1Les humanités numériques associent deux pôles : celui d’un socle éducatif « humaniste » historique ancré dans une culture portée originairement par les lettres et les sciences humaines, et celui du monde numérique remettant en scène les scénarios de connaissance et d’apprentissage pour des humanités nouvelles. Un passé et un présent dialoguent. Plantard (2015) souligne que la conception éducative française du rapport au numérique s’est traduite par des plans d’équipements massifs. Cette entrée technocentrée est peu efficace : « pas de coup de tablette magique : la distribution d’ordinateurs ne transforme pas l’école ». L’apport des humanités à l’éducation en contexte numérique s’inscrit dans un autre principe, celui de l’intégration dans les manières d’apprendre, de la part du « code », des médiations sociotechniques et des usages dans une socialité numérique. Le principe d’« humanités » ne se réduit pas alors à un outil, un service, un principe d’édition ou encore à un objet à apprendre, mais interroge un idéal éducatif sur la « fabrication de l’humain » (Foucault, 1966). La dimension des humanités numériques a ici une fonction critique à l’égard des stratégies numériques de l’école et d’une éducation qualifiée de « numérique ». Un des paradoxes – ou, au contraire, un élément signifiant – n’est-il pas de se référer aux humanités au moment du « découronnement » des enseignements « lettrés » ? L’article propose quelques éléments de rencontre entre humanités et numérique autour de ce qui en serait le principe : « faire ses humanités ». Que sont les humanités, d’hier et d’aujourd’hui ? Quelles sont les dimensions constitutives, les ancrages d’une éducation dans un monde numérique ? Quelle place les humanités numériques occupent-elles dans le débat sur l’école ? Telles sont les pistes proposées pour interroger les modalités d’une éducation numérique.
Les scénarios éducatifs des « humanités » anciennes et nouvelles
L’école des humanités
2Les « humanités », modèle d’école, sont à la fois une forme et un idéal d’éducation. Le terme a son sens propre et son histoire. Au singulier, l’« humanité » rassemble les caractères d’un sentiment d’assurance et de vigilance concernant l’humain à travers ses productions ; s’y associe une interrogation sur le « propre de l’homme » ou son mythe porteur, l’humanisme [1]. Au pluriel, la figure historique des « humanités » est celle d’un modèle d’éducation, point d’ancrage historique. Le principe en est l’institution de l’humain à travers une culture et un enseignement. Associé à un idéal d’humanité dans une construction historique, le savoir formateur est donné essentiel pour assurer « la continuité du monde », selon l’expression d’Hannah Arendt.
3L’idée reçue depuis la Renaissance était que le latin et le grec étaient indispensables à la formation d’un exemplaire achevé d’humain, idéal qui a peu à peu disparu dans les priorités de l’école. Les « humanités scientifiques » ou « humanités modernes » coexistent aux côtés des humanités rebaptisées « classiques ». Aujourd’hui entre culture humaniste et culture scolaire, elles désignent « un ensemble élargi de “connaissances” qui font appel à la littérature, aux arts (y compris le cinéma, l’architecture, la musique, etc.), à l’histoire, à la géographie, mais aussi à des phénomènes socioculturels comme le “fait religieux” ou les droits de l’homme » (Denizot, 2015).
4Les « humanités », comme socle éducatif, prolongeraient dans leur principe le lien de la Bildung, formation qui unit l’individu à une culture, à un lien social et politique associé à des valeurs qui lui servent à construire son identité. L’humanisme numérique, « convergence inédite entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue lien de sociabilité sans précédent » (Douehi, 2011), interroge une possible filiation avec ces humanités premières.
Les « humanités numériques » : un point de rencontre
5Les « humanités numériques » constituent aujourd’hui un nouveau point de rencontre des cultures et des finalités de l’éducation. L’expression évoque une activité humaine contextualisée intégrant l’informatique et l’ingénierie numérique à nos « technologies intellectuelles » (Lévy, 1999). Elle problématise une alliance entre la technique et l’humain. À l’origine, autour des années 2000, les humanities computing se consacrent à l’encodage des œuvres classiques. Le mouvement est alors associé au « tournant » des sciences humaines numérisées. Les humanités digitales constituent un nouveau mode de connaissance des œuvres et cette intention s’étend à l’ensemble des champs d’études reconfigurés par le numérique (digital studies). Il s’agit pour les digital humanities de mobiliser les capacités analytiques du calcul au service des sciences de l’homme et de la société. Le mouvement des digital humanities s’associe également à l’utopie d’un Internet émancipateur, ouvrant l’accès au savoir par le numérique et renouant avec des humanités (Dacos, 2011). Une réflexion à dimension anthropologique sur l’humanisme numérique y est associée (« le quatrième humanisme » évoqué par Douehi, 2011). D’autres emplois l’apparentent à la « liquidité » de la culture dans la participation au monde numérique (Jenkins, 2013).
6En éducation, elles deviennent un label de développement des compétences et de nouvelles stratégies de connaissance liées aux réseaux et aux données ; elles désignent plus largement l’impact des environnements numériques sur les apprentissages. Les humanités numériques sont souvent associées à la perspective d’optimisation et d’amélioration des systèmes éducatifs, un idéal d’alliance de technologies et de savoirs. Mais elles portent également une interrogation sur la finalité d’une éducation reconfigurée dans la trame numérique et une tension d’un humanisme au sein du « machinique ». Si le numérique s’invite à l’école, qu’en est-il alors du principe classique des « humanités », socle éducatif autant qu’idéal ? Deux scénarios sont proposés.
Un scénario intégré
7Observant le phénomène de la lecture en ligne, Alan Liu (2012) propose le scénario de la « reconfiguration » : les humanités singulières se recomposeraient dans les formes remixées de la culture sans véritablement en dénaturer le sens. Les formes essentielles, telle celle de la lecture longue, sont reconditionnées : « la “lecture” s’est adaptée au multimédia, à la mise en réseau, à l’informatique mobile et à l’encodage de texte : […] les nouvelles technologies rappellent activement les anciennes habitudes de lecture ». La perte d’une architecture d’ensemble, d’un « tout » culturel contraint néanmoins les « humanistes numériques » à construire des « échelles dans la pensée critique » (Ibid.), par exemple sur les métadonnées ou la connaissance en réseau. Dans la fluidité des échanges apparaît une nécessaire dimension « humaniste », afin de découvrir « de nouvelles façons d’être humain et aussi de très anciennes » dans le sens d’une contribution de toutes les cultures. À travers le monde numérique, les humanités pourraient, en continuité avec le principe de l’humanisme classique et dans un sens critique, nous aider « à saisir et à évoluer, ce que signifie être humain dans le monde complexe aujourd’hui » (Ibid.). Cette critique « culturelle » procède chez Liu d’une position lettrée, des cadres de l’analyse et de « travaux savants » au sein des études numériques. La « république des lettrés » suffit-elle à une éducation émancipatrice et à une intelligence du numérique ? Que seraient des humanités pour tous ?
Un scénario inversé
8Un autre scénario est celui des conséquences de « l’ébranlement numérique » modifiant les « conditions de l’éducation » (Blais et al., 2008). Les auteurs font état de la perte de la « forme-tradition » instituante des humanités dans une « société de la connaissance ». Les savoirs sont assimilés désormais à « un environnement mis à disposition fournissant autant de prothèses techniques dont la vertigineuse expansion des mémoires artificielles n’est que l’illustration la plus frappante » (Ibid.). Ces processus d’extériorisation concernent autant les outils cognitifs que les attestations du passé constituées comme archives et patrimoine. Le scénario, inscrit dans un mouvement anthropologique et civilisationnel, aboutirait à l’individualisation et à la « futurisation », véritable scénario inversé d’un humain avant ses humanités : « l’individu est posé avant les savoirs : il n’en a aucun besoin pour s’instituer ; […] le nouvel idéal d’humanité enjoint à chacun de se regarder non plus comme un être d’appartenance à une lignée mais comme “un parmi d’autres”, interchangeable avec n’importe quel autre » (Ibid.).
9Comment alors reconstruire les moteurs des humanités que sont le rapport au passé, les modes de socialisation et le statut de la connaissance, du savoir et de la culture ? La « recomposition » est autant un problème pédagogique que celui de l’institution des humanités dans le numérique. D’une « pédagogie du chef-d’œuvre » à celle de la découverte, du savant au chercheur, se pose la question d’une reliance entre savoir et passé constitutive de l’humain. Les « humanités » d’aujourd’hui se concevraient alors comme entraînement à la vie sociale et à l’expérience à travers le continuum des savoirs. Dewey (1925) concevait ainsi une nouvelle forme d’humanités, au sens éducatif, une éducation de la pensée dans l’expérience de la construction des savoirs. Il conçoit un scénario de réappropriation du savoir autour des « mémoires d’action » accomplies du présent et du passé : « les faits et les vérités qui entrent dans l’expérience de l’enfant et ceux que renferment les programmes d’études sont le terme initial et le terme final d’une même réalité. » (Dewey, 1968) Les humanités classiques ne sont pas le seul modèle d’école.
Les ancrages numériques des humanités
10Les humanités numériques constituent une affiliation intellectuelle majeure qui réorganise et fédère les activités humaines. De l’esprit de géométrie à l’esprit de finesse, sont mis en tension une technicité, une culture du code et celle du sens de l’expérience qu’elles façonnent. Le mouvement numérique, dont on peut suivre l’« archéologie » (Citton, 2015), procède par strates qui ont conduit à la transformation des activités. Ces « humanités nouvelles » sont indissociables d’une « épistémologie de la dynamique historique liant les outils, les pratiques et les transformations des objets » (Douehi, 2011).
11Le premier moment (ou la première articulation des « HN 1.0. », cf. Citton, 2015) est celui de la numérisation interprétative « s’efforçant d’inventer et d’appliquer de nouveaux outils numériques permettant de renouveler notre compréhension de corpus déjà existants ». Les humanities computing utilisent les outils informatiques pour travailler les textes (fouille de texte, concordance, indexation, corpus, etc.). La connaissance dans son ensemble repose désormais sur le traitement mémoriel intégrant les opérations de traitement de l’information dans la modélisation. Les pratiques hypertextuelles ordonnatrices de redocumentarisation (Salaün, 2014) constituent des logiques informationnelles généralisées, dépassant les logiques et les épistémologies disciplinaires. Les humanités numériques sont ainsi associées à une nouvelle approche à caractère épistémologique interdisciplinaire, conjointement à un mouvement en faveur « de la diffusion, du partage et de la valorisation du savoir [2] ». La médiation technologique affecte les logiques de construction et de diffusion : elle transforme l’expression de nos cultures ordinaires ou lettrées. Apparaissent de nouvelles « humanités » façonnées par les études numériques. De nouveaux modes de gestion et de connaissance de l’activité humaine sont produits à l’échelle du big data. La production massive de données, liée à l’usage des « mnémotechnologies » permet l’introduction de la mesure au cœur des pratiques sociales autant qu’au cœur des corpus disciplinaires. Ces nouvelles études (par exemple par forage de données [data mining]) ouvrent à une nouvelle épistèmê au sens de Foucault, à un nouveau studium, pour une éducation aux données.
12Avec les « HN 2.0 » (Citton, 2015), les modes externalisés, les facteurs techniques et humains de l’apprentissage façonnent une pratique, alliance cognitive des techniques et des usages. Émerge la numérisation générative et intégrative de ces usages : « on s’éloigne du codage interprétatif du connu à l’ouverture sur l’inédit, l’inconnu, par complexification » (Ibid.). Le web 2.0 et le web sémantique ouvrent « au-delà du travail qualitatif et interprétatif déjà mobilisé dans les HN 1.0 le travail de modélisation, intègre[nt] les aspects expérientiel et affectif » mettant en scène les acteurs. Le numérique devient « génératif » (Ibid.). Les « objets réseaux » (biens connectés, services, usages, etc.) concernent toutes les sphères de l’action humaine. Ils illustrent une adaptation créatrice à la nouvelle écologie autant que l’éclectisme des pratiques. Pour Douehi (2015), « de l’informatique (qui certes n’a pas entièrement disparu) au numérique, on passe d’une technicité, souvent exagérée et cultivée pour elle-même, mais exigeant une certaine compétence technique, à des usages plus communs, exigeant d’autres compétences, celles que valorise une nouvelle sociabilité en ligne, peuplée de textes, animée par des “partages” ». Les défis éducatifs sont ici à la fois cognitifs et sociaux. Cognitifs, car redéfinissant le chemin de l’information à la connaissance, liée de fait à une médiation numérique, interface dynamique constitutive des réseaux et des savoirs ; sociaux, par l’association à de nouvelles formes de collectifs, outils d’acculturation, liés aux risques d’asservissement ou de fracture. Les humanités numériques représentent l’équation d’une écologie et d’une construction nouvelle des actes sociaux d’organisation de la connaissance. Un nouveau socle éducatif – basé sur l’utilisation et la compréhension des formats dynamiques, expression de pratiques inventives, outils de connaissance et d’existence – prend sa part en dehors des structures traditionnelles ou historique des savoirs : c’est « par rapport à cette pratique numérique populaire que les travaux en humanités numériques doivent être aussi pensés » (Douehi, 2015). Les « objets générateurs d’usage » (Citton, 2015) deviennent les éléments d’une construction dont les significations ordinaires sont proprement humaines. Il faut y former l’humain en fonction d’un autre horizon, celui de la créativité et du réseau, dans la dynamique de ces pratiques « naturalisées » et l’éducation des usages.
13À l’échelle des « HN 3.0 » (Citton, 2015), le numérique ne constitue plus seulement un ensemble d’outils mais un monde numérique où prend son sens un numérique réflexif et critique. On vit dans le numérique, expérience subjective et sociale. Pour Berry (2015), les humanités numériques 3.0 « s’efforceraient d’humaniser le numérique, en se préoccupant du sort des subjectivités computationnelles émanant de nos réseaux informatisés ». La numérisation reconditionne, menace ou favorise nos processus de subjectivation, nos relations sociales et nos activités cognitives. L’exemple en est celui des affiliations qui dessinent une construction autonome, une identité tissée au fil des dynamiques sociales. Cette éducation de l’expérience emprunte chez Berry la description d’une pensée « sur-critique » (empruntée à Turing) et au développement de l’intellect « qui ne réduit pas à l’intelligence qui saisit manipule, réordonne, ajuste, mais examine ou soupèse, s’étonne, critique » (Ibid.). Il s’agit alors par une éducation réflexive de donner pouvoir sur sa culture, projet d’humanité lié à une attention critique et émancipatrice et non à une mythologie de la précision rationnelle de la trace et de la donnée.
14Les différents moments de cette « archéologie » ne sont pas concurrentiels mais complémentaires dans l’affiliation intellectuelle au numérique, comme ancrages d’une éducation construisant nos humanités d’aujourd’hui. Un humanisme critique retrouverait ici les dimensions premières des humanités associées à l’expression de nos identités dans l’extension du monde numérique.
École et humanités numériques : questions
L’école numérique et les humanités d’aujourd’hui
15L’école est traversée par l’injonction du numérique : l’est-elle par celle des humanités ? Plantard (cf. supra) soulignait le peu d’efficacité d’une entrée technocentrée d’un plan numérique qui ne transforme pas l’école, ni figure des « humanités nouvelles ». La nouvelle exigence d’humanités à laquelle l’école doit répondre ne se résout pas à une seule ingénierie de l’éducation ou à une idéologie du numérique à tout faire. Elle relève de l’expérience de la construction de soi et des connaissances, renouant avec une approche anthropocentrée représentée par le champ des humanités classiques. Mais cela ne fait que renvoyer le problème : comment l’éducation peut-elle inclure une « technologisation numérique » dans le principe des humanités ? Pour y répondre, les humanités numériques se construisent autant dans les ancrages sémio-techniques (espaces, supports, réseaux, dispositifs qui permettent de trouver et traiter l’information et les données) que dans la légitimité d’une éducation (facteur culturel intégratif). Dans le monde numérique, une affiliation intellectuelle, véritable socle éducatif, se bâtit autour des pratiques. Ces pratiques sont cognitivement et socialement situées, non dans la logique d’un cadre sociotechnique, mais dans celle de l’appartenance à un monde commun de partages nécessaire à la construction de tous les savoirs.
16Les conditions numériques du savoir ne sont pas des causalités, mais elles en sont les modalités. L’ensemble humanités-numérique constitue un nouveau scriptorium et un nouveau « faire » qui dépasse le champ d’une culture classique (et l’absorbe). De la transposition numérique à l’écologie des usages et des savoirs, puis à l’espace d’expérience ouverte à l’expression de la personne, les rapports se complexifient et c’est la reconfiguration globale des formats de connaissances qui constituent la trame des humanités nouvelles.
Des espaces à l’école pour les « humanités nouvelles »
17Comment l’école choisit-elle d’intégrer les « humanités nouvelles » ? Parmi les dispositifs récents [3], une entrée stratégique pour le numérique à l’école est proposée : elle donne une place particulière à l’éducation aux médias et à l’information (EMI) dès le collège en cycle 3, éducation liée à l’enseignement moral et civique (EMC), aux enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) ou encore à l’enseignement d’exploration de la classe de Seconde : informatique et création numérique, ou « Information et sciences du numérique » en Terminale scientifique. L’institution scolaire se donne cet horizon : « Il est impératif de former les élèves à la maîtrise, avec un esprit critique, de ces outils qu’ils utilisent chaque jour dans leurs études et leurs loisirs et de permettre aux futurs citoyens de trouver leur place dans une société dont l’environnement technologique est amené à évoluer de plus en plus rapidement [4]. » Cet espace interroge-t-il, dans l’accumulation, une nouvelle forme d’humanités ? Constitue-t-il une porte d’entrée pour une connaissance intégrative, pour une éducation à la compréhension ? Le débat est ouvert. S’agirait-il par ailleurs de constituer un programme pour les humanités ? Celles-ci se construisent bien plus comme transaction avec le réel, comme porte d’entrée de la connaissance, que dans l’exemplarité des humanités classiques. Les scénarios pédagogiques supposent ainsi la théâtralisation d’activités humaines (design). Ce qui est stratégique, ce sont les activités, les compétences, les accès à des registres d’activité, qui ne se donnent pas dans une simple utilisation. L’école de l’expérience de Dewey relève aujourd’hui autant de l’état de la connaissance que de l’intelligence de l’activité. Le centre de gravité des humanités se porte aujourd’hui sur les nouvelles formes d’expérience et de connaissance numériques. L’école du numérique prend ici tout son sens comme nouvel espace de déploiement des espaces d’humanités : elle en souligne l’intention de formation des sujets au sein d’une culture et d’une société.
Un horizon humaniste pour l’éducation
18S’agirait-il finalement de reconvertir les humanités au numérique ? Avec Douehi (2011), on peut concevoir l’« humanisme numérique » dans une continuité historique, gardant la trace de ce qui pouvait fonder jadis les « humanités » tout en nous ouvrant un ensemble de potentialités émergentes dans le développement de l’activité humaine. Le renouvellement des « humanitas », consacrées à la citoyenneté comme résultat d’une éducation, en est une des composantes, dans une dimension sociétale que n’avaient pas les humanités classiques réservées à l’homme cultivé.
19Ce que disent les humanités au cœur du numérique est que les modes d’éducation ne se conçoivent pas sans une visée éducative, celle-là même qu’elles contribuent à former. On n’éduque pas au numérique, on éduque l’humain. « Faire ses humanités aujourd’hui » ne constitue pas seulement un nouveau format pédagogique mais porte l’exigence d’une vigilance sur l’humain, une valorisation de l’homme et non sa dilution dans le numérique. Les humanités numériques problématisent la référence à une éducation formatrice, dans son scénario et dans le sens d’une assurance de l’exercice de valeurs associées à une visée de l’humain. Elles restent le principe d’une vigilance pour une intelligence immatérielle qui risque de priver de moyens et de valeurs ceux qui l’exercent. Ainsi ouvrent-elles sur une ultime tension, éthique, celle du débat sur ce qu’il advient à l’homme dans un « flou » d’humanité.
20Il ne s’agit pas de « sauver » les humanités, mais bien de s’approprier une affiliation intellectuelle nouvelle. Les humanités numériques décrivent le nouvel espace de production de savoir, socle de réalisation des connaissances humaines. Au cœur de celles-ci, un retour « humaniste » à une fonction critique en éducation, un écho particulier lorsque l’on l’associe des technologies à l’humain. Elles contribuent au débat sur une école « numérique » et à ses stratégies. Il ne s’agit pas de donner un supplément d’âme à des enseignements à caractère technique et/ou informatique, mais d’intégrer la forme numérique au projet d’apprendre. Sont interrogés les scénarios pédagogiques, la fonction formatrice et les finalités d’une « école numérique ». Cela suppose pour les enseignants du numérique non pas d’instruire le numérique mais d’éduquer dans la rencontre des usages, des mondes anciens et nouveaux, pour un humanisme retrouvé dans la contribution de toutes les cultures. Différentes dimensions (interprétative, intégrative, subjective et critique) et différents ancrages éducatifs (éducation aux données, aux usages, à la pensée critique) animent un socle éducatif élargi : un nouveau « faire » met en projet les espaces du numérique. On ne s’étonnera donc pas dans le débat sur l’école de la remobilisation d’un terme démodé, ayant son sens premier au cœur de cette école. Accolé au « numérique » il souligne le tournant de nos institutions éducatives (politiques et culturelles), et la situation originale : à la fois rupture de nos modes de connaissances et continuité dans la constitution de l’humain. Il s’agit bien de convertir le numérique aux humanités.
Notes
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[1]
La question de l’humanisme, que nous ne faisons qu’évoquer, apparait en toile de fond. L’humanisme, s’il met la personne humaine et son épanouissement au-dessus de toutes les valeurs, reposerait, selon Heidegger, sur un mythe, une position métaphysique qui ferait obstacle à la capacité de réfléchir sur sa responsabilité et sur son engagement (Lettre sur l’Humanisme, 1990), marquant la rupture entre un humanisme « métaphysique » et humanisme « existentiel ».
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[2]
« Humanités numériques », Wikipedia, en ligne sur : <fr.wikipedia.org/wiki/Humanit%C3%A9s_num%C3%A9riques>, consulté le 06/06/2017.
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[3]
Cf. notamment <eduscol.education.fr/cid83623/l-emi-dans-laloi-de-refondation-de-l-ecole>, consulté le 06/06/2017.
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[4]
Idem.