1En 2017, l’élection de la nouvelle directrice générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco), Audrey Azoulay, est précédée dans la presse internationale par un ensemble de discours accusant l’organisation d’être politisée. Une rengaine récurrente qui n’est pas sans rappeler un ensemble d’événements et d’arguments avancés par différents États pour critiquer cette institution spécialisée de l’Organisation des Nations unies (ONU). En 1984, les États-Unis s’étaient servis de cet argument pour quitter l’organisation. Dans des contextes socio-politiques très différents, l’accusation de politisation témoigne d’une tension fondamentale pour l’Unesco : sa difficulté à intervenir sur la scène internationale eu égard à sa dimension intergouvernementale, sa difficulté à dépasser les logiques bilatérales dans un système se voulant avant tout multilatéral. Dans ces différents moments de la vie de l’organisation, se révèle l’importance des relations diplomatiques entre ses différents États membres. Des États qui se servent de l’organisation pour défendre leurs propres intérêts. Des États qui reproduisent leurs querelles diplomatiques au sein de l’Unesco, faisant de cette dernière une caisse de résonnance : l’élection d’Audrey Azoulay s’est réalisée sur fond de tensions entre le Qatar et l’Arabie saoudite – accompagnée de ses alliés. Et si depuis des années, l’élection d’un dirigeant issu du monde arabe semblait se dessiner, le contexte politique a transformé la candidature de la Française en une réponse : le candidat égyptien écarté face à Audrey Azoulay, l’élection se transforme en un référendum pour ou contre le Qatar (Crétois, 2017) [1].
2Cette influence des relations diplomatiques au sein de l’Unesco est pointée par Irina Bokova (2017) elle-même (directrice de l’organisation entre 2009 et 2017), dans un entretien publié dans la Revue des deux mondes.
Certains États affirment que le manque de confiance envers l’organisation vient de sa politisation. La candidate égyptienne au poste de directeur général, Moushira Khattab, a récemment affirmé que « l’Unesco paie un prix très lourd pour sa politisation ». Que répondez-vous à ces critiques ?
4À cette question posée par le journaliste Antoine Lagadec, faisant ici directement référence aux débats qui ont animé l’élection de sa successeuse, Irina Bokova répond par la positive :
Je partage son opinion. Oui, l’Unesco est politisée mais ce n’est pas tellement surprenant. Nous reflétons tout ce qu’il se passe dans le monde d’aujourd’hui. Un monde en mutation, marqué par des conflits, des extrémismes, et dans lequel la géopolitique évolue. Tout cela a un impact sur nous. Si l’Unesco est politisée aujourd’hui, c’est aussi parce que notre responsabilité, touche quelque chose de très important : les identités et l’Histoire. Certains pays utilisent l’Unesco pour leur propre intérêt…
6Considérant ainsi l’Unesco comme le reflet des enjeux politiques internationaux, l’interview met avant tout l’accent sur les missions de l’organisation, mettant ainsi de côté sa forme, ses enjeux socio-politiques et le poids des relations diplomatiques. De fait, elle met en valeur le statut unique de l’organisation, la dimension hautement symbolique de ses fondements : justifiant ainsi en même temps son caractère incontournable, parce que seule capable de s’emparer de telles questions. En venant illustrer le statut particulier de l’organisation, la réponse d’Irina Bokova met l’accent sur ses fondements intellectuels forts, sur sa mission foncièrement pacifiste : « construire la paix dans l’esprit des hommes ». Autant d’outils difficilement appréhendables et aux résultats quasi immesurables, dont l’évaluation pose des problèmes de métriques, mais aussi de choix de critères pertinents et consensuels.
7Dans ces circonstances, la tension entre politisation (comme argument formulé à l’encontre de l’organisation) et dépolitisation (comme processus inhérent à la rhétorique internationale de l’organisation) (Siroux, 2008) interroge le public quant à la portée de ses discours et actions. L’analyse particulière du site internet de l’Unesco, espace sémiotique contraint et délimité, permet alors de mieux comprendre la façon dont l’organisation entend contrôler son image : se situant au-delà des intérêts particuliers des États, elle poursuit un objectif plus noble, une téléologie pacifiste à laquelle sont asservis des objectifs « mineurs » plus sensibles de protection du patrimoine, de développement économique, de libre expression et de régimes de gouvernement.
8La dépolitisation des discours s’incarne quant à elle dans un ensemble de formes sémio-discursives notamment liées à la prégnance dans sa communication institutionnelle d’un discours fort sur son dispositif évaluatif (division dédiée avec le Service d’évaluation et d’audit, réponse de l’Unesco à l’Initiative pour la transparence et la responsabilité des Nations unies [UNTAI], présence d’outils d’évaluation dans les documents de stratégie [C/5, Programme et Budget], etc.). La mise en place d’un ensemble de processus évaluatifs permet de voir comment l’Unesco pragmatise ses missions, les transforme en actions dont il est possible de mesurer les résultats. Chacun de ses programmes fait ainsi l’objet, dans les documents de stratégie (C/5), de « résultats escomptés », eux-mêmes déclinés en « indicateurs de performances », voire en « indicateurs de référence [2] ». Autant d’éléments venant démontrer la dimension agissante de l’organisation, en même temps que sa capacité à réussir ou plutôt à faire aboutir ses grands projets. En venant pragmatiser ses missions humanistes, l’Unesco inscrit sa communication et ses actions dans un régime du visible et de l’action : d’un côté, elle se présente dans une représentation idéalisée du monde (paix, prospérité, liberté d’expression, dialogue interculturel, etc.) et de l’autre, elle vient démontrer son efficience. Ici, la quantification de missions hautement symboliques vient en sus neutraliser les discours de l’organisation : une problématique hautement politique se transformant en un objet à mesurer, en un nombre de pays à compter, etc. Le caractère problématique des missions de l’Unesco s’en trouve alors masqué, au profit de la monstration d’un résultat, d’un équilibre et finalement d’un neutre, au sens où l’entend Barthes (Barthes, 2002 [1978]) [3]. Ce neutre se manifeste ici par une dépolitisation des discours : des discours en surplomb, capables d’être intelligibles et appréciés par l’ensemble de la communauté internationale ; des discours pragmatisés, dans lesquels le pouvoir du chiffre permet à la fois de répondre à une injonction pragmatique et de visibilité. Le tout dans un contexte où les organisations internationales sont sommées de démontrer leur utilité en venant répondre au risque d’insignifiance pointé par Guillaume Devin et Marie-Claude Smouts (2011) dans un ouvrage consacré aux organisations internationales.
9Dans ce cadre bien particulier, l’accusation de politisation prend une dimension particulière : d’un côté, l’Unesco se voit reprocher ses actions, avec l’idée qu’elle prendrait parti pour un ou plusieurs de ses États membres ; de l’autre côté, son manque de résultats, ses discours foncièrement ancrés dans une rhétorique internationale pauvre du plus petit dénominateur commun, amènent ses détracteurs à critiquer une posture de surplomb et des missions peu concrètes. Cette situation de quasi-fragilité met l’organisation face à la prégnance de l’influence des relations diplomatiques entre ses différents États membres. Dans ce cadre, le risque pour l’organisation ne semble pas être l’incommunication entre ces derniers – situation pouvant amener le débat, la discussion au sein de l’organisation – mais l’acommunication – c’est-à-dire une situation de rejet de toute discussion. Le retrait des États-Unis, principal financeur de l’organisation, est à ce propos édifiant : il prive l’Unesco d’une grande partie de son budget ordinaire, venant alors remettre en cause sa capacité à agir.
Notes
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[1]
Lors du premier tour de vote, c’est le candidat qatari qui arrive premier, les candidats égyptiens et français étant quant à eux ex-aequo.
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[2]
Au chapitre « Promouvoir l’éducation pour la paix et les droits de l’homme », le « résultat escompté 8 » indique « Intégration par les États membres d’éléments relatifs à l’éducation à la paix et aux droits de l’homme dans leurs politiques et pratiques éducatives », auquel viennent répondre des « indicateurs de performance », dont le « Nombre de pays soutenus ayant intégré l’éducation à la paix et aux droits de l’homme (citoyenneté mondiale) dans leurs politiques et programmes d’éducation », lui-même décliné en « Indicateurs de référence », ici : « 20 États membres ».
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[3]
« Je donne du Neutre une définition qui reste structurale. Je veux dire par là que, pour moi, le Neutre ne renvoie pas à des “impressions” de grisaille, de “neutralité”, d’indifférence. Le Neutre – mon Neutre – peut renvoyer à des états intenses, forts, inouïs. “Déjouer le paradigme” est une activité ardente, brûlante » (Barthes, 2002 [1978], p. 32). Dans cette idée, le neutre est la représentation d’un équilibre entre des tensions plurielles.