1Dans les années 1990, la décennie qui a suivi la fin de la guerre froide et l’effondrement du monde bipolaire basé sur la confrontation entre États-Unis et Union soviétique, la gouvernance globale semblait caractérisée par l’émergence d’un multilatéralisme à plusieurs niveaux, incluant les organisations globales et régionales : Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean), Marché commun du Sud (Mercosur), Union africaine et la nouvelle Union européenne (UE) de l’après-traité de Maastricht (1992). Est-ce que l’émergence graduelle des BRICS a changé la donne ? Est-elle en conflit avec la gouvernance multilatérale à plusieurs niveaux ? Une partie de la littérature souligne l’engagement des réunions au sommet des États BRICS pour le multilatéralisme, notamment les Nations unies et l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; alors qu’une autre partie de la littérature internationale souligne le conflit entre le multipolarisme souverainiste de la nouvelle structure de pouvoir mondial représentée par les BRICS et le réseau des institutions multilatérales. En réalité, les BRICS sont en train de transformer le multilatéralisme à plusieurs niveaux.
2Ainsi, la Chine se déclare en faveur du multilatéralisme, elle est membre de l’OMC depuis 2001 et dans le même temps, elle soutient le régionalisme est-asiatique. Elle suscite aussi de nouvelles organisations régionales comme la Shanghai Cooperation Organization (SCO) en Asie centrale, l’Asean plus 1 (avec les 10 pays de l’Asean), l’Asean plus 3 (avec l’Asean, le Japon et la Corée du Sud), l’Asean plus 6 (avec en plus l’Inde, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) et elle est à l’origine du grand projet de libéralisation commerciale RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership). La Chine est également membre de l’Asia Pacific Economic Cooperation (Apec) et de l’Asia Europe Meeting (Asem), projets inter-régionaux respectivement initiés par les États-Unis (en 1994) et par l’UE (en 1996). Le Brésil, quant à lui, est à l’origine avec l’Argentine (1991) de la plus importante organisation régionale sud-américaine, le Mercosur, et a lancé en 2004 l’Union des nations sud-américaines (Unasur) avec l’ensemble des pays de l’Amérique du Sud. Le Mercosur a confirmé son inspiration démocratique par l’exclusion en 2017 du cinquième membre, le Venezuela.
3L’Afrique du Sud a d’un côté renversé depuis son entrée en 2004 la logique de la Communauté de développement de l’Afrique du Sud (SADC), organisation née de la volonté d’isoler le pays de l’apartheid et qui est depuis guidée de facto par le pays de Mandela ; de l’autre côté, elle a appuyé la survie et le développement de l’Union africaine, organisation panafricaine soutenue à l’origine par la Libye de Kadhafi et dont le secrétariat a été assuré par Madame Zuma, ancienne ministre sud-africaine des Affaires étrangères.
4L’Inde paraît se caractériser par une interprétation plus nationaliste de ses intérêts et dernièrement, au-delà de son engagement dans la sclérosée Association sud-asiatique pour la coopération régionale (SAARC), le pays semble vouloir s’engager davantage pour la coopération régionale, participant tant à l’Asean plus 6 qu’à la SCO avec la Chine et d’autres pays.
5Last but not least, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie cherche à réorganiser l’espace post-soviétique, d’abord par la Communauté des États indépendants (1991) puis, en 2014, par la nouvelle Communauté économique euro-asiatique, incluant le Kazakhstan et le Belarus et attirant d’autres pays du Caucase et de l’Asie centrale.
6Pouvons-nous donc conclure que les BRICS agissent en faveur de la coopération régionale avec les pays voisins, une coopération à plusieurs dimensions et pas uniquement commerciale ? La Russie montre bien l’ambiguïté de l’approche régionaliste des BRICS. La guerre en Ukraine a été provoquée, entre autres, par le refus de l’Ukraine de faire partie de la Communauté euro-asiatique, ce qui fait ressembler la coopération régionale à direction russe à la logique des sphères d’influence.
7L’engagement des BRICS en faveur du multilatéralisme n’est pas net, ce dernier étant fondé sur deux principes : la réciprocité et le respect des mêmes règles par tous les membres, qu’ils soient grands ou petits. En outre, les développements de ce que la littérature a appelé le néo-régionalisme dans les années 1990 nous avaient habitués à un régionalisme bottom-up, où la société civile jouait un rôle proactif et essentiel et où les règles démocratiques étaient respectées, ce qui explique l’initiative du Mercosur avec la suspension du Venezuela, de l’UE vis-à-vis des violations de l’État de droit en Hongrie et en Pologne et la pression victorieuse de l’Asean pour la démocratisation du Myanmar. En revanche, il est évident que la Communauté euro-asiatique, la SCO ou encore d’autres organisations liées à des économies émergentes comme l’Alliance bolivariene pour les Amériques, promue par le Venezuela et Cuba, ou le Gulf Cooperation Council (GCC) promu par l’Arabie Saoudite, ne correspondent pas à cette tendance de démocratisation, basée sur le rôle majeur de la société civile.
8Nous pouvons donc conclure que les relations des BRICS et des économies émergentes avec la coopération régionale sont ambiguës. D’un côté, elles sont en sa faveur ; de l’autre, elles se caractérisent par une volonté d’infléchir le phénomène régional avec une tendance hiérarchique à l’intérieur et compétitive à l’extérieur, notamment avec les organisations régionales préexistantes, ce qui annonce un monde plus instable et controversé.