1La question semblait entendue, voire dépassée, lors qu’en 2013, à l’heure des manifestations contre le « mariage pour tous », le stéréotype de genre à l’école réapparaissait avec virulence au cœur du débat public. Hermès n’a heureusement jamais abandonné le concept de stéréotype, qui revient tout au long de ses numéros depuis ses débuts, à l’intersection de la culture et de la communication. Impensable de toucher à nos stéréotypes, nous dit Françoise Bernard (2015), car chaque société tient à et par des représentations sociales cristallisées autour de simplifications, généralisations, catégorisations et préjugés utiles. Au centre d’une réflexion épistémologique revendiquée, Hermès n’a pas renoncé à aborder les « questions plus théoriques des rapports entre connaissance et représentation, information et opinion, stéréotypes et idéologies » au fil croisé des thèmes liés aux techniques et aux usages (Wolton, 2004). Ces croisements renouvellent les définitions psychologisantes centrées sur les perceptions, tout comme les définitions déterministes centrées sur les structures sociales ou linguistiques formelles des représentations. En considérant l’activité symbolique, les représentations sociales et les stéréotypes comme des faits sociaux de communication, Hermès a ouvert le champ des analyses sur la diversité de leurs formes sociales et culturelles, de leurs modalités, de leurs transformations et de leurs effets.
Un concept à revaloriser
2Les stéréotypes et les représentations ont largement occupé le champ de la recherche en sciences sociales des années 1960 à 1980. La sociologie de Durkheim avait posé les bases d’une réflexion sur l’importance de l’activité symbolique dans les relations sociales. Pina Lalli (2005), dans un numéro de la revue consacré à la psychologie sociale, montre ainsi que, déjà chez Durkheim, le symbolique configure la réalité en permettant de la penser et de la communiquer. Serge Moscovici (2005), plusieurs fois mobilisé par Hermès, considère que les représentations sociales – et non plus individuelles ni collectives – relèvent d’une construction pratique de la relation sociale, qui permet de faire face à la complexité des informations. Pour lui, qui se démarque autant des sciences de l’information et de la communication que des dérives quantitativistes de la psychologie, les représentations sociales sont au cœur de la communication et relèvent nécessairement du champ d’une psychologie sociale renouvelée.
3Parmi les représentations sociales, le statut du stéréotype a longtemps été relégué du côté de la propagande politique. Appliqué dans un premier temps à la construction sociale de l’autre, le concept de stéréotype a mobilisé Claude Lévi-Strauss (1952), à une époque où il semble constituer un obstacle majeur à l’entente entre les peuples. Il relève, dans la tradition anthropologique développée par Edward T. Hall, de la communication interculturelle (Stoiciu, 2008). Ces travaux inaugurent une tradition d’étude des stéréotypes comme représentations de l’Autre, du lointain, celui que l’on met à distance. Les stéréotypes construisent des murs ou des ponts entre « eux » et « nous ». Le passage de l’individuel au social, du cognitif au politique, dans le stéréotype, se fait dans des processus de transformation, de circulation et d’interprétation de l’information qui nécessitent un effort de compréhension des phénomènes de construction imaginaire (se représenter le monde de façon compréhensible) et identitaire (savoir nommer soi et l’autre). La particularité du stéréotype est qu’il renvoie l’objet de la communication et de l’apprentissage au sujet qui en construit la représentation (Ferrari, 2001), bloquant toute possibilité de découverte ou de surprise.
4Les stéréotypes s’organisent selon une structuration dualiste des représentations sociales de l’altérité, alimentant le débat entre relativisme culturel et universalisme politique, au centre de la réflexion sur les relations internationales et interculturelles. Plusieurs thématiques abordées dans les numéros d’Hermès en attestent : les journalistes (Hermès, no 35, 2003), les diplomates, les artistes, structurent leurs représentations de l’autre à partir des stéréotypes dont les langues sont des véhicules efficaces dans les processus de traduction. Les travaux sur l’historiographie et la représentation du colonialisme montrent clairement l’importance du stéréotype dans les relations internationales (Blanchard, 2001). En 2001, Hermès consacrait un numéro aux stéréotypes dans les relations Nord-Sud et proposait d’en faire une typologie à partir du lien entre les caractéristiques attribuées aux groupes ethno-sociaux (les perceptions identitaires et les qualifications mentales) et les relations politiques entre les États. Les stéréotypes sont alors les « filtres culturels de la communication interculturelle » (Stoiciu, 2008) ; ils sont au cœur du lien entre communication et culture, comme le rappelle Dominique Wolton (2004).
5Les stéréotypes ne sont pas efficaces dans le seul champ des relations internationales ou interculturelles. Dans les mythologies du quotidien décrites par Roland Barthes (1957), le stéréotype est un simple objet de communication, qu’il n’est pas nécessaire de diaboliser, mais dont il faut néanmoins comprendre les ressorts logiques et idéologiques. Il est pourtant souvent associé à la discrimination via l’essentialisation des identités. Autour des débats sur le mariage pour tous, émergeant au même moment qu’une politique éducative de lutte contre les discriminations liées au genre, la question du stéréotype devient publiquement discutée et médiatisée. Françoise Bernard (2015) rappelle à ce propos qu’elle concerne de façon centrale le positionnement des individus dans l’espace social dans (endogroupe) et hors (exogroupe) du groupe social de référence.
6Les stéréotypes balisent les cadres d’interprétation du monde et des relations sociales, ont des effets sur la circulation et la modification des savoirs, en passant par des vecteurs d’imaginaires et d’idéologies politiques. Mais ils sont marqués du sceau du soupçon, que Patrick Charaudeau (2007) refuse en privilégiant le terme d’imaginaire, comme Serge Moscovici, au profit de la représentation sociale (Jodelet, 2015). Face à la difficulté de définir le stéréotype autrement que comme une grossière essentialisation à connotation négative d’un trait caractéristique d’un groupe social, Hermès a proposé des approches en termes d’efficacité communicationnelle. Dominique Wolton, dans le numéro consacré aux langues de bois en 2010, rappelle que le triangle langue de bois/stéréotype/représentations sociales est incontournable dans la démocratie, parce qu’il en constitue tout autant l’essence, dans un espace public ouvert et par définition conflictuel, que la limite, parce que le stéréotype rigidifie la relation sociale. Le lien entre les trois notions n’est pas pour autant un lien de synonymie, et la place prise par les idéologies, les rapports de pouvoir et la culture n’est pas identique dans la langue de bois et dans le stéréotype. Jean-Louis Dufays (2010) dans le même numéro fait pourtant de la langue de bois une modalité de la stéréotypie propre à la parole publique et caractérisée par la nécessité de dissimulation.
Les stéréotypes face au développement du numérique
7Ce rapide tour d’horizon épistémologique du stéréotype nous rappelle qu’il est toujours question de représentation sociale et de construction culturelle dans les processus de communication. À l’ère des réseaux socio-numériques et de la dissémination des techniques, jusque dans l’institution scolaire (Hermès, no 78, 2017), la disparition apparente des médiations traditionnelles crée une sorte de trou noir dans lequel s’abîment des représentations éclatées, structurées par les algorithmes plus que par les idées, les institutions, ou des entités sociales clairement identifiées. L’approche des discours médiatisés doit aujourd’hui être complétée par un travail de fond sur l’évolution des structures, des dynamiques et des modalités des représentations y compris dans les réseaux socio-numériques, à partir de discours non médiés mais inclus dans des formats industrialisés d’information, de connaissance et de communication. Les stéréotypes continuent d’irriguer des discours, des pratiques, des imaginaires et des savoirs que le numérique est loin d’avoir satellisés dans le circuit de la donnée à la connaissance dominé par une vision techniciste, universaliste, neutralisée. Les discours politiques et sociaux restent traversés par des systèmes de représentation efficaces pour rendre compréhensible un monde complexe. Hermès nous rappelle ainsi que, en deçà et au-delà de l’interculturalité, l’utopie du village global caractéristique du « tournant communicationnel » s’est progressivement diluée au profit d’une valorisation de la diversité culturelle (Wolton, 2007), et que l’incommunication continue de modeler notre relation à l’autre sur le socle du stéréotype (Hermès, no 77, 2017).