CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Hermès : En quoi les techniques et les contenus numériques ont-ils modifié le rapport aux savoirs et aux apprentissages ?

2Jean-Marc Monteil : Cette question recouvre un champ trop vaste pour conduire à des réponses susceptibles de le couvrir ici. Néanmoins, en prenant en compte certaines conséquences liées au développement du numérique, il est possible de soulever quelques points cruciaux relativement aux savoirs et au couple enseigner/apprendre. C’est ainsi que l’accès immédiat à des contenus étendus – et au développement exponentiel – permet de considérer qu’il n’y a plus aujourd’hui, du moins en apparence, de questions sans réponses. En effet, à toute question correspond un « clic » susceptible de lever l’interrogation. Mais la réponse obtenue est-elle pour autant pertinente ? Sauf à disposer d’une capacité à hiérarchiser, trier et contextualiser l’information proposée, rien ne permet de l’assurer. C’est pourquoi une première « leçon » s’impose : dans l’univers numérique où la profusion d’informations confine à l’obésité, nous n’avons jamais eu autant besoin du professeur. Contrairement à l’idée selon laquelle l’accès libre et instantané aux ressources rendrait moins utile l’action de l’enseignant, son intervention est absolument déterminante pour assurer un tri, une hiérarchie et une contextualisation pertinente pour conjurer un risque cognitif délétère qui ferait confondre croyances et savoirs.

3Au-delà de cette nouvelle réalité, la capacité du numérique à favoriser et à organiser le stockage de l’information et la rapidité de son rappel installe en quelque sorte l’externalisation des mémoires. Les conséquences n’en sont pas négligeables. En effet, dans le cadre de nos activités cognitives d’enseignement ou d’apprentissage, cette externalisation des mémoires libère de l’espace mental et rend disponible une plus grande part de nos ressources attentionnelles, dont on sait, par ailleurs, l’importance pour le traitement de l’information et la résolution de problèmes. Dès lors, comment mobiliser et à quelles fins cet espace potentiellement disponible ? Sans entrer dans une analyse qui n’aurait pas sa place ici, il convient cependant d’indiquer qu’un certain nombre d’interrogations en rapport avec cette nouvelle donne peuvent constituer et constituent probablement autant de questions scientifiques.

4On peut enfin, pour poursuivre ce bref survol et continuer dans la même veine, évoquer l’apport éventuel du numérique pour promouvoir des situations plus favorables au traitement de l’information dans le cadre des apprentissages à l’école. La convergence de nombreux travaux, réalisés dans le domaine de la cognition et de ses « déterminants sociaux », indique assez clairement que le traitement efficace de l’information réclame la mobilisation d’une quantité d’attention d’autant plus importante que la tâche est complexe et peu familière. Aussi comprendra-t-on que tout ce qui concourt à diminuer le coût de l’attention, lié à l’environnement ou au contexte de la tâche, contribue à la qualité et donc à l’efficacité de son traitement. Il est par ailleurs assez facile de s’accorder sur le fait que les élèves n’ont pas nécessairement tous la même familiarité avec le contexte de présentation de la tâche ou du problème à résoudre. Ces différences peuvent alors engendrer des « coûts attentionnels » variables pour traiter le contexte et provoquer ainsi de sérieuses inégalités de performances, qui tiendraient donc moins aux compétences cognitives intrinsèques des individus qu’à leur absence de familiarité avec le contexte de présentation de la tâche. Aussi ne peut-on écarter l’hypothèse qu’il y ait là les premiers éléments d’un échec sans rapport avec une quelconque limite « intellectuelle » liée à la complexité « du problème » à traiter, mais seulement en lien avec un « habillage » ou une présentation plus ou moins éloignés des environnements familiers aux élèves concernés. C’est pourquoi, les possibilités offertes par les technologies numériques, qui permettent de présenter sous des formes variées les informations ou les problèmes à résoudre, constituent autant d’opportunités pour rendre équiprobable l’accès à leur traitement. Sans s’aventurer dans une prédiction de la réduction de certains échecs scolaires en lien avec ce seul type d’usage, on peut néanmoins en souligner l’intérêt heuristique [1].

5Hermès : Vous êtes à la tête de l’appel à projets e-Fran. Quelles sont vos intentions avec cet appel à projets, quels sont les types de projets retenus, les résultats visés ?

6J.-M. Monteil : L’appel à projets e-Fran conduit à expérimenter de nouvelles manières d’enseigner et d’apprendre, à partir de dispositifs pédagogiques et numériques innovants dans un cadre scientifique rigoureux. Il s’agit d’identifier les effets – positifs et négatifs – de l’utilisation du numérique dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage. L’objectif affiché s’inscrit dans un enrichissement du clavier de réponses de l’enseignant pour augmenter sa liberté de praticien.

722 projets lauréats bénéficient, au terme de deux vagues de sélection, d’un soutien financier du programme d’enrichissement d’avenir (PIA) de 20 millions d’euros. Déployés dans plus de 300 écoles, collèges et lycées, ces projets mobilisent 25 établissements d’enseignement supérieur, 58 unités de recherche, 20 entreprises, 12 associations et 24 collectivités territoriales. Trente doctorants seront formés dans ce cadre et viendront renforcer le potentiel scientifique en matière de numérique éducatif et alimenter la formation initiale et continue des maîtres à travers les dix écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) impliquées dans le processus.

8Enseigner la pensée informatique en relation avec les mathématiques, diversifier les contextes d’apprentissage dans un système de tutorat intelligent, promouvoir l’apprentissage collaboratif grâce aux interfaces tangibles et augmentées, expérimenter l’approche par projet via la conception 3D, développer et tester un logiciel open source pour l’apprentissage ludique des fondamentaux en maternelle, tels sont quelques projets qui illustrent le champ couvert par l’expérimentation. Les résultats, et les processus de leur obtention, seront évidemment inscrits dans une innovation ouverte à l’ensemble du système éducatif. Un comité de suivi s’attache par ailleurs à promouvoir les échanges entre les différents partenaires pour consolider et ouvrir à l’espace international une communauté scientifique, technologique et pédagogique dans le domaine du numérique éducatif.

9À travers les équipes constituées à l’occasion de cet appel à projets, la perspective adoptée a clairement pour ambition de promouvoir les démarches scientifiques qui sont à la base de la production des connaissances. Il s’agit donc de s’attacher à saisir la façon dont s’élabore le savoir pour en interroger la pertinence et développer ainsi un esprit critique, trop peu présent dans la « verticalité académique » habituelle de la diffusion des connaissances.

10Hermès : En tant que scientifique, quelles sont les dernières recherches nationales ou internationales qui vous ont marqué en termes de mutation éventuelle des apprentissages ?

11J.-M. Monteil : Je ne crois pas qu’à propos des apprentissages avec ou par le numérique on puisse parler de mutation. L’état de la science permet aujourd’hui de maîtriser un ensemble de connaissances sur les apprentissages, notamment sur les apprentissages fondamentaux liés à la lecture, au dénombrement ou encore à l’écriture, en mesure de nourrir efficacement les pratiques pédagogiques. Par ailleurs, les travaux sur les conditions susceptibles de favoriser et d’améliorer les performances scolaires ne manquent pas. Dès lors, les évolutions qui peuvent être liées au numérique relèvent moins d’une mutation que de la capacité à l’asservir comme moyen à des fins d’apprentissage et d’enseignement, par ailleurs nourries par des connaissances scientifiques. La question majeure n’est donc probablement pas celle de la mutation des apprentissages mais celle de l’adossement des pratiques d’enseignement et d’apprentissage aux produits de la recherche. C’est sans doute là que se situe l’enjeu majeur de la formation initiale et continue des professeurs, et plus largement de l’ensemble des professionnels de l’éducation. Cette question est redoutable. Elle réclame au moins deux conditions liées. D’abord, celle d’assurer la formation des personnels de l’éducation par et à travers la recherche : il ne s’agit nullement de les transformer en chercheurs, de les former à la recherche, mais de les doter d’un « équipement » méthodologique nourri par la démarche scientifique. Ensuite, celle de pouvoir choisir parmi les connaissances scientifiques proposées celles dont la validité est assurée et la pertinence avérée pour informer les démarches pédagogiques dans lesquelles ils s’inscrivent où dont ils se réclament.

12Hermès : Le système éducatif français a-t-il manqué une étape ou des étapes par rapport à d’autres systèmes éducatifs européens ou de pays à économie forte ?

13J.-M. Monteil : Il est délicat de faire ici, et pas seulement ici, de l’éducation comparée. C’est pourquoi je m’en tiendrai à un bref commentaire. Nous avons un système éducatif trop vertical par rapport à l’étendue et aux caractéristiques de son champ d’application. Tout en ayant comme objectif intangible la réussite de tous, c’est-à-dire une réussite pour tous, et donc la maîtrise d’un corpus de connaissances, déclaratives et procédurales, suffisant pour se mouvoir dans des environnements complexes, il conviendrait de s’ouvrir beaucoup plus largement que nous le faisons à l’expérimentation. En effet, il existe nombre de démarches innovantes, mais qui trop souvent relèvent davantage d’une militance éclairée que d’un engagement institutionnel concerté. Le numérique, en favorisant notamment le travail collaboratif, les organisations réticulaires et les démarches plus horizontales, à travers des plateformes distribuées, représente un outil particulièrement adapté pour offrir à des expérimentations jusqu’alors locales un espace de partage et d’échange qui fournirait, par ailleurs, l’assurance d’évaluations continues dans un cadre d’empan national. L’expérimentation aurait alors, outre celle d’innover qu’on lui connaît, la vertu de donner aux acteurs de l’éducation une responsabilité « augmentée », charpentée par une solide formation initiale et continue renouvelée.

14Hermès : Selon vous, faut-il créer une discipline centrée sur le numérique ou plutôt disséminer le numérique dans toutes les disciplines et dispositifs d’enseignement ?

15J.-M. Monteil : Là encore, c’est un sujet de débat intéressant qui se nourrit de points de vue parfois très contrastés. Pour ma part, je crois que s’il s’agissait de créer, dès aujourd’hui, une nouvelle discipline à enseigner et à apprendre, ce serait une erreur de le faire. En effet, promouvoir « le numérique » comme discipline, ce serait l’installer dans une verticalité académique que par ailleurs sa pratique même remet en cause. En revanche, sa dissémination dans l’ensemble des disciplines et des dispositifs est déjà une quasi-réalité et deviendra très vite une évidence institutionnelle. C’est pourquoi il convient de s’attacher à en apprécier l’intérêt et les limites, les conséquences positives et négatives et d’en définir les conditions les plus pertinentes pour l’efficacité de son utilisation. En quelque sorte ce que l’appel à projet e-Fran se donne comme objectif de mettre au jour.

16Mais on ne saurait injurier l’avenir. Si les développements futurs conduisent à réclamer – au-delà même de l’enseignement de l’informatique (à laquelle le numérique ne se réduit pas) et de l’évolution de l’intelligence artificielle (qui alimente l’univers digital) – l’identification d’un corpus intégré de « savoirs numériques », sans doute faudra-t-il traiter le sujet. Lequel sujet constituera un problème à la fois redoutable et particulièrement stimulant en raison du caractère multidimensionnel de la discipline à créer.

Note

  • [1]
    Pour une synthèse, voir Monteil, J.-M. et Huguet, P., Réussir ou échouer à l’école : une question de contexte ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2013
Jean-Marc Monteil
Jean-Marc Monteil est professeur d’université honoraire, ancien directeur d’un laboratoire associé CNRS, spécialiste de la régulation sociale des fonctionnements cognitifs, ancien recteur, ancien directeur général de l’enseignement supérieur. Il est actuellement chargé d’une mission nationale sur le numérique éducatif.
Propos recueillis par
Vincent Liquète
Vincent Liquète est professeur des universités à l’université de Bordeaux. Il est directeur adjoint formation à l’ESPE d’Aquitaine. Il dirige l’équipe RUDII du laboratoire IMS CNRS UMR 5218. Il est membre du bureau de la rédaction de la revue Hermès. Ses travaux de recherche portent sur les cultures de l’information, les usages et pratiques professionnelles dans des contextes numériques de travail.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/09/2017
https://doi.org/10.3917/herm.078.0049
Pour citer cet article
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