1Personne ne peut véritablement contester l’observation qui veut que les BRICS, en tant que groupement, donnent l’impression d’être un simple agrégat de partenaires bien mal assortis. La perception la plus ordinaire qui découle de ce constat conduit à croire qu’une telle diversité entrave le gain d’influence que les nations escomptent d’une participation à un groupement international tel que les BRICS. Et effectivement, dans notre époque de renforcement du régionalisme au sein des puissances émergentes, le modèle courant de la puissance par amalgame semble devoir rendre plus pertinente encore la puissance liée aux ressemblances dans la construction de coalitions susceptibles de renforcer le poids des émergents dans le système mondial. Une alliance telle que les BRICS est somme toute assez unique en ce qu’elle rassemble des nations dispersées géographiquement et ô combien dissemblables eu égard à la diversité de leurs particularités sociales, politiques et culturelles. Des volatiles d’espèces différentes peuvent-ils voler ensemble et véritablement constituer une nuée ? Cet article défend l’idée que tel est effectivement le cas. Plus encore, nous voulons montrer qu’une grande diversité ne constitue en aucune façon un frein à l’effectivité des BRICS en tant que groupement, mais qu’au contraire, cette plus grande diversité renforce l’efficience des BRICS en tant que vecteur de « soft power » pour chacun des pays au sein du système international. Dans ce cas précis, une plus grande diversité se traduit par un surcroît de puissance.
2Pour résumer l’argument principal de cet article, nous pouvons dire que les BRICS en tant qu’entité politico-diplomatique transforment le soft power de ses membres à travers plusieurs processus, parmi lesquels cet article en choisit un en particulier : l’accroissement [1]. Le processus d’accroissement correspond aux gains de soft power enregistrés par chacun des membres des BRICS selon des modalités qui jusqu’ici n’avaient pas encore été explorées dans le cadre des études sur les équilibres de puissance dans les organisations internationales. Les résultats de notre recherche tendent à montrer qu’un tel processus est susceptible d’accroître le soft power au sein de blocs pourtant extrêmement hétéroclites. En réalité, une plus grande diversité peut davantage encore se traduire par un accroissement du soft power. Par conséquent, dans ce cas précis, les différences plus marquées renforcent non seulement le groupement en tant que bloc mais également chacun des pays. En accord avec les thèmes principaux abordés dans ce numéro de la revue Hermès, cet article établit que des espaces d’entente communs peuvent voir le jour sur la base de la diversité des particularités de chacun des membres du groupement BRICS. Une communauté d’intérêts et d’objectifs convergents est susceptible de dessiner un espace de puissance collective, même entre des nations très dissemblables.
3Le renforcement de cette puissance issue de la diversité pourrait même accroître la puissance effective, le hard power de chaque composante des BRICS. Nous nous limiterons cependant ici à l’étude du soft power, puisque les BRICS, en tant que groupement, sont essentiellement la manifestation du soft power, c’est-à-dire de la diplomatie d’influence (power through diplomacy) [2].
Le renforcement du soft power par la non-différenciation : rendre la diversité opérationnelle
4À partir du moment où les pays des BRICS peuvent se rassembler pour poursuivre des intérêts communs qui ne sont pas conditionnés par des logiques particulières – politiques, sociales et/ou économiques –, un processus de « non-différenciation » fonctionnel voit le jour au sein du bloc. Des pays ô combien différents peuvent ainsi s’associer et mettre en place une diplomatie commune efficace. La non-différenciation est particulièrement importante puisque si l’on considère les profils individuels du soft power, les pays des BRICS font effectivement figure de partenaires bien mal assortis [3]. La diplomatie d’influence du Brésil se situe au croisement de son histoire somme toute pacifique (peu de conflits armés l’ont impliqué), de sa puissance (hard power) limitée (son armée est modeste et il ne détient pas d’armes de destruction massive) et de son dynamisme en matière de leadership de politique étrangère au sein des organisations multilatérales (Chatin, 2016). L’Afrique du Sud peut se prévaloir d’une des constitutions les plus libérales du monde (l’une des rares à autoriser le mariage entre personnes du même sexe) et d’un passage réussi à la démocratie scellé par l’arrivée à la plus haute marche du pouvoir d’une personnalité universellement respectée (Mandela) alors que le pays avait longtemps été mis au ban de la société mondiale. Sa transition démocratique dans les années 1990 s’est accompagnée d’un très grand activisme multilatéral, comme au Brésil, afin de se poser comme un acteur majeur du soft power sur la scène internationale (Van Der Westhuizen, 2016). Le soft power indien est culturel et politique. L’Inde s’enorgueillit d’une culture immense à la confluence de quatre religions. Bollywood est la plus grande pépinière mondiale du cinéma. La diaspora indienne est forte de 25 millions d’individus. Et l’Inde est le seul exemple de démocratie stable alors que la nation indienne est très fragmentée, tant sur les plans politique qu’ethnique (Thussu, 2016). La Chine a mis en place un système extrêmement complet et perfectionné de mobilisation de son soft power : l’offensive de charme couvre un très large spectre, allant de la promotion globale de la pensée confucéenne à l’entretien de réseaux d’amitié dans les pays africains depuis lesquels elle importe des matières premières. Mais encore bien davantage que pour les autres pays des BRICS, le rôle assigné au soft power (dont la vocation primordiale est d’alimenter la machine économique en s’assurant d’un accès aux sources d’énergie et de marchés à l’exportation) est consciemment incorporé aux initiatives de hard power qui visent à hisser la Chine au statut de grande puissance (donc également alimenter la machine militaire). La distinction proposée par Sun Zi dans son Art de la guerre entre le « zheng » (les moyens directs) et le « qi » (les moyens indirects) décrit des stratagèmes opposés qui trouvent ici une synthèse dans une stratégie de puissance intelligente (smart power) ou cosmopolite [4]. Par conséquent, les Chinois ne conçoivent pas le soft power et le hard power comme occupant des espaces distincts – un point de vue qu’aucun autre pays des BRICS ne partage à un tel degré. La Chine investit dans le soft power bien plus que tous les autres pays des BRICS pris ensemble. Chaque instrument volontairement mobilisé par chacun des BRICS l’est toujours aussi par la Chine, et dans la plupart des cas de façon plus extensive – la Chine tente même de développer une capacité de production cinématographique qui pourrait concurrencer l’Inde et les États-Unis. Les présidents Hu Jintao et Xi Jinping ont tous les deux embrassés une initiative de soft power conçue comme la pierre angulaire de la volonté d’élévation au rang de superpuissance. En réalité, les références présidentielles au soft power chinois éclipsent totalement les références similaires provenant des autres BRICS [5]. De plus, aucun autre pays des BRICS n’a fait montre de la même sagacité ni de la même rigueur dans la coordination d’une stratégie de soft power aussi complète que cohérente [6]. Et plus encore qu’aucun des autres membres, la Chine appréhende son initiative de soft power sous l’égide d’une offensive idéologique – d’où l’importance centrale apportée à la prolifération des instituts Confucius dans le monde. Cela correspond à un renforcement d’une initiative intérieure qui vise à combler le vide laissé par une idéologie communiste en déclin par la promotion de valeurs confucéennes (lesquelles mettent l’accent sur le rôle de la famille, de l’obéissance et de l’autorité), offrant ainsi au Parti communiste chinois (PCC) un renfort de soutien idéologique (Zanardi, 2016 ; Kurlantzick, 2007).
5La Russie partage de nombreux traits communs avec la Chine quant au fondement de la nature de son soft power. Tout comme les dirigeants chinois, les dirigeants russes insistent sur l’importance du soft power en matière de politique étrangère. Une large part de cette offensive de soft power a consisté à concurrencer le soft power occidental, et ainsi faire éclore une image de superpuissance rivalisant avec celle des États-Unis. L’État russe a orchestré la mise en place de nombreuses institutions et initiatives susceptibles de familiariser le monde avec la société russe, dont la création de la chaîne de TV internationale Russia Today ou des événements à forte résonance mondiale tels que les Jeux Olympiques de Sotchi en 2014 ou l’accueil de la Coupe du monde de football en 2018 constituent de parfaites illustrations. La Russie s’est également distinguée par ses tentatives de dissémination de son soft power régional par l’intermédiaire de la Russotrudnichestvo, une agence d’État entièrement dédiée au renforcement du lien affectif avec la Russie qui vise les quelque 125 millions de personnes ethniquement russes et russophones habitant aujourd’hui encore dans l’ancienne Union soviétique (Rutland et Kazantzev, 2016).
6En réalité, la diversité et la dispersion géographique des BRICS accroissent incontestablement le renforcement du soft power parmi ses membres. Si les BRICS étaient plus semblables et/ou géographiquement plus adjacents les uns des autres, les points de similitude contrarieraient plus souvent l’influence de chacun. La diversité entre les partenaires est tellement marquée en matière de diplomatie qu’il est bien difficile de percevoir le groupement comme aussi menaçant qu’une union plus exclusive, comme une alliance régionale ou un bloc économique. La présence du Brésil, de l’Inde et de l’Afrique du Sud amoindrit le caractère menaçant des deux anciens rivaux des États-Unis du temps de la guerre froide. Les rivalités régionales en Afrique, en Asie du Sud et en Amérique du Sud se voient diluées par l’association avec de grandes puissances dont l’influence s’exerce en dehors de ces régions [7]. Réciproquement, la dispersion géographique dessine un ensemble auquel peuvent adhérer tant les alliés régionaux que non régionaux de chacun des membres, et dans ce cas précis produire une dispersion du soft power vraiment globale. Les plateformes qu’ils se sont choisies coïncident avec les réunions et les déclarations des organisations internationales à vocation universelle et ont accru leur attractivité globale. Le fait que les BRICS rassemblent des pays en développement et des pays développés, ainsi que des régimes communistes et des systèmes démocratiques, conforte l’attractivité auprès de regroupements de pays qui partagent l’une ou l’autre de ces caractéristiques. Dans ce cadre, ce sont des pays développés et des pays en développement qui font la promotion par l’exemple du développement [8]. Et concomitamment, ce sont d’importants acteurs régionaux en développement qui promeuvent un agenda pro-capitaliste en participant et en soutenant les efforts de coordination au sein des pays du G20. La promotion de l’argumentaire pro-libéral se faisant ainsi tout autant en direction des économies en transition que des économies développées. En outre, les BRICS ont pris soin de ne pas associer leur groupement à un quelconque objectif militaire, hormis celui de la promotion de la sécurité internationale. Ce dernier point rend ainsi l’association attrayante auprès de tous les États-nations ayant à faire face à des menaces sur leur sécurité extérieure ou intérieure, c’est-à-dire potentiellement tous les pays du monde dans un contexte de lutte globale contre le terrorisme [9].
7L’accroissement du soft power des BRICS évite à plusieurs égards l’écueil du phénomène d’additivité présumée induit par une plus large dissémination. La diversité des membres offre de nombreuses occasions de complémentarité, tant et si bien que l’arsenal du soft power s’élargit en raison de l’effet d’amalgame au sein du groupement. Chaque membre est doté d’un profil de soft power qui peut servir en complément de celui des autres. L’admiration portée aux grandes puissances que sont la Russie et la Chine s’allie très bien avec le caractère empathique de l’attractivité de l’Inde et du Brésil qui procède de leur statut d’économies en transition. Les grandes civilisations traditionnelles que sont l’Inde, la Russie et la Chine viennent en complément des effets positifs de l’ingénuité du Brésil et de l’Afrique du Sud conférée par leur relative jeunesse en tant que nations (ces effets de l’ingénuité sont analysés plus loin). À cet égard, les BRICS engendrent de l’admiration en raison de caractéristiques de soft power diamétralement opposées. De plus, les pratiques et les valeurs démocratiques du Brésil et de l’Afrique du Sud forcent l’admiration et font figure de modèles alors que l’offensive de charme internationale de la Chine se joue sur un tout autre registre. Il y a donc d’amples possibilités de complémentarités avec et entre les composants intérieurs et internationaux du soft power.
8Mais ces complémentarités dépassent les qualités intrinsèques de chacun et se manifestent également par d’autres canaux. Il existe par exemple une complémentarité de temporalité, dans laquelle la diversité des membres joue un rôle particulièrement bénéfique. Les types de soft power varient en fonction des politiques du moment et de leurs effets. Parfois, certains des membres peuvent voir leur soft power s’étioler (comme c’est le cas de la Russie et de la Chine aujourd’hui en raison de territoires contestés), mais il est en revanche très improbable que ces changements soient liés les uns aux autres, et cela est particulièrement vrai pour un groupe aussi divers que les BRICS. Les images plus positives de la politique intérieure telles qu’elle se laisse voir aujourd’hui en Afrique du Sud et en Inde compensent opportunément les différends régionaux entre la Chine et la Russie ainsi que le caractère autoritaire de leur régime respectif. Si l’on s’inspire de la théorie des porte-feuilles financiers, la meilleure combinaison possible entre risques et possibles retours sur investissement correspond à un portefeuille de valeurs composé de titres très variés (une diversification large est toujours préférable). De façon similaire, un groupement divers tel que les BRICS offre la meilleure combinaison en termes de complémentarité des profils de soft power : leurs images sont ainsi moins susceptibles de varier les unes en fonction des autres en raison même de la différence radicale du contexte géopolitique de chacun (Thussu, 2016) [10].
9Au-delà des déclarations diplomatiques importantes qui font suite à la tenue des réunions des BRICS, la création de la Nouvelle Banque du développement (NDB en anglais) et d’un système de réserve en devise (Contingent Reserve Arrangement, CRA) en 2014 rendent compte d’une forme plus institutionnalisée de ce soft power. Bien que la dotation en capital de ces deux entités – atteignant tout de même un milliard de US$ pour chacune – demeure assez modeste en comparaison des organisations internationales dont elles se veulent le pendant (Banque mondiale et Fonds monétaire international, FMI), la création d’institutions de crédit pour le développement hors de portée des pays occidentaux a permis de conforter ce changement de paradigme normatif. S’il y a bien des chevauchements entre les procédures de crédit, la NDB n’est en aucune façon soumise aux exigences politiques ou aux modèles économiques occidentaux conditionnant le déblocage ou le contrôle de crédits pour la construction d’infrastructures. De façon similaire, les principes directeurs du CRA ne reflètent que bien peu le Consensus de Washington, lequel implique une gestion stricte de l’aide accordée en termes de soulagement à court terme de la balance des paiements. Les principes directeurs de ces deux institutions embrassent un modèle de crédit bien plus favorable aux pays du Sud et contestent par conséquent les conditions aliénantes imposées par le modèle occidental qui inspire aussi bien la Banque mondiale que le FMI [11]. En termes de représentation, cela joue à plein en faveur des BRICS puisque le modèle occidental est très décrié dans les pays du Sud. Et si les espèces sonnantes et trébuchantes et la puissance économique sont résolument des attributs du hard power, ce nouveau modèle d’allocation des crédits permet d’exercer une influence idéologique certaine sur les relations économiques – influence nécessairement plus « douce ». Dans le même registre, les effets cumulés du groupe en matière de soft power peuvent générer des formes de hard power. Et comme nous l’avons déjà indiqué, le hard et le soft power ne sont pas incompatibles, puisqu’en réalité ils peuvent permettre des recompositions et des complémentarités (Chatin et Gallarotti, 2016). Il n’est dès lors pas surprenant que les pays qui figurant en haut des indices de soft power soient également ceux qui détiennent les plus grandes ressources en matière de hard power, ressources qui en retour permettent un déploiement accru, tant dans l’espace qu’en volume, des affirmations du soft power. S’agissant du hard power, les BRICS détiennent ou représentent collectivement 30 % des terres émergées du globe, 43 % de la population mondiale, 21 % du PIB mondial, 17,3 % du commerce international des marchandises, 45 % de la production industrielle du monde et 22 % de ses dépenses militaires (BRICS, La Stratégie…, 2015).
10Toujours dans une perspective de complémentarité entre le soft et le hard power, chaque membre des BRICS peut se targuer d’avoir un groupe d’appui diplomatique au sein de chaque organisation à laquelle il appartient. Ce type d’appui collectif s’avère très utile en matière de définition d’un agenda, de coordination des votes et/ou de formation d’une coalition diplomatique susceptible de promouvoir les intérêts de chacun des BRICS. Ce gain de puissance qu’autorise le groupement fonctionne selon plusieurs formes d’association entre les puissances. Certes, l’appui d’une superpuissance peut doter les diplomates indiens, brésiliens ou sud-africains d’un plus grand capital diplomatique. Mais il est également vrai qu’en retour, l’appui des pays en développement fournit un capital diplomatique de légitimation aux grandes puissances. Puisque les complémentarités varient en fonction de la diversité, il apparaît plus avantageux pour la dissémination du soft power de voir s’associer des puissances dispersées. Ainsi, une alliance entre le Brésil et l’Afrique du Sud permet de ranger dans le même camp diplomatique deux puissances dominantes de l’arène du commerce mondial du coton. Le Brésil s’est beaucoup investi unilatéralement en faveur du démantèlement de certaines aides à la production cotonnière qu’un groupe d’États africains avait historiquement défendues. Plus encore que l’Afrique du Sud, c’est donc le Brésil qui a endossé le rôle de champion de la cause agricole africaine, rôle d’ordinaire précisément dévolu à l’Afrique du Sud dans la plupart des organisations internationales ou régionales (Nelson, 2016).
11La stratégie de partenariat économique des BRICS (2015) laisse également entrevoir clairement les moyens par lesquels des acteurs hétérogènes et distants dans l’espace peuvent consolider leurs efforts pour s’imposer en tant que puissance singulière à l’échelle mondiale. Ce partenariat aspire à permettre la formation d’une entité unique susceptible de peser diplomatiquement et économiquement sur la scène internationale. Il envisage de développer des initiatives ambitieuses afin de coordonner les politiques et les intérêts entre les États et les acteurs non étatiques. Le document qui préfigure ce partenariat reflète une judicieuse perspective sur le processus de combinaison de la puissance entre pays dissemblables. Les objectifs collectifs placent les enjeux internationaux de plus grande importance dans l’orbite du groupement (notamment le développement, la libéralisation du commerce, la transparence financière, la croissance durable, l’assistance à la pauvreté, les droits humains et la santé), tant et si bien que les enjeux fondamentaux de la communauté mondiale élargie deviennent également les enjeux des BRICS en tant que groupe, renforçant davantage encore le poids diplomatique du groupement dans les débats essentiels de la communauté mondiale [12]. Et c’est un fait que les BRICS en tant que bloc se positionnent en tête des efforts de réforme à l’échelle internationale concernant tous les enjeux majeurs : régulation financière internationale, gouvernance des institutions financières internationales, soutien aux initiatives régionales pour répondre aux défis mondiaux, commerce, programmes de développement économique, sécurité alimentaire et environnement [13]. Cet activisme signale un renforcement institutionnel puissant, lequel prend la forme d’une dérive toujours plus grande, et néanmoins orchestrée, d’un esprit se voulant missionnaire. Cela peut se lire dans l’élargissement de la coopération en tant que groupe à tout un ensemble de forums gouvernementaux et non gouvernementaux : réunions informelles, rencontres de sherpas, centres de recherche, séminaires, conférences de groupes de réflexion, forums pour les affaires, rencontres juridiques, coopération pour l’échange de statistiques, rencontres culturelles et coopération dans le domaine des sports [14].
12En outre, la Stratégie de 2015 met en évidence la coopération en matières d’énergie, d’agriculture et d’innovation ainsi que pour la production de ressources naturelles. Même si l’on ne s’achemine pas vers une situation oligopolistique, il n’en demeure pas moins que l’impact collectif que pourraient avoir les BRICS dans ces quatre domaines correspond à une large part de ceux-ci à l’échelle mondiale et qu’il en résulte une plus grande capacité du groupement à déployer une puissance diplomatique directement issue de cette influence collective. D’autres initiatives, tels que les crédits à l’exportation et l’innovation à l’intérieur du groupe, ont permis de mettre en place des institutions financières encourageant le commerce et l’innovation au sein même des BRICS, et à côté de la mise en commun potentielle des ressources il devient dès lors possible d’accroître certaines ressources à l’aide de financements conjoints (BRICS, La Stratégie…, 2015) [15]. S’agissant d’une question de dimension plus régionale, la détermination du groupe à vouloir trouver une réponse à la question de l’instabilité politique au Moyen Orient et en Afrique du Nord signale une montée en puissance par implication affiliée dans une question internationale cruciale. Un récent communiqué sur la situation propose des pistes de règlement des différends en Syrie, au Yémen, en Libye, en Israël et en Palestine et montre bien que les BRICS parlent d’une seule voix tout en présentant un ensemble de solutions multilatérales largement saluées (BRICS, Communiqué conjoint des ministres adjoints des Affaires étrangères, 2015).
13Le cas des BRICS permet de tirer plusieurs leçons à l’usage des pays qui cherchent à cultiver au mieux leur puissance individuelle en rejoignant des organisations ou des groupements internationaux. Premièrement, les opposés devraient s’attirer. Les pays devraient explorer plus avant les possibilités offertes par la puissance collective engendrée par la diversité. En réalité, la proximité régionale et les ressemblances internes peuvent limiter la portée des organisations ainsi générées. Au-delà du simple besoin de se dupliquer au sein de groupements, les États-nations ont tout à gagner, en termes d’impact diplomatique, à s’associer sur la base d’une plus vaste représentation et de plus riches complémentarités. Ce ne sont pas les ressemblances des États-nations qui stimulent la coopération mais bien plus des intérêts communs. Deuxièmement, de mauvaises clôtures forgent de bonnes relations de voisinage. Les BRICS font la démonstration que l’abaissement des barrières qui entravent les inclinations réciproques, d’une part, et qu’une plus grande bienveillance entre nations qui jusqu’alors s’accordaient peu ou pas du tout, d’autre part, peuvent amplifier de façon significative la puissance collective et individuelle des membres d’un groupement. Troisièmement, il faut savoir accepter de prendre le thé et recevoir de l’affection. Mêmes ceux des pays qui ont entretenu des relations tendues peuvent non seulement travailler de conserve dans le cadre d’entreprises conjointes mais également forger de meilleures relations sur la base d’expériences communes. Les BRICS en tant que groupement ont en réalité permis l’ouverture d’un espace de proximité à travers lequel les pays peuvent mettre à profit des attaches neuves et plus profondes, tout en faisant baisser l’intensité des pommes de discorde qui avaient pu jusque-là constituer de véritables blocages diplomatiques. Enfin, il ne faut pas juger un groupe à l’aune de ses membres. Les BRICS ont fait la démonstration qu’un groupement va bien au-delà d’un effet cumulatif. En effet, la somme totale est bien différente de la somme des parties puisque la diversité permet une division du travail et des formes d’association plus complexes et plus intenses. La puissance internationale s’acquiert grâce à la capacité d’investir des registres de puissance divers et de saisir les opportunités qui se présentent dans le système international. La diversité des pays des BRICS offre au groupement une structure où les acteurs peuvent « occuper le terrain de la puissance » en usant de leurs caractéristiques propres afin de maximiser les objectifs du groupe à travers le monde.
Notes
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[1]
Dans une analyse plus poussée des composantes du soft power dans les organisations internationales, Gallarotti (2016) explore quatre sources¿ : l’accroissement (augmentation), la stratification (layering), la transitivité (transitivity) et le contrepoids (compensation). La matière de l’analyse du présent article est essentiellement extraite de la partie sur l’augmentation de la publication ci-dessus mentionnée.
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[2]
Les BRICS en tant que groupement ont adopté un modèle de puissance caractérisé par des initiatives multilatérales s’adossant sur son rôle diplomatique dans des causes universelles et en se faisant le chantre de lois et de règles internationales à forte résonance. Il exerce donc avant tout une influence en matière de soft power. Sa production de puissance effective (hard power), comme la création ou la combinaison de ressources matérielles, militaires et/ou financières afin d’étendre son influence globale, demeure pour le moment une fonction plus secondaire du groupement. Le soft power se définit comme l’influence qui procède de la capacité de persuasion, laquelle peut être façonnée par une image positive dans la scène politique internationale. À cet égard, le soft power est essentiellement intangible, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Cela s’oppose donc au hard power, lequel procède de ressources bien concrètes (militaires, économiques, etc.) qui peuvent être mobilisées pour imposer une forme de subordination. Sur la distinction faite entre hard et soft power, voir Gallarotti (2011). Pour une analyse plus poussée des BRICS et de leur soft power, voir Gallarotti (2016) et Stuenkel (2016).
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[3]
Si on met de côté le soft power, les BRICS se caractérisent par une grande diversité, tant sociale que politique, géographique et économique, si bien qu’à première vue, ils apparaissent comme des partenaires bien mal assortis. L’importance accordée à la non-différenciation dans la construction du soft power défie les arguments (tels que ceux développés par Armijo, 2007) qui voudraient que la diversité politique au sein du bloc BRICS compromette sa capacité à fonctionner efficacement en tant que groupement détenteur de soft power ou de puissance tout court. Originellement, l’acronyme BRICS est apparu dans une série d’études produites par Goldman Sachs au début des années 2000, et ce ne sont donc pas les membres du groupement qui se sont ainsi auto-désignés. Ces études conseillaient qu’une plus grande attention, en termes d’opportunités d’investissement, soit portée aux plus larges des marchés émergents compris comme les nouvelles puissances montantes de l’économie mondiale, d’où l’apparition dans ses études d’un sentiment, partagé par la communauté financière, de similitude au sein de ce groupe de pays. Voir O’Neil (2001).
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[4]
Sur la puissance intelligente (smart power) et cosmopolite (cosmopolitan power), voir Nye (2011) et Gallarotti (2010).
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[5]
La valeur confucéenne principale du ren (la bienveillance ou le pouvoir d’attraction relationnel) coïncide parfaitement avec le concept moderne de soft power (Zanardi, 2016).
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[6]
Ce n’est pas surprenant, puisque la Chine est dotée d’un État dont la centralisation et l’efficacité n’ont pas d’équivalent au sein des BRICS. La planification centralisée est un des marqueurs administratifs du modèle de parti unique que l’on retrouve dans toutes ses activités. Dans la perspective du soft power, l’on peut trouver une illustration limpide de cela dans la mise en place d’un conseil d’orientation (leadership) afin de coordonner les activités des multiples instituts Confucius répartis dans le monde entier (Zanardi, 2016).
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[7]
Il existe d’ailleurs un basculement des allégeances au profit de la Chine en Afrique lié à l’offensive du soft power chinois sur le continent. Voir Nelson (2013) et Kurlantzick (2007).
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[8]
En réalité, le tout premier point du premier communiqué officiel des BRICS soulignait l’importance du développement. Les ministres vantaient « les perspectives du dialogue engagé dans le cadre des BRIC et fondé sur la confiance et le respect mutuels, les intérêts communs, et la convergence ou la proximité des approches en ce qui concerne les problèmes pressants du développement mondial. ». Voir BRIC : Communiqué conjoint publié à l’issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères (2008).
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[9]
Le cinquième point du communiqué des BRICS faisant suite à leur première rencontre formelle stipulait ainsi : « Les ministres ont déclaré qu’ils attachaient une grande importance à la diplomatie multilatérale pour faire face aux défis communs menaçant la sécurité internationale » (BRIC : Communiqué conjoint publié à l’issue de la réunion des ministres des Affaires étrangères, 2008).
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[10]
Concernant l’approfondissement du soft power et la diversification des attributs de la puissance, voir en particulier Gallarotti (2010).
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[11]
Fourcade (2013) voit dans la constitution des BRICS un message fort adressé à l’économie mondiale. Sa seule existence signale l’importance de pays qui avaient été jusqu’alors exclus du saint des saints (le G7) et permet à des devises faibles de marquer des points dans le défi que représente le Consensus de Pékin au Consensus de Washington.
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[12]
Les BRICS en tant que groupement pesèrent particulièrement dans la mise en place d’un vaste plan financier au sein du G20 suite à la crise financière de 2008 (BRICS : La stratégie, 2015).
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[13]
Cette inclination à adopter des rôles dirigeants apparaît dans le Communiqué conjoint du deuxième sommet des BRICS qui s’est tenu à Brasilia en 2010 (BRICS : Communiqué conjoint du deuxième sommet, 2010).
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[14]
Voir en particulier la Déclaration et le plan d’action publiés à l’issue du troisième sommet des BRICS (2011).
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[15]
Nous assistons une fois de plus à l’interaction naturelle entre soft power et hard power. Dans le cas présent, une emprise plus conséquente sur des ressources de hard power place les BRICS en position diplomatique dominante en relation avec des sujets importants au sein desquels ils peuvent mobiliser leurs ressources de soft power (arrangement compréhensif, coopération et leadership).