CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Sans s’appesantir sur le « retard français » qui qualifie éternellement les équipements, les contenus ou les pratiques du numérique dans le milieu scolaire, nous avons souhaité repérer ce que les journaux et leurs sites web recélaient comme expressions et injonctions à propos des relations entre l’école et le numérique. Les recherches ont été menées avec les moteurs Qwant et Google sur des couples de mots comme « école + numérique » ou « enseignant + numérique » ; la subjectivité du regard posé sur les résultats qui nous sont retournés a fait le reste. De toute façon, les algorithmes de requête sur le Web sont de plus en plus personnalisés et tout ce qui s’affiche sur nos machines n’est vraisemblablement plus identique pour chacun d’entre nous, car dépendant de l’historique des recherches que nous y avons pratiquées.

2Lancé en 2015, le « plan numérique pour l’éducation » et les débats qu’il a générés occupent encore aujourd’hui la place la plus visible sur le Net. Sites gouvernementaux en tête, les académies trouvent également une bonne place dans les résultats de recherche ainsi que les groupes d’autorité comme les éditeurs, les associations d’enseignants, les équipes de chercheurs, etc. Aussi, une requête sur le sujet renvoie assez naturellement vers les informations liées au plan gouvernemental en cours d’application : « La stratégie pour faire entrer l’École dans l’ère du numérique », grâce à laquelle « l’école doit également donner à chaque enfant les clés pour réussir dans une société irriguée par le numérique » (Gouvernement, Plan numérique pour l’éducation, 2015).

3Ce discours, glorieux et finalement intemporel, jalonne les grandes étapes qui ont marqué, en trente ans, la dizaine de plans numériques pour l’école, depuis le programme « Informatique pour tous » de 1985 jusqu’au « plan numérique pour l’éducation » de 2015. On peut ainsi exhumer les formules suivantes :

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« Un changement profond de civilisation et de pédagogie » (S. Royal, 1997) – à propos du plan lancé avec C. Allègre pour développer les TIC dans l’enseignement ;
« L’objectif de ce programme est de donner à chaque élève, partout sur le territoire, les mêmes chances de maîtriser les TIC » (X. Darcos, 2009) – à propos de son plan École numérique rurale ;
« L’avenir de l’école ne s’écrira pas à la craie sur un tableau noir » (L. Chatel, 2010) – à propos du plan de développement des usages du numérique à l’école ;
« Faire entrer l’école dans le xxie siècle », la refondation « ne pourra se réaliser sans faire entrer l’école dans l’ère du numérique » (V. Peillon, 2012) – à propos de la stratégie numérique globale, qui donnera le grand plan numérique annoncé par F. Hollande en 2015 ; « Le retard français dans l’école numérique a été utile » (N. Vallaud-Belkacem, 2016) – à propos de la mise en place du Plan numérique pour moderniser l’école et le collège.

5Cette « vague du numérique » – toujours annoncée, jamais véritablement arrivée – est régulièrement accompagnée d’articles ou d’ouvrages critiques, voire assassins. C’est Le désastre de l’école numérique (de K. Mauvilly et P. Bihouix, publié en 2016) qui est actuellement le plus en vue. Ce titre accrocheur est repris de plusieurs façons : « Le numérique est un choix pédagogique irrationnel » (Le Monde, 22 nov. 2016), « Avec l’école numérique, nous allons élever nos enfants “hors-sol”, comme des tomates » (Libération, 2 sept. 2016), « L’école numérique est un désastre pédagogique et sanitaire » (La Croix, 6 sept. 2016). Plus modérées, certaines citations de ce livre semblent empreintes de bon sens : « Notre société vit une crise de l’attention en général. Plus d’écrans ne résoudra pas le problème » ou « Le numérique est connu pour ne pas tenir ses promesses pédagogiques ».

6Lorsqu’ils répercutent les annonces gouvernementales, les journaux affichent de l’enthousiasme « Oui, l’école numérique est porteuse d’espoirs » (Les Échos, 26 sept. 2015) ou de la circonspection : « Le numérique à l’école n’est pas une garantie de performances » (Le Figaro, 15 sept. 2015). Parfois l’annonce génère des interrogations : « École numérique : la France passera-t-elle (enfin) en classe supérieure ? » (La Gazette des communes, 25 sept. 2014) ; « Le numérique peut-il refonder l’éducation ? » (Le Point, 17 sept. 2012) ; ou de l’incrédulité : « Numérique à l’école : “un déclic, mais les lourdeurs sont énormes” » (Europe 1, 2 sept. 2014), « À l’école, la révolution numérique se fait toujours attendre » (Le Figaro, 8 mars 2016).

7Toujours est-il que le sujet fait débat et qu’on le retrouve régulièrement dans des articles de fond (« Le numérique sur les bancs de l’école », Libération, 1er sept. 2013 ; « Éducation : le sempiternel retour du “plan numérique” », Le Figaro, 7 nov. 2014), dans des prises de position (« L’enseignement numérique : une nécessité urgente pour la France ! », La Tribune, 13 jan. 2014), dans des comparatifs internationaux (« École numérique : l’OCDE met en garde contre une utilisation intensive des nouvelles technologies », Huffington Post, 15 sept. 2015), dans des témoignages (« Des élèves de CM2 ont testé la classe numérique », La Voix du Nord, 8 avr. 2017) ou bien dans des mises en garde (« École numérique : au profit des élèves ou de Microsoft ? », Le Figaro, 26 oct. 2015).

8Lorsqu’une formule est percutante, elle est souvent reprise dans plusieurs supports, comme « L’écrit est avant tout numérique aujourd’hui » de M. Bubenicek en mars 2017 ou bien « The End of College : Creating the Future of Learning and the University of Everywhere » de K. Carey en 2015. Ces formules questionnent sur le monde scolaire qui serait en train de se construire : « Les cours en ligne auront-ils la peau de l’université ? » (Le Monde, 9 mars 2017), « Pourquoi apprendre si Google me donne l’information… » (Les Échos, 12 jan. 2016), « Le langage SMS est-il un danger pour l’orthographe ? » (Sciences et Avenir, 20 mars 2014), « Le numérique augmente la motivation et le plaisir d’apprendre » (20 minutes, 18 nov. 2013), etc.

9Mais les formules qui durent le plus longtemps sont celles qui annoncent, sans les détailler, des lendemains radicalement différents (« la fin des amphis », « apprendre par le jeu », « la digitalisation des savoirs »), ou caricaturalement meilleurs (« des cours plus attractif », « générant des économies », « ouvrant à l’interactivité »). Le numérique pour la pédagogie permettrait aux enseignants d’innover, de gagner en notoriété, de répondre à une demande, et même de rendre leur enseignement flexible : « Oser la pédagogie numérique » (Le Monde, 12 oct. 2011). De leur côté, les élèves seraient tous ultra-connectés, mobile en main, les yeux rivés sur plusieurs réseaux sociaux en même temps et zappant au bout de huit secondes : « Les “millenials”, portrait sombre de la génération Z » (Le Point, 1er jan. 2017).

10Remarquons tout de même que dans tout ce brouhaha digne d’une cour de récréation, certains messages sont plus abordables que d’autres :

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« L’école numérique n’est pas une école des tablettes, c’est l’école des nouveaux rapports sociaux, et notamment d’une société en réseau » (S. Pène dans le rapport Jules Ferry 3.0, en 2015) ;
« L’usage des technologies numériques peut contribuer à l’émergence de la pensée à condition que l’horizontalité des échanges qu’elles promeuvent n’écarte pas l’exigence de vérité », « à condition que l’immédiateté qu’elles promeuvent n’écarte pas l’exigence du sursis », « à condition que l’éducation se donne pour fin d’aider les élèves à entrer dans le symbolique » (P. Meirieu en 2012).

12En une trentaine d’années, « le numérique à l’école » aura fait couler beaucoup d’encre et continue sur la même voie en faisant transiter beaucoup d’octets. Les discours oscillent toujours entre la promotion de lendemains meilleurs et les mises en garde d’une apocalypse imminente ; les techniques passent mais le débat n’évolue pas pour autant. La leçon de tout cela est que les pratiques pédagogiques sont évidemment le reflet de leur époque, ni plus ni moins. Le numérique prend donc place dans la pédagogie, doucement, non pas au rythme des équipements et des volontés étatiques, mais dans le temps nécessaire à l’appropriation des pratiques par les enseignants, leurs élèves et les familles. Si Jean de La Fontaine était encore vivant, il pourrait nous donner une jolie fable dont la moralité trouverait que, toute électronique qu’elle soit, il ne faut pas pour autant chercher « à mettre la charrue devant le mammouth »…

Benoît Le Blanc
Benoit Le Blanc est informaticien, spécialiste d’intelligence artificielle. Il est directeur-adjoint de l’École nationale supérieure de cognitique (Bordeaux-INP) et chargé de mission prospective au MENESR (ministère chargé de la recherche : DGRI/SSRI/MPASIE). Intégré à l’IMS (UMR 5218, Bordeaux), il contribue aux travaux de l’ISCC (CNRS, Paris). Il travaille sur la place de l’humain dans la modélisation des systèmes d’information (interfaces hommes-machines, partage d’autorité, gestion des connaissances, etc.). Ses travaux entrent dans le champ de la cognitique, c’est-à-dire dans l’adaptation intelligente des technologies aux capacités, limites et préférences humaines.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0062
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