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PAPE FRANCOIS, Politique et société. Rencontres avec Dominique Wolton, Paris, éditions de l’Observatoire / Humensis, 2017, 432 p.

1De février 2016 à février 2017, le pape François et Dominique Wolton se sont entretenus, à douze reprises, sur l’Église, la société et la politique. Ce qui a été dit au fil de ces « rencontres » romaines, à la résidence Sainte-Marthe, près de la basilique Saint-Pierre, est ici recueilli en huit chapitres ; chacun d’eux s’ouvre sur un préambule qui en indique le contenu en évoquant l’atmosphère dans laquelle le dialogue s’est déroulé. Ces « notes d’ambiance » nous font partager l’émotion ressentie par Dominique Wolton chaque fois qu’il se trouve, avec le traducteur – le père Louis de Romanet –, face au chef de la chrétienté. On ne s’arrêtera pas sur les titres donnés à ces huit divisions. Nombre de thèmes abordés sous les intitulés « Guerre et paix » (chap. 1), « Religions et politiques » (chap. 2), « Europe et diversité culturelle » (chap. 3), sont repris, précisés, approfondis dans les chapitres 5 (« L’altérité, le temps et la joie »), 6 (« La miséricorde est un voyage qui va du cœur à la main »), et 7 (« La tradition est un mouvement »). Chaque tranche de ces interviews est accompagnée d’extraits de discours prononcés, en diverses occasions, par le Saint-Père au cours de ces dernières années. Cette anthologie de textes, judicieusement choisis par D. Wolton, fournit une assise documentaire aux propos tenus. On recommandera, pour des raisons évidentes, de porter une attention particulière au chapitre 4 « Culture et communication », et, pour d’autres qui d’une certaine façon ne le sont pas moins, à la dernière partie – « Un destin » –, sur laquelle les médias, à la sortie de ce livre en septembre dernier, se sont fortement focalisés.

2Si l’art de l’interviewer consiste à poser de « bonnes questions », plus ou moins préparées à l’avance, en saisissant toutes les opportunités de l’entretien pour en reprendre certaines afin d’aller plus loin dans les réponses, on peut dire que D. Wolton le possède magistralement. Les preuves de cette parfaite maîtrise nous ont déjà été données dans les entretiens qu’il a eus successivement avec R. Aron (Le Spectateur engagé, 1981), J.-M. Lustiger (Le Choix de Dieu, 1987) et J. Delors (L’unité d’un homme, 1997). Avec le pape François, la « situation » ne change pas : une entière liberté, des questions pertinentes – et impertinentes –, parfois posées à brûle-pourpoint, pas de tabous, une implicite complicité, des rires, de l’humour aussi – « ce qui, sur le plan humain, dit le pape, s’approche le plus de la grâce divine ». Son propos porte d’une part, sur des questions aujourd’hui qualifiées de « sociétales », d’autre part sur les réponses que l’Église leur donne, et que son chef formule en son nom. Ses jugements, sobrement exprimés, témoignent de la vigueur de ses convictions. Sur plus d’un point – la mondialisation, l’écologie, les menaces qui pèsent sur la diversité culturelle –, ils convergent avec ceux du fondateur d’Hermès ; mais alors ce dernier interpelle son interlocuteur, que peut le Vatican ? Que fait l’Église ?

3Tout au long de ces entretiens, une série de diagnostics sont posés sur l’état dans lequel se trouve la société moderne. La place dominante qu’y occupe l’argent est sévèrement dénoncée. Dénoncée aussi l’économie libérale de marché : c’est une « folie », l’État doit jouer un rôle régulateur. S’ensuit la demande d’abandonner « la liquidité de l’économie » et de faire retour à « quelque chose de concret », c’est-à-dire à une « économie sociale de marché » (p. 106). Les questions afférentes aux mœurs et à leur évolution font l’objet de réponses qui concernent, entre autres sujets, la « vraie dynamique des femmes et de leur capacité », la confusion avec le « machisme en jupe » (p. 137), l’idéologie du genre. L’affirmation que « le sexe est une chose bonne et belle » n’est pas reniée ; elle est assortie de celle que « les péchés les plus légers sont les péchés de chair ». Les scandales provoqués par des prêtres pédophiles ne sont pas passés sous silence ; ils donnent l’occasion au pape François d’exprimer la grande estime dans laquelle il tient le cardinal Philippe Barbarin. Retour est fait aussi sur des événements dramatiques comme l’assassinat du père Hamel. Au total, le monde moderne est décrit comme un monde meurtri, malade et en quête de sens.

4C’est précisément ce sens que le successeur de Saint-Pierre entend lui donner aujourd’hui par son encyclique Laudato si’ (2015) et ses deux exhortations apostoliques, Evangelii Gaudium (2013), Amoris laetitia (2016). « Accueillir, accompagner, discerner, intégrer », tel est le message délivré et répété de multiples fois dans ces entretiens. L’ouverture est prescrite à l’Église, qui doit combattre le rigorisme, à l’égal du laxisme, et perdre sa rigidité. Pour lui, le christianisme n’est ni une science, ni une idéologie, ni une ONG : c’est « une rencontre avec une personne, l’expérience de l’émerveillement d’avoir rencontré Dieu, Jésus-Christ, la parole divine » (p. 231-232). Deux piliers, à ses yeux, soutiennent l’Église : « les Béatitudes et puis Matthieu 25, le protocole sur lequel nous serons jugés ; les œuvres de miséricorde » (p. 242). Quant à lui, il se veut être non pas le pape des pauvres, mais celui des « pauvres pécheurs », attentif au sort des malades, des migrants, des déshérités. On notera qu’écritures saintes et écrits apologétiques sont convoqués dans ces échanges entre le Saint-Père et l’intellectuel agnostique : D. Wolton parle-t-il de diversité culturelle ? Le pape évoque la Pentecôte. Lui demande-t-il en quoi l’Église est moderne ? L’épître de Diognète montrant la nouveauté radicale que représente le christianisme par rapport au paganisme et au judaïsme est citée pour attester « l’esprit de la modernité de l’Église ».

5Modernité, mondanité : ne pas confondre, prévient le pape François, soucieux du sens et de la valeur des mots. Que faut-il entendre par « politique » ? On distinguera « haute » et « basse » politique. Que faut-il entendre par « peuple » ? Ce n’est pas une catégorie logique, c’est une catégorie mythique (p. 144 et p. 269). À la « théologie de la libération » est préférée la « théologie du peuple », encore que cette expression ne suscite pas son enthousiasme. Le mot le plus utilisé par lui ? « Joie », suivi de « tendresse » et de « proximité ». De subtiles nuances sont apportées, par ailleurs, dans un classement demandé par D. Wolton : « Dans quel ordre placez-vous ces quatre mots : fraternité, tolérance, laïcité, humanisme ? » (p. 297). Au fil de ces entretiens sont mentionnés les noms de ceux qui ont nourri sa vie spirituelle – principalement J. Malègue, R. Guardini, H. de Lubac –, de ceux aussi qu’il s’est donné pour modèles – les « vrais pasteurs » que furent le curé d’Ars et saint Pierre Fourier. Des événements qui se rapportent à sa vie privée, il n’est fait que de rares allusions : un souvenir d’enfance de la fin de la guerre, une maladie dont il faillit mourir à 21 ans, ses interrogations sur la voie à choisir, « J’ai hésité. Franciscain, non. Dominicain… J’ai hésité, puis j’ai choisi les Jésuites » (p. 266).

6« J’ai oublié une question. Elle est banale et très importante. Quel est le rôle des femmes dans votre vie ? » À Dominique Wolton, le pape répond qu’il « remercie Dieu d’avoir connu de vraies femmes dans (s)a vie », et il parle (p. 373 et suiv.) de ses deux grands-mères, de sa mère, du rôle des sœurs, « des amies de l’adolescence, les “petites fiancées”… ». Plus loin (p. 376-379), il dit longuement sa dette à l’égard d’une Paraguayenne communiste, tragiquement disparue, Esther Balestrino De Carreaga, : c’est elle qui lui a « enseigné à penser la politique ». Enfin, il évoque ses consultations, pendant six mois, d’une psychanalyste juive « pour éclaircir certaines choses ». « Elle a été très bonne […] J’avais à l’époque 42 ans ». Ce fut, osons le dire, pain béni pour la presse : « Psychanalyse, enfance… des confidences inhabituelles », « Le pape se livre sans tabou ni censure », « Les nouvelles confessions du pape »… En 2013 paraissait l’édition française des entretiens menés, entre 2009 et 2010, par F. Ambrogetti et S. Rubin, Le pape François, Je crois en l’homme – Conversations avec Jorge Bergoglio ; sur la bande-annonce : « Mes, souvenirs, mes combats – Le pape se confie ». À la suite des confidences de ce dernier sur ses goûts littéraires et ses lectures favorites, le tango et la milonga, ses films préférés, etc., se trouve (p. 133) la réponse à la question de savoir s’il eut une fiancée : « Oui, elle faisait partie de la bande d’amis avec laquelle nous sortions danser » ; question : « Pourquoi avoir rompu les fiançailles ? » ; réponse : « J’ai découvert ma vocation religieuse ».

7La nouveauté de ce qui a résulté des rencontres de Dominique Wolton avec le pape François n’est pas dans cette sorte de « confidences ». À cet égard, on est en retrait par rapport au livre que l’on vient de citer : n’y est-il pas fait état (p. 179-180) de la « longue amitié » de Jorge Bergoglio avec une avocate, Alicia Oliveira ? La nouveauté de l’apport apparaît dans la comparaison qu’il ne serait pas inutile d’entreprendre avec deux autres livres, au reste intéressants, où parle le pape François : L’Église que j’espère (2013, entretien avec A. Spadaro, S.J.) ; Le nom de Dieu est miséricorde (2016, conversation avec le journaliste A. Tornielli). Les « rencontres » de Dominique Wolton avec le pape ont été beaucoup plus nombreuses, les échanges plus chaleureux avec un ton plus familier. C’est une pensée politique, autant sinon plus que religieuse, qui s’y exprime, sans fard ni faux-semblant. Ni l’un ni l’autre des interlocuteurs ne se paient, en effet, de mots : « Où est Dieu dans l’écrasement des chrétiens d’Orient ? », demande D. Wolton ; réponse du pape : « Je ne sais pas où est Dieu. Mais je sais où est l’homme ; (il) fabrique les armes et les vend ». Enfin, la variété des sujets abordés est la grande originalité de ce livre. La communication en est un des plus importants ; elle est située dans une perspective anthropologique où ses différents modes sont déclinés, de la danse aux pleurs, du baiser au jeu ; sa dimension technique ne doit absolument pas primer sur sa dimension humaine. Ces considérations sont l’occasion pour le pape de dire sa déploration de ce que l’on ait aujourd’hui perdu la culture de l’écoute, le sens du concret, le goût du contact ; de dire aussi ce qu’il pense des pratiques qui ont cours dans certains secteurs de la communication : « D’après mon expérience avec les médias […], ils retiennent ce qui leur convient » (p. 186). On en a la preuve dans la façon, pour le moins réductrice, dont nombre de médias français ont rendu compte de ces entretiens, d’une exceptionnelle richesse, avec Dominique Wolton.

8Bernard Valade

9Université Paris Descartes

10Courriel : <bernard.valade@parisdescartes.fr>

Jean-Paul LAFRANCE, Et si on ajoutait de l’humanisme et de la spiritualité à notre civilisation numérique ?, Paris, L’Harmattan, coll. « Communication et civilisation », 2017, 200 p.

11Cet ouvrage met en lumière le côté obscur du numérique et invite chacun à développer sa spiritualité pour éviter de sombrer dans un monde désubjectivisé. À la fois spécialiste de la communication numérique et docteur en philosophie, J.-P. Lafrance a écrit, dans un style clair et direct, un essai qui donne des connaissances précises sur l’économie numérique (chapitres 1 à 5) et les dangers du transhumanisme (chapitre 6) et qui offre des pistes pour mieux vivre dans ce qu’il nomme – sans trop interroger ce concept – une « civilisation numérique » (chapitres 7 et 8).

12On le découvre dans la conclusion, cet ouvrage est un dialogue à distance avec le livre de M. Doueihi, Pour un humanisme numérique (Seuil, 2011). Ouvrage qui, selon J.-P. Lafrance, a le mérite de poser « d’emblée la question de la place de l’homme dans la révolution numérique » mais qui présente l’inconvénient de « s’intéresser peu ou pas aux dimensions économiques et aux ravages que l’économie numérique est en train de produire dans le tissu social » (p. 185). C’est pour combler cette lacune que J.-P. Lafrance prend à bras-le-corps cette question de l’économie numérique. Loin des poncifs médiatiques, il transmet des informations détaillées sur les principales entreprises du Web (chapitre 3) et propose une analyse critique très pointue de l’économie dite collaborative (chapitre 4) en distinguant en son sein : « une économie de partage dont la finalité est de créer une organisation communautaire (un commun, comme on dit maintenant) et les entreprises de services qui sont des start-ups qui veulent simplement faire de l’argent au détriment des travailleurs » (p. 95). Pour ces dernières, l’auteur n’a pas de mots assez durs : « les entreprises dites “collaboratives” macdonalisent le travail en fragilisant le sort des employés […] Elles créent un chaos parce qu’elles rendent obsolètes les règles de fonctionnement socio-économiques et créent chez les travailleurs une déstabilisation et une angoisse existentielle » (p. 98). Comment lutter contre cette angoisse existentielle causée par une économie de service ancrée dans des plateformes numériques, entretenue par le marketing et renforcée par les dispositifs numériques comme la tablette ou le smartphone qui, captant toute notre attention, nous détournent de nous-mêmes ? Jean Paul Lafrance trouve la réponse chez M. Foucault. Il s’agit de reconquérir de l’autonomie par rapport aux dispositifs techniques en développant l’art (la tekhnê) du travail de soi sur soi. Pour que ce travail de création de soi nous permette de mieux vivre dans un monde numérique, J.-P. Lafrance conseille de revenir à la philosophie grecque : « […] les philosophes socratiques nous enseignaient que l’existence nécessite une discipline de soi, exigeant la domestication des désirs et du plaisir (l’épicurisme), l’acceptation de la nature humaine comme vulnérable (le stoïcisme) et une certaine forme d’ascèse ou de “simplicité volontaire” (le scepticisme de Diogène Laërce). » (p. 150)

13Ce livre, c’est sa force, invite à prendre ses distances avec les discours technophiles accompagnant la numérisation du monde. C’est un ouvrage optimiste insistant sur les capacités d’autonomie de chacun. Mais c’est aussi un livre de résignation, et c’est là sa principale faiblesse. Il n’invite pas à se battre contre la numérisation du monde, mais cherche à rendre vivable ce monde inhumain perçu comme inéluctable. Pourtant, rien n’est joué. Plus de deux milliards de personnes vivent sans électricité donc loin du numérique. Et si l’économie numérique met un terme définitif au compromis fordiste qui régulait le travail, il ne faut pas oublier que 98 % de l’économie actuelle est financière. C’est contre cette finance dérégulée qui soutient le transhumanisme qu’il faut lutter. Une lutte collective qui passe, certes, par l’autonomisation de chacun et la redécouverte de la sagesse grecque, mais aussi par la construction commune d’une nouvelle utopie. L’idéologie numérique ne dit pas la vérité du monde à venir, elle cherche à le faire advenir en occultant toutes les autres possibilités.

14Éric Dacheux

15Université Clermont Auvergne – laboratoire Communication et sociétés

16Courriel : <eric.dacheux@uca.fr>

GOIN, E. et PROVENZANO, F. (dir.), Usages du peuple. Savoirs, discours, politiques, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Situations », 2017, 252 p.

Approches du peuple

17La réflexion sur la thématique des classes populaires, après avoir pendant longtemps été l’objet privilégié d’une sociologie d’inspiration marxiste, a fini par être abandonnée à la fin du xxe siècle. « L’étude du peuple est devenue sinon suspecte, du moins périlleuse », écrivent dans la note introductive à Usages du peuple. Savoirs, discours, politiques Émilie Goin et François Provenzano. Si le mot « peuple » est historiquement marqué par la révolution de 1789 en France, ses significations fluctuent entre le populaire, la populace, la plèbe, la masse, etc. Tantôt vu comme dangereux et inculte, ou victime de la domination de la bourgeoisie détentrice de la culture ou des codes du langage rhétorique, tantôt réduit à un entre-soi à la recherche de l’émancipation, ses diverses et multiples apparitions dans le discours en font bien plus une nébuleuse rhétorique qu’un réel concept. En choisissant une méthode d’analyse des « usages » du peuple, c’est-à-dire en observant les pratiques et les règles au sein des groupes sociaux telles les diverses apparitions du peuple dans le roman populaire, le théâtre populaire, le populisme, l’école populaire, etc., les auteurs de cet ouvrage renouvellent un discours jusqu’alors plus emprunt d’idéologie que de réelle distanciation. Leur refus de parvenir à un discours lissé visant le consensus témoigne d’une démarche plus proche de la constellation de Walter Benjamin, refusant la systématisation dogmatique et finalement idéologique.

18Louis Althusser nommait idéologie ce jeu des représentations : « Dans l’idéologie est donc représenté non pas le système des rapports réels qui gouvernent l’existence des individus, mais le rapport imaginaire de ces individus aux rapports réels sous lesquels ils vivent. » Et d’ajouter : « une idéologie existe toujours dans un appareil, et sa pratique, ou ses pratiques » (Althusser, L., « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1970), in Althusser, L, Positions, Paris, Les éditions sociales, 1976, p. 67-125).

L’idéologie et la lutte des classes : des concepts à repenser

19Il faut noter l’absence remarquable de la notion d’idéologie, à laquelle les auteurs auraient pu recourir. Elle n’est évoquée – et entre parenthèses – que dans la présentation de l’ouvrage. Ils lui préfèrent la notion de « représentation », bien plus neutre. De la même façon renoncent-ils, pour certains d’entre eux, à celui de lutte des classes, auquel, par exemple, Emmanuelle Danblon et Victor Ferry, dans le chapitre 6 « Avant que le peuple ne se déchire : l’exercice rhétorique du désaccord », substituent celui de « déchirure ». Ces derniers proposent d’éduquer les citoyens au désaccord et de ne pas y voir une absence d’issue. Il s’agit de former à un « point de vue de surplomb » et donc de se détacher d’un point de vue purement subjectif, sans que pour autant l’un ait la préséance sur l’autre. À l’inverse, Fabio Bruschi et Antoine Janvier (chapitre 7) n’hésitent pas à se servir du concept de lutte des classes. Une des hypothèses de lecture qui découle de cet examen de l’idéologie et de la lutte des classes, est que ce travail balise des pistes de recherche, sans chercher une unanimité de principe dans la méthode.

20« Le peuple » appartient aussi bien au discours tenu par les intellectuels que celui des militants politiques ou encore des instituts de sondage. Dans le même ordre d’idée, le terme de populisme, souvent réservé à l’extrême droite, s’avère être aussi propre au discours de la gauche, comme l’explique Jérôme Jamin dans son article, « 1929 et le populisme aux États-Unis. Les cas du père Coughlin et de Huey Long ». Huey Long est en cela exemplaire. « Long réduit les divisions qui traversent la société à une opposition binaire opposant le peuple aux élites », précise Jérôme Jamin. Abattu en 1933 dans des conditions mystérieuses, son action aura des incidences sur le programme de Roosevelt : un renversement de la thèse d’Althusser qui rattache l’idéologie à l’appareil d’État. Cette ambiguïté du mot d’idéologie explique peut-être la difficulté que précise Althusser quand il se refuse à dépasser la simple présomption à propos de sa définition. C’est une des raisons qui explique le non-emploi du terme dans Usages du peuple… mais à la place celui d’usage.

Les usages du « peuple »

21Issu de la révolution française, le mot « peuple » acquiert un sens qui est d’abord fixé par la bourgeoisie triomphante. Il s’agit pour elle de le contenir. Fabio Bruschi et Antoine Janvier, dans l’article « Une même langue pour tous ? L’instruction du peuple sous la Révolution française : lecture de Renée Balibar », expliquent à partir des travaux de celle-ci comment l’école y contribue. Le concept d’appareil d’État y est repris, accompagné d’un nouveau concept forgé par Renée Balibar, celui de « colinguisme ». La politique de francisation impose le monolinguisme, entendu comme la norme linguistique dominante, au moment de la Révolution française, entre 1789 et 1795, et réapparaît au xixe siècle avec la législation autour du travail des enfants qui aura comme effet l’école obligatoire. La massification démocratique des années 1980 avec Jean-Pierre Chevènement – l’objectif des 80 % au bac – ne sera qu’une reprise de cette politique. Elle a pour but de faire disparaître les particularismes et dialectes locaux au nom d’une nation unifiée, ce qui a pour conséquence un appauvrissement de la grammaire. En décidant l’institution nationale d’une langue commune à tous, l’effet produit fut la simplification pour parvenir à un français élémentaire détaché de ses origines latines. La langue enseignée au peuple lui devint abstraite et contribua à ce que les classes dominantes qualifièrent d’analphabétisation « L’institution centrale et principale de l’instruction du peuple à la modernité est, à la fois, facteur de sa constitution en peuple souverain et facteur de sa division en classes et en castes sociales » (Usages du peuple, p. 113). Si un contre-modèle se mit en place pendant les années révolutionnaires, avec une parole populaire politique attachée au souci de son existence, il n’en demeure pas moins que sous couvert de bienveillance, les distinctions sociales se jouent au plan culturel – ce que Bourdieu nommera « distinction » et « habitus ». Mais là aussi pèse la menace d’une emprise culturelle normative sur l’usage du mot « peuple ».

Pour saisir le peuple, prendre du recul

22Grégory Cormann dans son texte « Post-scriptum à La Misère du monde vingt-cinq ans après : Bourdieu, le peuple et son suicide », explique le choix du terme « misère de position », plutôt que celui de peuple par Bourdieu. Il montre, contre Rancière, que Pierre Bourdieu ne cesse de s’interroger sur la position de l’intellectuel dans son rapport à celui qu’il interroge. Il met en scène dans ses œuvres, depuis la Distinction, le procédé du post-scriptum qui présente trois significations. La première d’entre elle est de souligner le risque normatif du regard du sociologue. Il introduit par ce procédé une mise à distance de son propre discours. La seconde met en garde sur le risque du dérapage de l’interprétation des signes sociaux, dont le sens est loin d’être définitivement établi. La troisième signification introduit une réflexion sur la distance temporelle entre le témoignage et sa lecture-reconnaissance par l’interviewé : cela introduit la possible correction. Dès lors, s’il garde d’Althusser la définition de l’idéologie en termes de rapports, il cherche à préciser le sens de ce rapport. Le peuple apparaît comme révélateur de ce qui est la maladie de la démocratie, la domination, mais aussi de l’impuissance théorique de l’école marxiste à traiter du sujet sans a priori finalement idéologique.

Les sciences sociales doivent s’ouvrir à d’autres discours

23Si les discours sur le peuple ont tous en commun de mettre en perspective la question de la domination, s’interroger sur les usages du peuple contribue bien plus à appréhender ce dernier comme un concept opératoire tendant à mieux ressaisir les rapports de domination institués.

24C’est ainsi que le premier moment du livre est consacré à l’usage du « peuple » dans la littérature romanesque – en particulier le genre réaliste – dans l’article d’Alain Vaillant. On pourrait croire en effet que le roman soit le lieu approprié pour l’expression du peuple, ce qui aurait pour conséquence un lectorat plus populaire que celui de la poésie par exemple. Si les études sociologiques ne manquent pas à ce propos, plus rares sont les études politiques. De cette exception relève selon Alain Vaillant, le travail de Nelly Wolf. Elle établit un véritable parallèle entre le contrat de lecture et le contrat social. On peut ainsi parler de communauté interprétative si on se place au niveau des lecteurs, renvoyant à la communauté des électeurs. Le roman serait pour Nelly Wolf le lieu d’expression de la parole du peuple. L’examen par Alain Vaillant du roman Germinie Lacerteux des Goncourt met au jour ce qu’il appelle l’« art du trucage » du roman réaliste. La parole du peuple, à y regarder de près, est celle qu’écrit le romancier qui la ramène très vite à la sauvagerie, voire la bestialité par une somme limitée de procédés de style. Le romancier, par un jeu de va-et-vient, ne cesse de reprendre la parole, après l’avoir faussement attribuée. À ce titre, le chapitre consacré au théâtre populaire de Jean Vilar (« Du théâtre du peuple au théâtre populaire », p. 47-64) tente d’expliquer que « dès lors que le peuple se fait introuvable en tant qu’unité préconstruite, l’art et singulièrement le théâtre peut être chargé de le constituer ».

25Introuvable en effet semble être le peuple. À moins qu’il ne se situe dans l’interstice de ces écarts rencontrés à plusieurs reprises dans cet ouvrage. Il surgit bien souvent là où on ne l’attend pas, porteur de sa propre recréation. C’est ainsi qu’Alain Vaillant explique son investissement du champ poétique, avec l’exemple du rap. Comme si le peuple, dépossédé de l’enseignement de l’étymologie, retrouvait par ses pratiques la poiétique : l’art de se faire peuple.

26Maryse Emel

27Courriel : <maryse.emel@yahoo.fr>

Gérald BRONNER et Étienne GEHIN, Le Danger sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 2017, 243 p.

Pour ou contre la sociologie ?

28Après la publication en 2016 par Bernard Lahire de Pour la sociologie, réponse courte mais fort argumentée aux critiques à l’égard de la sociologie censée produire une culture de l’excuse, le livre de Gérald Bronner et d’Étienne Gehin, Le Danger sociologique, également court et percutant, serait-il un manifeste « contre la sociologie » ? Ce serait un contre-sens. Tout autant que Bernard Lahire, nos deux auteurs, qui sont des sociologues universitaires, sont convaincus que « la compréhension des réalités sociales, économiques et politiques de plus en plus complexes » auxquelles nous sommes confrontés passe par la sociologie (p. 141). Mais, à la différence de ce dernier, leur objectif n’est pas de défendre la sociologie, mais d’inviter les sociologues et tous ceux qui s’intéressent à l’avenir de la discipline à une prise de conscience lucide de ce qu’est actuellement la sociologie, du « danger sociologique ».

Un diagnostic sans concession

29À leurs yeux, la discipline n’est pas seulement dépréciée du fait de sa dimension critique, de sa dénonciation des rapports de pouvoir et des inégalités sociales, mais aussi parce qu’une partie de ceux qui s’en réclament ne respectent les exigences d’une démarche scientifique. Et cela va bien au-delà du scandale causé par la soutenance d’une thèse de sociologie défendant la valeur scientifique de l’astrologie ou de textes et de propos « fantaisistes ». Ces dérives regrettables, qui témoignent d’un manque de régulation par la communauté scientifique (au passage, il faudrait rappeler que les sciences dites dures n’en sont pas exemptes), ne constituent pas le problème le plus sérieux, à savoir la persistance dans des travaux, dont la légitimité est fort rarement mise en question, de formes de raisonnements préscientifiques. En relèvent l’explication des phénomènes sociaux par des concepts collectifs, éventuellement doués d’une intentionnalité, la confusion entre la causalité et la finalité, une conception du déterminisme qui ne laisse aucune marge de liberté aux individus, un rapport à la connaissance qui s’affranchit de la nécessité de la preuve. Ce qui permet à un sociologue aussi connu que Loïc Wacquant de ne pas se contenter de s’interroger sur le bien-fondé et les effets de l’emprisonnement, mais d’aller jusqu’à affirmer que l’État se sert des prisons pour réguler le marché du travail.

La sociologie analytique comme choix de la scientificité

30C’est peu dire que ce tableau est accablant. Car si la dérive qui consiste à raconter n’importe quoi est facile à éviter et n’est le fait que d’un très petit nombre de sociologues, celle qui tient à cette absence de scientificité l’est beaucoup moins puisqu’elle procède du projet même des Règles de la méthode : expliquer le social par le social et aligner la sociologie sur le modèle des sciences de la nature. Arrivés à ce point, nos auteurs ne jettent pourtant pas le bébé avec l’eau du bain. Ils se réfèrent à une autre tradition sociologique dont Max Weber a été l’un des représentants. Dans celle-ci, les phénomènes sociaux sont expliqués par les effets de l’agrégation ou de la composition d’actions individuelles, de conduites dotées de signification. On ne peut donc expliquer un phénomène social qu’en renonçant à une vision déterministe et en mettant en œuvre, dans le cadre d’une méthodologie compréhensive, une psychologie standard, qui n’implique ni liberté métaphysique, ni exploration de la complexité des motivations, seulement une rationalité limitée et la capacité de faire des choix sous contraintes. De même que l’historien ou l’économiste, le sociologue peut alors reconstruire a posteriori la logique des conduites humaines, qui au niveau individuel demeurent imprédictibles, et disposer d’interprétations convaincantes. Ainsi l’a fait Durkheim, quitte à être infidèle à sa propre méthode, en introduisant des généralités psychologiques pour rendre compte des corrélations entre les taux de mortalité par suicide et le degré d’intégration sociale.

Les neurosciences au secours de la sociologie scientifique

31Si le livre s’arrêtait là, il ne serait qu’un rappel bienvenu des dangers auxquels s’expose la discipline ainsi que d’une sociologie analytique (c’est ainsi que l’on nomme actuellement le paradigme dont il vient d’être question) dont Raymond Boudon a été l’un des principaux défenseurs. Mais, et c’est là une des raisons fortes de faire cette lecture, les auteurs vont plus loin. Dans la mesure où la sociologie analytique « ne traite pas les acteurs sociaux comme des créatures sans tête, c’est-à-dire sans cerveau » (p. 79), impossible de ne pas regarder ce que les neurosciences nous disent de la cognition intellectuelle Bien que nécessairement naturalistes (on ne peut nier que la pensée ait un support biologique) et portées au réductionnisme, elles font une place aux dispositifs acquis et montrent que notre encéphale constitué de plusieurs cerveaux est « une machine à imaginer des univers possibles » (p. 91) qui comporte une instance d’arbitrage dont le fonctionnement fort complexe est encore très mal connu.

Dépasser le pessimisme

32Ce soutien que les neurosciences, en l’état actuel de leurs connaissances, apportent à la sociologie scientifique en donnant une base neuronale à l’habitus de Pierre Bourdieu, en montrant les causes de l’imprédictibilité des conduites et en justifiant l’intérêt de la fiction sociologique que représentent l’acteur social et ses intentions, n’empêche pas nos auteurs de conclure sur une note aussi sombre que celle de l’introduction en exprimant la crainte que la sociologie, souvent représentée dans les médias par les défenseurs du déterminisme social, ne soit marginalisée et rejetée par des disciplines plus rigoureuses qui s’emparent déjà de certains de ces objets. Ce pessimisme est la critique principale que l’on peut adresser à ce travail qui, à trop souligner les faiblesses de la discipline, ignore ses réussites et ne montre pas qu’au moins dans la pratique ordinaire de la sociologie un consensus silencieux s’est réalisé autour de la sociologie analytique, ce qui expliquerait pour une part le relatif effacement de la pensée de Raymond Boudon. À condition de tenir compte de cette réserve, ce livre constitue une très utile défense de la sociologie en tant que discipline scientifique.

33Monique Hirschhorn

34Université Paris Descartes – Cerlis

35Courriel : <monique.hirschhorn@gmail.com>

Antigone MOUCHTOURIS (dir.), La Dynamique sociale et ses acteurs. Lecture sociologique des actions innovantes, Paris, éditions du Cygne, 2017, 160 p.

À propos d’un (re)-(dé)-centrage épistémologique

36L’époque serait-elle vouée à la refondation ? Dans ce mouvement, la sociologie serait-elle en quête de re-fondement ? D’aucuns se tournent vers les sciences cognitives retrouvant une voie ouverte par la psychologie et la philosophie. Ils voient en Aristote le fondement des maux théoriques issus de son finalisme [1]. Antigone Mouchtouris, tout au contraire, envisage une redéfinition de ce même Aristote, trop souvent schématisé. Face au constat de l’accélération dans les processus de transformation du monde, portée par les accélérations des progrès techniques et des mouvements géopolitiques, elle recadre les enjeux de l’investigation sociologique autour de la question centrale, nécessaire à la compréhension du monde en mouvement, à savoir « les mobiles de l’action transformatrice » (p. 13). Dépassant les modèles « scientifiques » en cours, issus de la biologie (avec le concept d’homéostasie) ou de l’éthologie (et sa conception de la socialisation), qui ne permettent pas plus de penser « le flux transformateur de la société » (p. 14), c’est vers la philosophie et Aristote qu’elle se tourne. Tout emprunt, nous rappelle Antigone Mouchtouris, se mesure à sa fécondité (p. 15). Or, chez Aristote, dont elle note la récurrence fondamentale en philosophie, par une référence appuyée à Lambros Couloubaritsis, elle retiendra essentiellement la question de la dynamique. Elle en dégage une relation d’équilibre entre temporalité et force, utilisée notamment pour analyser et comprendre l’échec relatif de la contre-culture (p. 38). En faisant place à la temporalité est reléguée la lecture mécanique articulée autour d’une dialectique de la force et du levier (p. 24). C’est ce qui se joue notamment dans le traitement des passions sociales par et dans l’idéologie (p. 29) qui fige les passions là où l’analyse commande une restitution de la mobilité (p. 30).

37Le passage ainsi proposé du mécanique au dynamique, qui, Aristote oblige, signe un glissement des sciences du vivant à la philosophie, conduit à quelques remarques. Tout d’abord celle qui concerne l’autonomie des sciences sociales ou leur dépendance à un autre savoir constitué. S’il y a dépendance, il faut, d’une manière ou d’une autre, se résoudre à envisager la confusion des objets, ou, en tout cas, leur rapport. Dans cet exercice, le travail engagé par Antigone Mouchtouris, dans ce texte introductif (mais aussi dans la sélection des contributions) trace une ligne d’investigation (du handicap à la figure de l’ennemi) qui, effectivement, montre ses possibles développements – mais, peut-être aussi ses éventuelles contradictions. Que devient l’objet quand une science de « l’homme », se penche sur l’homme à travers le prisme d’une science du vivant ? Peut-être un simple ensemble moléculaire ! Que vient, ici, apporter le changement de paradigme et le recours aux textes fondateurs de la philosophie ? L’ouvrage, me semble-t-il, dévoile l’écart dans la réception possible de la philosophie. Il y a, par exemple, la conception classique qu’intègre le texte de J.-C. Barbant (« Dynamique, développement social et sociologie de la connaissance », p. 133-150) qui la renvoie à l’éthique : « L’exigence éthique doit donc se poursuivre dans la construction des dispositifs de la recherche mais aussi dans le repérage des courants de pensée » (p. 149). Et, de l’autre donc, le modèle proposé par Antigone Mouchtouris, où l’éthique apparaît comme une forme de l’idéologie. C’est là que l’entreprise prend son tournant singulier et original, quand elle tente d’isoler l’objet passion. Dans une brève généalogie qui fixe les contours de ce que serait l’entité « passions sociales » (p. 26) et qui note l’habituelle exclusion de la passion hors des objets de la sociologie (Éric Letonturier, p. 26), Antigone Mouchtouris pose « la force de la passion » comme objet sociologique (p. 27). Elle en dégage le risque psychologique, de ce qui serait une singularité (« une humeur personnelle, une frustration », p. 28), en posant la condition fondatrice. Celle-ci, qui ouvre à la réception de la passion comme objet sociologique, nécessite la convergence de la singularité à la groupalité (« la passion peut faire bouger, mais encore faut-il qu’elle trouve […] la surface nécessaire. », p. 28) Ce qui retrouve une référence possible chez Fourier. Lui aussi, singulièrement et sans doute originellement, si ce n’est originalement, pose la passion comme moteur essentiel et l’inscrit dans une logique sérielle. Antigone Mouchtouris reprend ici, quant à elle, la structure aristotélicienne, où l’imagination et l’opinion deviennent les deux composants de la passion sociale (p. 28). Se dessine un cadre où l’imagination dessine un futur que l’opinion habille en projet. Or c’est précisément dans ce cadre que se noue le cœur de l’idéologie comme conversion et de l’imagination et du probabilisme du projet [2]. C’est ici que pourrait apparaître l’objet non nommé, caché, secret de l’idéologie, à savoir l’éthique. Et sans doute Aristote et sa notion de la prudence, sa phronétique, peuvent effectivement devenir une voie d’investigation [3].

38Subsiste cette notion de l’importance de l’idéologie comme gestionnaire des passions et comme mode de socialisation de ces mêmes passions : « L’idéologie a un rôle social : justifier politiquement et socialement les passions qui prennent forme dans la vie quotidienne » (p. 30). C’est dans ce cadre, note Antigone Mouchtouris, qu’elle opère sa conversion en levier. On pourra dire que l’idéologie ramène au schème mécanique la logique des passions, alors que ce ne sera que sur la restitution de la dynamique qu’elles pourront réellement se lire et se comprendre.

39L’intérêt majeur de la construction tentée par Antigone Mouchtouris permet le repérage et la limitation de l’idéologie, et sa bascule sur une dynamique. Mais que cette limite en arrive à poser la centralité de l’individu désirant, c’est alors la limite même de la sociologie qui se dessine : « L’être humain est lui-même un mouvant et un mû » (p. 49). Or, nous rappelle Antigone Mouchtouris, « ce qui importe à la sociologie, c’est la démonstration des mouvements dynamiques afin de comprendre les changements et la construction de la rupture sociale » (p. 47). Comment intégrer le facteur proprement humain, si ce n’est, précise Antigone Mouchtouris, en intégrant sa spécificité temporelle. Et celle-ci est aristotélicienne, en ce qu’elle agit dynamiquement. Ou encore la dynamique des passions, le mouvement de l’affect, meut et émeut, meut en émouvant. Tout ne relève pas de la pure mécanique sociale, l’affect la dynamise. Dans une de ses thématiques contemporaines, la philosophie interroge le désir d’universalité, elle l’articule autour des relations du général et du singulier. Cela repose la question des limites, comment l’individu porteur de la finitude, inscrit en elle et défini par elle, s’inscrit-il et s’écrit-il dans la généralité qui, dans son absolu métaphysique, est absence de limite : l’infini. C’est la nature de l’accroche au vide. Mais la généralité, c’est aussi l’universel ; le destin de l’individu est-il de se perdre dans le général ou de se retrouver dans sa singularité ? C’est-à-dire quelle dose de généralité l’homme peut-il intégrer, quelle levée de limite peut-il supporter ? Ces questions nous renvoient aux problématiques de la psychologie [4], de la métaphysique donc, et dans l’axe ouvert notamment par Antigone Mouchtouris, à la sociologie. La question est alors de savoir quelle est la nature de l’individu saisi dans une classe, quelle est la tension entre les deux rigidités ? Le champ d’expérimentation de cette tension, note Antigone Mouchtouris, trouve son lieu dans l’innovation, qui peut dès lors être vue comme ce moment de rupture où les limitations bougent leurs trajectoires.

40Louis Ucciani

41Université de Bourgogne Franche-Comté

42Courriel : <lucciani@univ-fcomte.fr>

Notes

  • [1]
    Gérard Bronner, Étienne Géhin, Le danger sociologique, Paris, PUF, 2017
  • [2]
    « Le peuple parle de l’injuste, de la méchanceté, tandis que le politique parle de l’exploitation. », Ibid., p. 29.
  • [3]
    Voir par exemple : André Tosel (dir.). De la prudence des anciens comparée à celle des modernes, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 1995.
  • [4]
    Voir par exemple : Catherine Malabou, Les nouveaux blessés. De Freud à la neurologie : Penser les traumatismes. Paris, Bayard, 2007.
Coordination
Brigitte Chapelain
Brigitte Chapelain est membre du Laboratoire communication et politique. Ses recherches portent sur les pratiques créatives sur Internet chez les jeunes adultes en s’interrogeant sur leurs formes et leurs modalités de communication et d’organisation, ainsi que la culture qui en est issue, et également sur l’intégration du numérique dans le domaine littéraire (ethos, nouvelles médiations, pratiques communautaires etc.), abordant plus largement le fait littéraire sous un angle communicationnel. Membre du Groupe d’études sur la prescription, elle poursuit une réflexion sur les reconfigurations de la prescription culturelle à l’heure du numérique. Rédacteur en chef des Cahiers de la SFSIC, Brigitte Chapelain est également membre du bureau de la rédaction d’Hermès.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 25/05/2018
https://doi.org/10.3917/herm.080.0323
Pour citer cet article
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