1Il y a un paradoxe apparent dans l’attitude de Romain Gary à l’égard de la diplomatie. Diplomate lui-même pendant dix-sept ans – dans un parcours qui le mena d’un poste de second secrétaire d’ambassade à celui de consul général –, il évoque une expérience plutôt positive : doublement enrichissante par la valorisation qu’elle lui a apportée et par le sentiment qu’il eut de participer de manière constructive à la politique et au renom de son pays. Or, en regard, les nombreuses figures de diplomates qui parcourent ses romans apparaissent au contraire vulnérables et incertaines, frappées d’obsessions, d’impuissance et d’inertie plus que dotées d’une capacité d’intervention active.
Le diplomate, un maître de l’intériorisation
2C’est peut-être précisément ce mixte du constructif et du fragile qui retient et fascine l’écrivain Gary en ce domaine : lieu privilégié de l’éloquence et de la mise en scène, des joutes et des parades, la diplomatie est – à côté de l’univers des saltimbanques – le théâtre qui répond à son goût pour toutes les stratégies de dissimulation qui lui permettent d’avancer masqué et de ne se sentir lié ou obligé par aucune face de soi. Ce que le jeu de ses pseudonymes et la supercherie Émile Ajar lui ont permis d’orchestrer sur la scène de l’institution littéraire se retrouve de manière récurrente dans son univers romanesque à travers ses personnages de diplomate – tel l’ambassadeur Hoppenot dont, au cours de l’entretien fictif qu’est La Nuit sera calme, Gary précise qu’il avait à défendre auprès des Nations unies une politique de colonisation à laquelle il ne « croyait pas du tout » et « était même farouchement opposé » :
[…] et on le savait si bien à Paris que je l’ai entendu traiter de « faux jeton » par un ministre des Affaires étrangères de passage…
4Cette intériorisation nécessaire, quasi professionnelle, du masque et de la dissimulation se traduit d’abord par un souci, poussé parfois jusqu’à l’obsessionnel, d’une médiatisation qui consiste à substituer à la réalité l’image qu’on peut ou doit en avoir. Plus que ce que l’on est ou ce que l’on pense, c’est l’image de ce que l’on est ou de ce que l’on pense qui est au centre des préoccupations diplomatiques, car c’est par elle, et elle seule, que l’on pourra maîtriser la signification à donner à cette réalité. Un exemple frappant en est offert à propos du personnage de Morel, le héros des Racines du ciel, défenseur des éléphants, dans la discussion qui se tient à son sujet entre le gouverneur et Schölscher (première partie, chap. 12). La révolte des Oulés, née de la frustration de jeunes guerriers empêchés de chasser l’éléphant et de manifester ainsi avec éclat la preuve de leur virilité, a d’abord été immédiatement interprétée par le gouvernement français et la presse parisienne comme le résultat d’une agitation nationaliste que Morel se plairait à attiser ; et on commençait à reprocher au gouverneur l’inertie dont il faisait preuve face à ces tentatives de sédition et cette complicité sournoise. Mais ce dernier explique à son interlocuteur que, en diplomate chevronné, il a été plutôt amené à combattre la représentation de Morel qu’avait le Quai d’Orsay. Il s’est efforcé d’en peindre une autre image afin de faire finalement admettre (« ils ont fini par changer d’avis ») que ce dernier, loin d’être un « agitateur professionnel » à la solde des Soviétiques, était simplement un homme, « une espèce de fou, de misanthrope qui s’est mis en tête de défendre ces éléphants contre les chasseurs » (Gary, 1956, p. 75). Stratégie de manipulation de et par l’image, pour laquelle, reconnaît-il, « nous avons été beaucoup aidés par la presse ». Le lecteur se trouve ainsi plongé dans un récit qui interroge plus qu’il ne raconte et qui s’avère moins centré sur la restitution du réel que sur les modalités de sa représentation. Dans un contexte historique marqué par la décolonisation, ce qui préoccupe d’abord les diplomates n’est pas tant les valeurs que véhicule le combat de Morel que la façon dont il est perçu et la résonance symbolique qu’il est susceptible d’avoir, ou que l’on est en mesure de lui donner.
5Un autre exemple est offert, sur un mode plus caricatural, au deuxième chapitre de L’Homme à la colombe (Gary, 1958), quand le secrétaire général des Nations unies réunit ses principaux collaborateurs pour décider des mesures à prendre contre un inconnu insaisissable (« un homme, un aventurier, peut-être un terroriste ») qui hanterait de nuit les couloirs du bâtiment. Le débat fait vite apparaître que les participants sont moins préoccupés par l’éventuelle présence de ce clandestin que par le fait que cela se sache et ternisse l’image de perfection abstraite, de machine sans faille que tente de se donner l’administration des Nations unies :
Le prestige des Nations unies en souffrirait. Une organisation comme la nôtre qui, il faut bien le dire, n’a encore résolu aucun des grands problèmes en vue desquels elle a été créée, n’a qu’une excuse, et c’est l’efficacité. […] Il faut que notre système d’air conditionné soit parfait, […] que notre service téléphonique fasse l’admiration du monde, […] que notre correspondance soit citée en exemple de perfection administrative atteinte dans le style, le papier et la présentation. […] reconnaître que nous ne sommes même pas capables de nous retrouver dans notre propre maison serait aller directement à l’encontre des objectifs que je viens de définir.
7Victimes autant qu’auteurs de cette assignation à l’image, attentifs avant tout aux jeux de la dissimulation et aux stratégies manipulatrices qu’elle implique, les diplomates de Romain Gary se découvrent vite impuissants à agir de quelque manière que ce soit sur la réalité politique, internationale, économique, culturelle ou même administrative qui est censée justifier leur existence et leur fonction. Impuissance cyniquement élevée en règle de comportement et en vocation par les collaborateurs du secrétaire général :
Eh bien, il n’y a qu’à l’y laisser. Après tout nous sommes une œuvre de longue haleine. Quel que soit son âge, c’est un problème qui se résoudra tout seul dans cinquante ans comme tant d’autres problèmes qui nous préoccupent ici. Votre bonhomme disparaîtra par la force des choses. Il est soumis aux lois de la nature. Pas nous. […] Si, sans résoudre de problèmes, nous arrivons tout simplement à leur survivre, au bout de cinquante ans on commencera à dire que les Nations unies ont accompli de grandes choses.
9La conclusion de la réunion coule alors de source :
– Alors, on fait comme d’habitude ?
– Cela me paraît évident.
– Pas de décision ?
– Pas de décision.
11À défaut de se confronter à la réalité du monde pour tenter de la changer, ces diplomates sont conduits à investir toute leur énergie dans le seul but d’agir sur les modalités de la perception qu’ils doivent donner de cette réalité… et d’eux-mêmes. De là l’accueil empressé, presque courtisan, qu’ils réservent aux journalistes, qui sont à leurs yeux d’excellents pourvoyeurs d’images. Il n’y a pas meilleur signe de cette perte de foi en l’action politique et en l’efficacité de la parole diplomatique, de cette soumission aux seuls canaux de la médiatisation, que le déplacement mis en scène dans le cinquième chapitre de L’Homme à la colombe : on y passe de la vaste et solennelle tribune où l’Assemblée générale est censée débattre et tenter de résoudre les problèmes du monde au mince couloir qui borde le petit bar réservé à la presse. Là se joue la véritable comédie diplomatique, qui consiste à agir sur l’image à défaut de risquer l’action. Au cynisme de cette soumission et de cette impuissance, Gary oppose l’ironie grinçante qui lui fait faire de ce lieu de rencontre tant convoité la métaphore d’un lieu de passe…
C’était là, dans ce couloir, que se jouait le sort de tous les orateurs à la tribune de l’Assemblée générale, car leurs efforts n’avaient d’autre but que de trouver quelques mentions de leurs discours à la première page des journaux. C’est dans cet espoir que les diplomates quêtaient jour et nuit les faveurs des reporters […]. On voyait donc des ambassadeurs qui faisaient discrètement le trottoir devant la porte, adressant des sourires engageants aux journalistes, ou qui prenaient, au contraire, des airs mystérieux et secrets, suggérant ainsi aux plus blasés qu’ils étaient en mesure de leur procurer des sensations inédites et rares, pour peu qu’on acceptât de les suivre.
« Sous une cloche de verre »
13Mais cette ignorance, à la fois subie et délibérée, de la réalité a une autre conséquence : le diplomate devient de ce fait un homme condamné à vivre en marge du monde, protégé par une « immunité » qui… l’immunise, précisément, c’est-à-dire le contraint à ne plus éprouver ni complaisance ni empathie pour ce tout qu’il voit ou entend du monde des humains :
Le métier de diplomate, par le privilège d’immunité qu’il confère, fait vivre en marge, sous une cloche de verre, et permet d’observer sans être touché. Le devoir d’analyser froidement pousse à voir les situations humaines sous un aspect théorique de « problème » et guère sous celui de « souffrance ».
15Si cette « cloche de verre » – Gary recourt à maintes reprises à cette expression – est censée le prémunir contre toute forme d’affect qui paralyserait sa nécessaire lucidité, elle le transforme aussi en spectateur privilégié et distant d’un monde en perdition, éprouvant, ainsi que le rappelle Alan Donahue dans Adieu Gary Cooper, une égale indifférence à tout ce et tous ceux qui l’entourent :
Vous savez très bien ce que c’est l’immunité. Vous êtes sous votre cloche de verre en train de regarder le niveau de sang monter autour de vous, et vous traversez de temps en temps le sang avec votre Cadillac pour faire une visite protocolaire […] ou remettre aux assassins une « note verbale »… Vous êtes de retour juste à temps pour la réception que vous donnez en l’honneur d’une délégation commerciale venue faire des affaires avec les bourreaux.
17Ce sentiment est partagé par sa fille Jess lorsqu’elle rappelle le sort réservé aux enfants de diplomate :
À force d’être extra-territorial, vous finissiez par vous sentir extra-terrestre. Il vous était interdit de vous identifier avec la souffrance du pays où vous vous trouviez, c’était contraire aux bons usages diplomatiques. Vous viviez dans une sorte d’apesanteur ; il était défendu de vous indigner, d’exprimer des opinions ; il fallait être poli avec la dernière canaille du jour qui s’était emparé du pouvoir, il fallait approuver le nationalisme comme « une étape indispensable »…
19Cette distanciation conduit bon gré mal gré le diplomate à s’accoutumer à l’inacceptable et à accepter l’autorité d’un tortionnaire qui se réfugie derrière « le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes » pour exploiter ou torturer les siens. Quand même l’idéal qui avait présidé à son entrée dans la voie diplomatique lui devient illusoire (ou dérisoire), comment ne serait-il pas prêt à se compromettre avec les pires bourreaux ? Or, Romain Gary est entré dans la carrière avec le même esprit et les mêmes raisons qui l’avaient fait s’engager dans les combats de la France libre. Fervent admirateur de De Gaulle, qui incarne à ses yeux l’idéal maintenu de la France et la force du refus, il en vient vite à découvrir et dénoncer dans ce très diplomatique devoir de réserve et d’abstention le risque oppressant d’un reniement de ses valeurs et un acte de lâcheté. C’est contre les Nations unies que ses critiques sont à cet égard les plus vives : lieu où la morale et la fraternité ne sont que pure illusion, et que l’auteur perçoit davantage comme un théâtre du reniement et de la compromission où se brisent tous les élans qui soutiennent son idéalisme. Dans Le Sens de ma vie, il rappelle ainsi :
Aux Nations unies, j’ai été pour la première fois confronté avec l’hypocrisie, le mensonge, la recherche des alibis et le contraste complet entre la réalité des problèmes tragiques du monde et les pseudo-solutions qu’on leur apporte.
21Dans cette assemblée où la compassion n’est qu’un artifice, on semble se satisfaire des statu quo et se fourvoyer dans une parole qui n’a plus aucun lien avec le réel ni aucune prise sur lui. L’écrivain est plus sévère encore dans La Nuit sera calme quand il rappelle à quel point son expérience à New York a été éprouvante et riche en désillusions :
J’ai souffert dans mon espoir et dans mon amitié pour les peuples pendant les trois années que j’ai passées aux Nations unies d’une manière que je n’aurais pas cru possible. Les Nations unies, c’est un endroit où on laisse tous les coups en continuant à parler de fraternité, de liberté, des droits sacrés des peuples à disposer d’eux-mêmes.
23Le jugement est sans appel : derrière l’affichage des intentions et le rappel des grands principes, la diplomatie – et les Nations unies en particulier – est le théâtre du mensonge et de l’hypocrisie : un lieu qui consacre le triomphe du cynisme et le hiatus irréversible entre la parole et les actes.
24Mais il y a plus. Si le diplomate se construit ainsi à travers des reniements successifs à ses idéaux, la « cloche de verre » qui le prémunit de toute forme d’affect finit aussi par le détruire intérieurement. À force d’étouffer ses propres émotions et de se préserver de toute atteinte de la réalité du monde, il finit par ne plus être en mesure d’affronter cette dernière, et apparaît souvent chez Gary comme un personnage vulnérable, tétanisé à l’idée des épreuves de réalité qu’il pourrait avoir à subir s’il n’y prenait pas garde. Dans Adieu Gary Cooper, le narrateur commente ainsi ce processus de contagion de l’insensibilité :
C’est quand même drôle, cette sacrée immunité diplomatique. Elle vous met si bien à l’abri de tout qu’elle finit par vous détruire intérieurement. La cloche de verre qui vous protège finit par vous détruire.
Un difficile art de l’équilibre
26La versatilité du jeu diplomatique, le devoir de réserve qu’il impose et les compromissions auxquelles il contraint chacun de ses membres ont donc un prix à payer : ils finissent par altérer le rapport que le diplomate entretient avec sa propre réalité. La duplicité érigée en art de vivre ne fragilise pas seulement le rapport au monde : elle nuit aussi à l’intégrité même de la personne et à une forme de cohérence intérieure qui, de l’aveu même de Gary, est mise à rude épreuve. Dans Le Sens de ma vie, il rappelle que sa mission de porte-parole de la délégation française à l’Organisation des Nations unies l’a conduit à défendre parfois des positions contradictoires ou à se plier aux revirements successifs du gouvernement français (notamment sur la question de l’armée européenne). Il confie qu’il « subissait une pression, un stress dont [il] n’avait pas conscience » et que « la tension nerveuse a été telle [qu’il s’est] aperçu au bout d’un moment [qu’il] ne tournait plus rond » (Gary, 2014, p. 67). Dans La Nuit sera calme, il se fait plus clair encore :
Vivre sous une cloche de verre provoque parfois des fêlures psychologiques brutales […]. Pendant combien de temps peux-tu faire preuve continuellement de souplesse, d’adaptabilité et aussi d’acceptation, en ce qui concerne les consignes que tu reçois, les opinions que tu es obligé d’exprimer, les rapports que tu es obligé d’avoir avec des gens qui te font parfois horreur… – et conserver en même temps un caractère intact, ton centre de gravité, des rapports solides avec toi-même, ne pas te laisser dépersonnaliser ? Je crois que le plus grand danger, au bout de vingt ans de métier, c’est la dépersonnalisation.
28L’exercice de la diplomatie ? Un art de l’équilibre et de la dissimulation qui fragilise l’esprit et le déporte trop loin de lui-même…
29C’est le cas, dans Adieu Gary Cooper, d’Alan, qui ne cesse de se dégrader au fil de ses nominations et finit par se réfugier dans l’alcoolisme pour pallier son amertume et sa désillusion : « Jim, citez-moi le nom d’un seul ambassadeur des États-Unis qui n’a pas un drinking problem. Ils boivent tous. Le métier n’est pas supportable sans ça. » (Gary, 1969, p. 105) Le même Alan évoque aussi l’histoire d’un de ses amis, Harbois, ancien ambassadeur de Suisse à Moscou, qui, pour faire face à cette épreuve de déréalisation conjointe du monde et de soi, « passe son temps à lire l’annuaire du téléphone pour essayer d’établir un contact avec la réalité et des gens réels » : c’est que, à ses yeux, l’annuaire est « un des plus beaux livres jamais écrits, bourré de vérité, plein de gens qui existent vraiment » (Ibid., p. 99). Le comble de la déréliction et du grotesque est atteint quand il en vient parfois à s’appeler lui-même au téléphone afin de s’assurer qu’il n’est pas devenu à son tour une simple illusion… D’où le constat grinçant et rempli d’amertume du diplomate :
Voilà. Vous voyez trop de réalité horrible autour de vous, sans qu’elle ait le droit de vous toucher, vous êtes en dehors de tout, sous votre cloche de verre, l’immunité diplomatique, et vous finissez par vous appeler au téléphone au milieu de la nuit pour vous assurer que vous avez encore une existence réelle, que vous êtes encore là. Je crois que je vais démissionner.
31Gary le fera en douceur, en sollicitant auprès de son ministre une mise en disponibilité un an après la fin de son mandat de consul général à Los Angeles, par désir de retrouver le temps et la disponibilité nécessaires à la poursuite de son œuvre (« Je désire, en effet, consacrer à mon œuvre littéraire plus de temps que ne me laissaient jusqu’à présent mes responsabilités et fonctions officielles »). Mais peut-être peut-on voir aussi dans le choix de cet éloignement la crainte du spectre de la dépersonnalisation qui a broyé ses personnages diplomates. Les chatoiements des apparences et les jeux de l’illusion n’ont pas fini de le fasciner, mais il préférera les exercer sur une autre scène – celle de ses romans – qui ne se construit pas sur l’ignorance au mieux, le mépris au pire, de l’humain. Ouvrant à une nouvelle vie, son départ sera sans amertume ; il ne reniera pas ses longues années dans la carrière, mais s’en éloignera aussi avec soulagement : « Je suis entré au Quai d’Orsay avec le sourire et j’en suis sorti en souriant. » (Gary, 1974, p. 194)
Note
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[1]
Le roman fut publié sous le pseudonyme de Fosco Sinibaldi – Gary faisant alors partie de la délégation française aux Nations unies.