De la prescription : comment le livre vient au lecteur », (coord., S. Ducas et M. Pourchet), Communication & Langages, n° 179, mars 2014.
  • [8]
    Des études sur la lecture à partir d’enquêtes auraient pu être mentionnées. Parmi celles-ci : C. Lévy, Le roman d’une vie : les livres de chevet et leurs lecteurs, Paris, Hermann, 2015.
Coordination
Brigitte Chapelain
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/12/2018
https://doi.org/10.3917/herm.082.0256
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...