CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1… C’est alors qu’apparut le renard :

2— Bonjour, dit le renard.

3— Bonjour, répondit poliment le petit prince. Qui es-tu ? Tu es bien joli.

4— Je suis un renard, dit le renard.

5— Raconte-moi une histoire, demanda le petit prince, je suis tellement triste…

6— Je ne peux pas, dit le renard, je ne suis pas instruit.

7— Ah ! pardon, fit le petit prince.

8Mais après réflexion, il ajouta :

9— Qu’est-ce que signifie, « instruire » ?

10— Tu n’es pas d’ici, dit le renard, que cherches-tu ?

11— Je cherche des hommes, dit le petit prince. Qu’est-ce que signifie, « instruire » ?

12— Les hommes, dit le renard, ils ont des fusils et ils chassent. C’est bien gênant. Ils élèvent aussi des poules. C’est leur seul intérêt. Tu cherches des poules ?

13— Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie, « instruire » ?

14— C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Cela signifie « communiquer des connaissances ».

15— Communiquer ?

16— Bien sûr, dit le renard. Tu n’es pour moi qu’un petit garçon semblable à cent mille petits garçons et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais si tu m’instruis, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tes leçons seront pour moi uniques au monde et pour toi qui m’auras communiqué ton savoir, je deviendrai unique au monde…

17— Je commence à comprendre, dit le petit prince. Il y a une fleur… Je crois qu’elle m’a instruit.

18— C’est possible, dit le renard, on voit sur la Terre toutes sortes de choses…

19— Oh ! ce n’est pas sur la Terre, dit le petit prince.

20Le renard parut très intrigué :

21— Sur une autre planète ?

22— Oui.

23— Il y a des chasseurs sur cette planète ?

24— Non.

25— Et des poules ?

26— Non.

27— Rien n’est parfait, soupira le renard.

28Mais le renard revint à son idée :

29— Ma vie est monotone. Je chasse les poules, les hommes me chassent. Toutes les poules se ressemblent et tous les hommes se ressemblent. Je m’ennuie donc un peu. Mais si tu m’instruis, ma vie sera comme ensoleillée. Je connaîtrai une voix différente de toutes les autres : les autres me font rentrer sous terre, la tienne m’appellera hors du terrier. Et puis regarde ! Tu vois là-bas les champs de blé et les nuages ? Ils me sont inutiles et ne me rappellent rien et ça, c’est triste ! Mais si tu m’enseignes, je saurai d’où viennent les nuages et comment pousse le blé, pourquoi j’aime les poules et pourquoi les hommes me chassent. Alors ce sera formidable quand tu m’auras instruit : le monde entier me racontera ses histoires et me fera souvenir de toi.

30Le renard se tut et regarda longtemps le petit prince :

31— S’il te plaît… instruis-moi !, dit-il.

32— Je veux bien, répondit le petit prince, mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai des amis à découvrir et beaucoup de choses à connaître.

33— Justement, dit le renard, on ne connaît que les choses que l’on communique. Mais les hommes n’ont plus le temps de communiquer : ils échangent des informations comme des choses toutes faites que l’on achète chez les marchands… Et comme il n’existe point de marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, instruis-moi !

34— Que faut-il faire ? dit le petit prince

35— Il faut être très patient ! Tu viendras chaque jour me donner des leçons. Elles devront être faciles au début, mais chaque jour tu pourras m’apprendre plus de choses.

36Le lendemain revint le petit prince.

37— Il eût mieux valu revenir à la même heure, dit le renard. Si tu viens, par exemple, à huit heures du matin, dès sept heures je commencerai de t’attendre. Plus l’heure avancera, plus je m’impatienterai. Quand il sera presque huit heures, je m’inquiéterai : je découvrirai le prix du bonheur. Et puis si tu viens à n’importe quelle heure, je ne saurai jamais quand répéter mes leçons… Il faut de la rigueur dans l’instruction !

38— Qu’est-ce que la rigueur ? demanda le petit prince.

39— C’est aussi une chose trop oubliée, dit le renard. C’est ce qui fait que le travail est différent du repos, la régularité différente de la fantaisie. Si tu m’instruis, par exemple, le lundi et le mardi, tu pourras me donner congé le mercredi. Alors, le mercredi sera jour merveilleux parce que je pourrai aller me promener dans les champs de blé. Mais si tous les jours se ressemblent, je n’aurai point de vacances.

40— C’est bien compliqué, soupira le petit prince qui avait peu de temps, mais il promit de veiller à l’instruction rigoureuse du renard, jour après jour à la même heure, le mercredi excepté.

41Et le lendemain, quand revint le renard, tout était prêt :

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Brigitte Munier
Brigitte Munier est maître de conférences HDR en sociologie de la culture à Télécom-ParisTech. Relevant du laboratoire i3 SES ParisTech, elle travaille sur la place et la fonction de la pensée mythique et symbolique dans la littérature et la culture. Outre la publication d’articles, ses derniers ouvrages sont : Le parfum à travers les siècles (Félin, 2003), Quand Paris était un roman (La Différence, 2007) et Robots. Le mythe du Golem et la peur des machines (La Différence, 2011). Elle a dirigé Technocorps, la sociologie du corps à l’épreuve des nouvelles technologies (François Bourin, 2013).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0053
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